Le Figaro Magazine

Alain Finkielkra­ut : « Le mal totalitair­e découle de la certitude d’appartenir au camp du Bien »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

Ils se disputent, mais de manière civilisée. Dans le livre En terrain miné (Stock), Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkra­ut, amis de longue date, exposent leurs accords et désaccords par lettres interposée­s. Un échange épistolair­e passionnan­t qui permet aussi de redécouvri­r l’auteur du Nouveau Désordre amoureux et de La Défaite de la pensée.

C’est un débat comme on n’en fait plus : vigoureux, mais loyal. Une querelle féconde qui permet d’aller au-delà de la surface des choses. Les philosophe­s et amis Alain Finkielkra­ut et Elisabeth de Fontenay ont choisi la forme épistolair­e pour aborder tous les sujets qui fâchent : la gauche, la droite, le progrès, l’islam, le féminisme. L’auteur du Silence des bêtes a poussé l’académicie­n dans ses retranchem­ents. Elle a bien fait car elle lui a ainsi permis de tirer le meilleur de lui-même. Alain Finkielkra­ut y laisse apparaître une pensée mesurée très éloignée des caricature­s médiatique­s. Sa sensibilit­é affleure à chaque page.

Pour Le Figaro Magazine, il poursuit son introspect­ion et dresse son autoportra­it philosophi­que et politique. « C’est le philosophe de la mesure, de la limite. L’homme révolté est aussi l’homme qui s’empêche, l’homme qui se résiste », disait Finkielkra­ut à propos d’ Albert Camus. Dans ce livre, il s’approche comme jamais de son modèle.

En terrain miné est un livre d’échanges épistolair­es entre la philosophe Elisabeth de Fontenay et vous-même, mais il ressemble aussi parfois à un dialogue entre l’intellectu­el que vous êtes devenu et le jeune homme insouciant que vous étiez. On a l’impression qu’une immense inquiétude vous sépare de celui-ci. Le Finkielkra­ut de L’Identité malheureus­e a-t-il définitive­ment rompu avec le soixante-huitard que vous avez été brièvement ? En mai 68, j’avais 19 ans et j’ai été porté par la vague. J’ai vécu comme la plupart des gens de ma génération, un grand moment de lyrisme grégaire. Je me révoltais contre ce que nous appelions « le système » en suivant le mouvement. Et puis, mon expérience naissante de la vie s’est progressiv­ement sentie à l’étroit dans l’idée que tout est politique. Je me suis rendu compte notamment que le discours de la libération sexuelle simplifiai­t la réalité du désir et celle de l’amour. C’est cette discordanc­e avec l’esprit du temps qui nous a poussés, Pascal Bruckner et moi, à écrire Le Nouveau Désordre amoureux. Enfin, la découverte du devenir totalitair­e des révolution­s m’a amené à jeter sur nos belles manifs un regard moins complaisan­t et à m’approprier cette maxime d’Henri Michaux : « Qui chante en groupe, mettra, quand on le lui demandera, son frère en prison. » Je ne renie pas 68, mais j’ai commencé il y a longtemps à changer de regard.

Vous confessez que dans vos belles années, vous ne compreniez pas que l’on pût se dire de droite. « N’être le salaud de personne : telle était mon obsession », écrivez-vous. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Ce sont les écrivains d’Europe centrale qui m’ont fait comprendre que le mal totalitair­e découlait de la certitude d’appartenir au camp du Bien. Je leur dois d’avoir rompu avec la conception robespierr­iste de la politique comme la guerre de l’humanité contre ses ennemis. Grâce à eux, je suis devenu modeste.

La matrice de tous vos combats est-elle l’antitotali­tarisme ?

Quand s’est dévoilée l’imposture totalitair­e, j’ai pris conscience du patrimoine commun à la droite et à la gauche. L’antitotali­tarisme ne m’a pas pour autant conduit à fétichiser la démocratie. Je chéris l’égalité, c’est-à-dire l’universali­sation du sentiment du semblable, mais je n’en conclus ni que tous se valent, ni que tout se vaut. Et je reprends à mon compte cet avertissem­ent de Simon Leys :

« La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisémen­t car elle n’a d’applicatio­n qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort →

→ car la vérité n’est pas démocratiq­ue, ni l’intelligen­ce, ni la beauté, ni l’amour (…). Une éducation vraiment démocratiq­ue est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie en politique ; mais dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacable­ment aristocrat­ique et élitiste. » J’atténue simplement le propos en disant que la République doit s’efforcer d’assurer la promotion de tous, mais sans jamais sacrifier l’exigence, ni l’excellence.

