La magie sauvage du Kirghizistan
Nomades rustiques, les Kirghizes vivent dans leurs montagnes comme on y a toujours vécu : au contact de la terre, du vent, des animaux. Nous sommes partis à la découverte de ce peuple généreux, qui tire sa fierté de cette rude alchimie.
N’accordant nulle attention aux épais nuages qui viennent de franchir la haute barrière des monts Kabak-Too, Aquelbek a sauté sur sa jument : une bête splendide et impétueuse, à la robe pie et à la crinière blanche. Le jeune homme saisit les rênes, se racle longuement la gorge, remet en place son chapeau de poil puis crache et lance l’animal comme une balle à travers la plaine. Toujours plus vite, dressé sur les étriers, le vent glacé lui giflant la figure, le visage crispé dans un rictus victorieux. Aquelbek fonce vers le lac où l’attend une troupe : une quinzaine de cavaliers venus des yourtes alentour. Visages plissés, grosses mains, yeux rieurs, bonnets de feutre, anoraks déchirés, pantalons lustrés, bottes crottées. Ils ressemblent aux cosaques Zaporogues dans le tableau d’Ilia Repine : leurs trognes rigolardes, leur magnifique insolence face aux injonctions du lointain sultan de Constantinople. Ils partagent avec eux la hardiesse, la fierté et cette robustesse des nomades qui en imposent toujours aux sédentaires. Une âme chagrine arguerait qu’en fait de terribles guerriers il ne s’agit que d’humbles pasteurs, de braves paysans vivant six mois de l’année sur les rives du lac Song-Koul dans ce coin perdu des montagnes du Kirghizistan, à 3 000 mètres d’altitude. Et que, bientôt, ils redescendront dans leurs vallées, vers le confort de maisons de brique et de pierre : pas très héroïque pour de grands guerriers. Mais ce serait ignorer que chaque berger kirghiz est un authentique seigneur. Il en a la prestance et la grâce, l’autorité, la rouerie et, dans l’accueil, la générosité et l’intransigeance. Le jour, depuis la selle de son cheval, il règne sur un peuple de moutons éparpillés à travers le pâturage. Le soir, il siège dans sa yourte à la place d’honneur, face à l’entrée. Il porte comme une couronne le kalpak immaculé, sa pelisse lui tient lieu de costume de sacre, sa cravache est son sceptre.
Aquelbek et ses amis sont réunis pour disputer une partie d’ulak tartysh devant quelques touristes : ils sont rares par ici, leur présence justifie que l’on sacrifie une chèvre pour s’adonner à ce jeu rendu célèbre par Joseph Kessel, certes, →
CHAQUE BERGER KIRGHIZE EST UN GRAND SEIGNEUR
mais dont la pratique n’est pas circonscrite aux montagnes d’Afghanistan. Non loin de la troupe, une brave biquette est justement accrochée à un piquet. Elle sera bientôt sacrifiée : un des cavaliers s’en approche. Il extrait de ses basques un long couteau et, sans façon, lui tranche la tête. Puis le corps est embarqué, coincé entre la cuisse droite et la selle.
On le dépose à terre, les deux équipes se saluent. Une femme en fichu fait office d’arbitre, un roquet excité jappe aux jarrets des chevaux jusqu’à ce que, dans un cri, les cavaliers se lancent vers la dépouille. L’un d’eux la saisit, ils disparaissent dans un nuage de poussière. On ne distinguera bientôt qu’un agrégat indistinct de croupes et de cuisses d’où émergent parfois une tête, un bras, des crinières. Les spectateurs sont bien déçus de ne pouvoir photographier la mêlée à leur aise mais la vieille femme a beau crier, gesticuler, demander tant qu’elle peut aux hommes de continuer sagement le jeu devant les clients, rien à faire. A leurs yeux, plus rien ne compte désormais que ce cadavre pantelant. Ils continueront de se le disputer ainsi, ardemment mais loin des appareils photo, jusqu’à ce que, tout à coup, dans un roulement de tambour éperdu, déboule en galopant sur un cheval brun et blanc un jeune cavalier, la dépouille coincée sous sa jambe.