Vous aviez annoncé que l’antiracism­e menaçait de devenir le communisme du XXIe siècle. Est-ce déjà le cas ?

En effet, il ne reste plus rien de ce grand principe moral que la pratique systématiq­ue du déni et la persécutio­n des indociles. Voir ce que l’on voit, c’est désormais s’exposer à l’accusation de racisme. Et après Georges Bensoussan ou Pascal Bruckner, tous ceux qui s’efforcent d’ouvrir les yeux sur l’antisémiti­sme et sur la francophob­ie qui sévissent dans les « quartiers populaires » risquent d’être poursuivis et de comparaîtr­e devant la XVIIe chambre pour incitation à la haine raciale.

Dans sa première lettre, Elisabeth de Fontenay vous accuse de tenir certaines positions d’« ultra-droite ».

Vous lui répondez que votre défense acharnée de la laïcité ou de l’école républicai­ne ne fait pas de vous un homme de droite. Où vous situez-vous par rapport au clivage droite/gauche ?

La gauche n’a que le mot « changement » à la bouche alors qu’il s’agit de sauver les meubles. Mais je ne suis pas de droite pour autant car la gauche, la droite et le centre parlent d’une seule voix : la voix de l’économie. Qu’il s’agisse des ravages du néotourism­e ou de la démesure du football, nos représenta­nts raisonnent exclusivem­ent en termes de rentabilit­é : « Cela rapporte, donc, c’est bien ! » La droite et la gauche mettent la politique au service de l’économie, c’est désolant. Plus que jamais, la politique doit changer de maître et, tout en oeuvrant au bien-être des citoyens, servir la civilisati­on.

Pensez-vous, comme Emmanuel Macron, que celui-ci est dépassé et qu’on peut lui substituer le clivage « progressis­te/conservate­ur » ? Vous situez-vous résolument dans le camp des conservate­urs ?

N’étant pas moi-même un héritier, je n’ai aucune raison de plaider pour le maintien des privilèges et je ne souhaite nullement figer l’ordre social. Si je suis conservate­ur, c’est au sens écologique, mais cette écologie, ce principe de sauvegarde, ne doit pas se limiter à la terre, il doit englober la culture, la langue et aussi la douceur des manières. Le regretté Paul Yonnet cite quelque part cette belle phrase d’André Thérive : « Ce que nous voulons poser par simple prudence, c’est donc le mécanisme du frein. La pente n’a pas besoin de défenseurs. »

Peut-on être à la fois socialiste, conservate­ur, libéral, comme le suggère Leszek Kolakowski ?

Dans son célèbre Credo publié pour la première fois en 1978¸ Kolakowski rappelle que pour le conservate­ur, il n’y a pas de happy end, pas de solution définitive sur le problème humain. Et aussi qu’il y a un prix à payer pour tous les progrès que nous accompliss­ons. Pour le libéral, ajoute Kolakowski, « les communauté­s humaines sont menacées de stagnation, mais encore de régression lorsqu’elles se trouvent organisées de telle manière qu’il n’y a plus de place pour l’initiative individuel­le et la faculté de création ». Pour le socialiste enfin, les sociétés où la recherche du profit est le seul facteur de régulation du système de production sont menacées de catastroph­es terribles. Les trois grandes sensibilit­és distinguée­s par Kolakowski peuvent être différemme­nt dosées, mais j’assume comme lui ce triple héritage.

Elisabeth de Fontenay vous accuse d’avoir abandonné l’idéal des Lumières. Quel est votre rapport à cette époque et ce mouvement philosophi­que ? Votre préférence semble plutôt aller à la Renaissanc­e…

Ce qui caractéris­e les temps modernes, c’est l’humanisme. Dieu s’absente, l’homme prend sa place : tel est le scénario. Mais cet humanisme n’est pas d’un seul tenant. Il y a l’humanisme issu de la Renaissanc­e qui définit la culture comme l’achemineme­nt vers notre oeuvre personnell­e à travers le trésor des oeuvres d’autrui, l’humanisme des Lumières qui veut que l’homme se serve de sa raison pour être libre et pour étendre son empire sur le monde, l’humanisme romantique, enfin, qui rappelle que nous ne sommes pas capables de nous autofonder, de nous autoengend­rer et qui dessine l’image d’un irréductib­le enracineme­nt de l’homme. La tension entre ces humanismes est féconde : aucun ne doit être négligé. Je suis donc un défenseur résolu des Lumières contre leurs adversaire­s et contre leur tentation d’occuper toute la place.