C’est Aquelbek. Derrière lui, la cavalcade arrive en hurlant. Le jeune homme fonce vers le pneu déposé devant les touristes, y balance le cadavre, son cheval s’arrête en pilant, les autres sont déjà arrivés, c’est la fin du jeu. Il est temps de regagner les yourtes car les nuages ont traversé la plaine. Ils apportent avec eux ombre, vent glacial, grêlons gros comme des pois.
Maintenant, Aquelbek trotte vers la yourte familiale, située à l’ouest du lac. Son père, le vieux Mamitbek, l’y attend au chaud près du poêle. Il recevra les invités du jeune homme avec plaisir. On s’assiéra autour de la table basse, à même les shirdaks, les épais tapis de feutre qui protègent du froid, tout en faisant attention au bébé qui dort, son museau rose et ses yeux fendus émergeant d’un tas de couvertures comme un petit Jésus emmailloté dans la crèche. On déposera sur la table des coupelles de verre remplies de confiture d’abricots ou de framboises, des petits gâteaux, du beurre, de la crème et des bonbons. On prendra le temps de parler avec ces Occidentaux venus de si loin, on les questionnera longuement. On boira du thé et du koumis, le lait de jument caillé que Mamitbek baratte énergiquement dans la grosse outre en cuir accrochée sur le flanc de la tente. Parfois, un grêlon, passé par le trou ménagé dans le toit pour laisser passer le tuyau du poêle, tombera sur le sol et fondra lentement, rappelant que, dehors, il fait toujours froid et mauvais temps.
Ainsi vont les choses au Kirghizistan, étonnant petit pays de montagnes perdu au fond de l’Asie centrale, coincé entre la steppe kazakhe, la puissante Chine et de turbulents voisins : le Turkménistan, le Tadjikistan. La vague de modernité venue de l’Occident commence à clapoter doucement sur les rives de cette ancienne République socialiste soviétique. Mais on l’accueille avec une certaine réserve : les paillettes de la société de consommation brillent moins fort à l’ombre de ces montagnes. Ici, la richesse, c’est encore : dans les plaines, les abricotiers et des canaux d’irrigation
ON BOIRA DU THÉ ET DU KOUMIS, LE LAIT DE JUMENT CAILLÉ
bien entretenus ; dans les montagnes et les vallées, les moutons ou les chevaux, une yourte solide et un Kamaz, un de ces indestructibles camions russes à bord desquels les nomades chargent leurs tentes pour rejoindre leurs alpages.
Pour redescendre vers les vallées, il faut emprunter l’un des quatre cols qui commandent l’accès au lac Song-Koul. Ou bien, en se dirigeant vers le sud-ouest, suivre la rivière née du lac. Elle se faufile entre des montagnes solitaires avant de plonger vers la vallée du Kara-Unkur qu’emprunte une des anciennes routes de la soie. En la prenant vers le nord, on va vers Issyk-Koul, un des plus grands lacs de montagne au monde. Sa rive nord est très appréciée des vacanciers, sa rive sud beaucoup moins et c’est pourtant là, dans le village de Bokonbayevo, que vit une véritable célébrité : Chaïbirov Talgarbek, 41 ans, un fameux chasseur à l’aigle.
Avec Tumara, sa femelle âgée de 8 ans, il a déjà remporté à cinq reprises le salburum, la compétition de chasse nationale. Il vit avec sa famille et ses oiseaux dans un « nouveau quartier » : quelques maisons en parpaings nus disséminées à travers une friche poussiéreuse. On le retrouve à la tombée du jour, chez lui. L’aigle est posée devant la porte d’entrée, un capuchon de cuir sur les yeux. C’est une bête terrible et magnifique. Son maître ôte le bonnet, elle pousse un cri strident, il la caresse affectueusement puis, fidèle aux règles del’hospitalitékirghize,convieseshôtesàboireduthé,manger du pain et de la confiture. Ensuite, on parlera.
Les deux mains posées à plat sur la toile cirée, Chaïbirov Talgarbek raconte avec simplicité son grand-père, chasseur à l’aigle, ses maîtres, la relation mystique qu’il entretient avec l’oiseau et comment, dans quatre ans, il lui rendra la liberté. Ses yeux dorés, presque jaunes, brillent avec douceur quand il parle de son aigle. Assis à ses côtés, un tout jeune homme boit ses paroles : c’est Ermerk, l’apprenti de 17 ans. Lui aussi, un jour, sera un grand chasseur. A l’image de son maître, il fera corps avec la bête lorsqu’elle s’élancera, fondra sur sa proie, l’immobilisera, une serre écrasant le crâne, l’autre broyant la colonne vertébrale, puis quand, de son bec, elle brisera la cage thoracique, fouillant la chair à la recherche du coeur. L’intensité du lien qui unit l’homme à un aussi dangereux prédateur est réellement étonnante. Du moins, l’est-elle pour un
LA NAGAÏKA, TERRIBLE CRAVACHE DU SOLDAT COSAQUE
esprit cartésien, matérialiste, un rien blasé. Il faut certes étouffer le cynisme avant de mettre les pieds chez le chasseur Chaïbirov Talgarbek.
Débarrassé de cet oripeau, on pourra continuer la route vers Karakol, ville située à l’ouest du lac Issyk-Koul. Voilà que l’on met les pas dans ceux d’Ella Maillart. L’aventurière suisse, qui se rendit là avec une compagnie de jeunes Russes en 1932, raconte son voyage dans l’ouvrage intitulé Des monts Célestes aux Sables rouges. Le musée d’histoire de Karakol, qui présente une intéressante collection de cruches en morceaux et d’animaux empaillés, consacre aussi une salle aux photos de la voyageuse. Le communisme est passé par là et, indubitablement, les temps ont changé. Mais la noble attitude de ce chasseur à l’aigle pris en photo par l’intrépide Suissesse il y a près d’un siècle est incroyablement identique à celle de l’homme que nous avons rencontré il y a quelques jours à Bokonbayevo. Certaines choses, ici, sont faites pour demeurer.
Karakol fut fondée sur ordre du tsar Alexandre II, en 1869. C’était une ville pionnière, dont les habitants russes étaient protégés par des troupes cosaques. La ville garde des traces de ce passé : des façades finement ouvragées, une très belle cathédrale de bois. Mais il reste peu de Russes. Et les cosaques ? Ils ne sont, paraît-il, plus qu’une poignée et, dans cette ville universitaire, personne ne s’en soucie. Il faudra chercher longtemps avant de trouver l’adresse de l’un d’entre eux : c’est dans la rue Toktogul, plantée de peupliers et balayée par un vent froid descendant de la montagne. Devant le portail de bois, un camion débordant de pommes. La porte s’ouvre sans peine, laissant voir un jardin envahi par les herbes folles, un camion rouillé. Des poules filent entre nos jambes. A gauche, une baraque de planches. Un géant barbu, le regard fiévreux, en sort, méfiant. C’est Alexandre Vladimirovitch Saprochine, le dernier ataman des cosaques de Karakol : un moine-soldat. Depuis un an, il vit là en ermite. « Le monde ne m’intéresse plus », explique-t-il. Pour les journalistes du Figaro Magazine, il acceptera pourtant de revêtir son uniforme militaire, de poser devant le photographe, la nagaïka, terrible cravache du soldat cosaque, à la main. Dans sa chambre, une icône de la Vierge, sur le rebord de la fenêtre, des tomates à mûrir, au chevet de son lit, une bible soigneusement emballée dans un chiffon. « Nous, les cosaques, sommes des soldats de Dieu. Etre moine ou militaire, c’est la même chose. Je me tiens prêt au combat contre les démons », poursuit l’homme, avant de donner une solide accolade à ses visiteurs. A force de cavaliers et de yourtes, de lait de jument fermenté, de chasseurs à l’aigle et de cosaques ermites, on finirait par se demander si ce voyage ne nous a pas propulsés dans une autre époque. Pourtant, de l’autre côté du portail, c’est bien le XXIe siècle qui nous attend : on le retrouve sans savoir s’il faut être soulagé. ■
CERTAINES CHOSES, ICI, SONT FAITES POUR DEMEURER