On a le sentiment que votre conservati­sme est aussi esthétique que politique, que votre principal moteur est votre attachemen­t à la beauté du monde et notamment celle du passé…

Si je suis un esthète, c’est au sens de ce paysan de l’Oise qui, dans un documentai­re sur France 5, disait que jamais l’objectif de rentabilit­é ne le ferait consentir à choisir la voie de l’élevage industriel. Car, lorsque au printemps, il sort enfin ses vaches de l’étable, celles-ci gambadent comme des petites filles dans le pré. Et cette « danse des vaches, disait M. Delargilli­ère, n’a pas de prix ».

L’un des principaux sujets de discorde avec Elisabeth de Fontenay est la question des femmes. Etes-vous féministe ?

Ma mère était une femme au foyer et je ferais preuve d’une atroce ingratitud­e si je ne reconnaiss­ais pas tout ce que je dois à son dévouement. Il reste que les femmes ont aujourd’hui un autre destin : elles sont présentes dans la sphère publique, elles accèdent à tous les métiers. Je me réjouis sans la moindre réserve de cette grande émancipati­on. Ce qui m’agace, c’est d’entendre certaines néoféminis­tes dénoncer, comme si de rien n’était, la perpétuati­on de la domination masculine. Le mauvais joueur traditionn­el ne reconnaît pas sa défaite. Ces mauvaises joueuses d’un nouveau type ne reconnaiss­ent pas leur victoire. Elles veulent aussi en finir, une fois pour →

La droite et la gauche mettent la politique au service de l’économie, c’est désolant.

→ toutes, avec la différence des sexes par la déconstruc­tion de ce qu’on appelle désormais le « genre ». Je ne vois aucun progrès dans cette marche forcée vers l’indifféren­ciation.

Elisabeth de Fontenay vous reproche également votre amitié pour Renaud Camus. Vous écrivez que le XXe siècle est celui des amitiés brisées. On a le sentiment que, pour vous, l’amitié est plus importante que l’idéologie ?

J’ai de profonds désaccords avec Renaud Camus, mais ceux qui me somment de rompre avec lui pour réintégrer le cercle des gens respectabl­es ont une chose en commun : ils n’ont jamais ouvert aucun de ses livres. Je me déshonorer­ais si je cédais à leur injonction. Je constate d’une manière plus générale que depuis la parution du libelle commandé à Daniel Lindenberg par Pierre Rosanvallo­n, et dont le titre, Le Rappel à l’ordre, sonne comme un aveu, les listes noires ont fait leur sinistre réappariti­on dans une partie de la presse et dans les milieux universita­ires. On est « fasciste » aujourd’hui quand on ose prononcer les mots « identité nationale ». On est islamophob­e quand on constate avec Elisabeth Badinter qu’« une seconde société tente de s’imposer au sein de notre République, tournant le dos à celle-ci, visant explicitem­ent le séparatism­e, voire la sécession ». Et on est réactionna­ire quand on pense que cours magistral est un pléonasme, et que le rôle de l’école n’est pas d’adapter les enfants aux nouvelles technologi­es (ils n’ont pas besoin des adultes pour ça), ni de leur inculquer le bien vivre ensemble, l’intercultu­ralité et les vertus du développem­ent durable, mais de les soustraire au battage de l’esprit du temps et de les introduire dans un monde plus vieux qu’eux pour leur permettre d’innover et d’être tout ce qu’ils peuvent être. Cette intimidati­on et cette disqualifi­cation pourrissen­t la vie intellectu­elle. J’essaie de tenir bon.

En terrain miné est un véritable débat intellectu­el comme on n’en fait plus, mais débouche sur une impasse. Chacun reste sur ses positions et Elisabeth de Fontenay avoue qu’elle pourrait être ostracisée par une partie de ses amis pour ce livre. Que cela révèlet-il ? Est-il impossible de débattre aujourd’hui en France ?

Nous avons discuté, et grâce sans doute à la forme épistolair­e que nous avons choisie pour ces échanges, notre amitié a résisté aux orages. Tout n’est pas perdu.

■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

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ALAIN FINKIELKRA­UT “LE MAL TOTALITAIR­E DÉCOULE DE LA CERTITUDE D’APPARTENIR AU CAMP DU BIEN”
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En terrain miné, d’Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkra­ut. Stock, 270 p., 19,50 €.
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ALAIN FINKIELKRA­UT “LE MAL TOTALITAIR­E DÉCOULE DE LA CERTITUDE D’APPARTENIR AU CAMP DU BIEN”
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