Le monde suspendu des amish
Chassés d’Alsace au début du XVIIIe siècle, ces protestants anabaptistes rigoristes ont trouvé refuge aux Etats-Unis. Guidés par une foi indéfectible et une interprétation littérale de la Bible, quelque 308 000 d’entre eux vivent aujourd’hui paisiblement
Dans leur maison située près d’Ephrata, dans le comté de Lancaster, en Pennsylvanie, Ben et Emma ont accroché dix horloges et installé huit cages à colins de Virginie, dont quatre fixées aux points cardinaux. Derrière un branchage, ces oiseaux sifflent, crescendo, une heure avant l’aube, relayés par un coq qui réveillerait un régiment et des moutons bêlant à peine sortis de leur abri. « Les horloges appartenaient à mon père, explique Ben, confortablement installé dans son rocking-chair, un mug de café en main. Je n’ai pas voulu m’en séparer. » Depuis six ans, ce couple d’amish ouvre sa porte aux touristes du monde entier. « Tous nos hôtes punaisent leur Etat ou pays d’origine sur cette mappemonde » s’enthousiasme Ben en pointant sur la carte l’Alaska, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Japon, l’Afrique du Sud ou l’Europe… Partout dans la maison, des paroles de sagesse creusées dans l’argile, brodées sur des coussins ou écrites dans des livres sont exposées aux visiteurs : « Pour un mariage amish heureux, prévoir 3 tasses d’amour, 2 de chaleur humaine, 1 de pardon, 1 d’ami(e) s, 4 cuillerées d’espoir, 2 de tendresse, 1 pinte de foi, 1 fût de rires » ;« Contentez-vous de ce que vous avez et ne vous laissez pas emporter par la course folle et inquiète du monde. »
Dans la cuisine, Emma prépare des pommes de terre rôties, du lard frit, son ketchup, des pancakes et du porridge. Après une prière, le petit-déjeuner est servi. Et la journée se déroule, presque immuable. Ben écoute son répondeur et note les réservations faites par les touristes qui l’attendent pour se promener dans Lancaster. Puis il attelle sa jument Mitzi à son cabriolet (buggy) noir et prend la route. En attendant, sa femme ramasse les oeufs, récolte des betteraves, cueille des fraises et de la menthe sauvage. A la main, elle lave la vaisselle et le linge puis prépare le dîner. La maison propre comme un sou neuf, les hôtes installés dans leur chambre, une lampe torche à disposition pour tout éclairage, Ben et Emma se couchent ensuite avant la nuit.
Quatre à six semaines par an, le couple s’échappe du comté pour sillonner les Etats-Unis sur les lignes de la compagnie Amtrak, ou le Canada de Vancouver à Halifax à bord des trains VIA Rail. « Nous aimons explorer le reste du monde et parler aux gens », assurent-ils. Parmi leurs six enfants, un seul ne suit pas la voie amish. « Mais il a épousé une très bonne catholique, modère Emma. Il vit aujourd’hui dans le Montana. » Loin de ses parents, de ses frères et soeurs. L’une d’elles, Rebecca, a quitté la Pennsylvanie avec son mari Melvin pour s’installer dans l’Indiana, où les terres agricoles sont immenses et les prix des propriétés plus accessibles. Ils sont à la tête d’une ferme de 39 hectares, d’une cinquantaine de vaches laitières, d’une vingtaine de mules et de chevaux et d’un petit élevage de golden retrievers, ils travaillent de l’aurore à la nuit, aidés par leurs neuf garçons et filles âgés de 3 à 21 ans. Après la traite des vaches et une fois les chevaux nourris et pansés, la famille prie en silence puis se restaure d’oeufs miroir, de saucisses, de gaufres au sirop d’érable. Leurs enfants vont à l’école à pied ou à trottinette. Les garçons réparent le matériel, rénovent la grange, sèment, récoltent, stockent le maïs et la luzerne, utilisent des herses et des faucheuses sans âge tirées par des mules ou des chevaux. Aux filles, qui portent leurs longs cheveux en chignon
PERSÉCUTÉS EN EUROPE, ILS SONT ACCUEILLIS EN PENNSYLVANIE
rosace, il incombe de nettoyer la maison, de cultiver le potager et de soigner les roses, les dahlias et les capucines qui fleurissent au jardin. Elles s’occupent aussi du verger, font des conserves, confectionnent les vêtements de la maisonnée et tiennent le scrapbook, un journal intime où se mêlent leurs pensées sur les parents chéris et les souvenirs des amis disparus. Les aînées travaillent dans un supermarché amish et délaissent la fabrication des quilts (couvre-lits en patchwork) traditionnels. Au coucher du soleil vient le temps d’une promenade en famille sur une charrette et de quelques chants a capella dans la lumière d’une lanterne au propane. « Pourquoi mettre le doigt dans l’engrenage de la société de consommation, de l’industrie du spectacle et des loisirs ? demande Melvin. Nous nous régalons des fruits et légumes du jardin, nous pouvons pêcher ou nager dans un ruisseau, nous cacher dans une meule de foin, aller à vélo chez les voisins, dialoguer durant la traite des vaches ou la tournée de vaisselle. Dieu nous a fait une famille. Nous avons besoin les uns des autres. Nous travaillons ensemble. Nous jouons ensemble. Nous nous aimons les uns les autres. Nous nous pardonnons. Nous adorons ensemble. Ensemble, nous grandissons. »
Ces « plain people », ces gens simples comme ils se définissent eux-mêmes, adeptes de l’agriculture raisonnée, de l’autosuffisance, du partage des responsabilités, de la nonviolence, de l’esprit de famille et du réseau communautaire, ne seraient-ils pas devenus aujourd’hui les hérauts, finalement très contemporains, d’une contre-culture ? « Notre style de vie ne correspond pas à la vision romanesque que certains donnent dans des films ou à ce que l’on montre dans la plupart des lieux touristiques labellisés “amish”, nuance Ben. Nous ne sommes pas naïfs et encore moins au-dessus de tout reproche. Nous vivons comme tout le monde des moments de doute, de souffrances émotionnelles et spirituelles. Nous pouvons apparaître vulnérables et incohérents. Mais nous acceptons les difficultés, les obstacles et les échecs en toute confiance. Plus je vieillis, plus je me sens en harmonie avec le jour et la nuit, le soleil et la pluie, la valse des saisons et la grâce de Dieu. »
L’histoire des amish remonte à 1525, en Suisse alémanique et dans le Palatinat, quand une poignée de protestants évangéliques (issus des Eglises calvinistes, luthériennes et anglicanes) décident de revenir purement et simplement aux pratiques religieuses littérales telles qu’elles sont écrites dans la Bible. En opposition frontale avec les pouvoirs locaux, l’Eglise réformée officielle et la religion catholique, ces anabaptistes décrètent le baptême à l’âge adulte, le renoncement aux armes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat… Persécutés, beaucoup choisissent de vivre au royaume de France et plus particulièrement en Alsace, où ils sont accueillis. Mais, en 1693, leurs héritiers se divisent entre les mennonites – du nom de Menno Simons, un prêtre catholique frison qui a quitté l’Eglise romaine en 1536 – et ceux qui préfèrent suivre les préceptes de Jakob Ammann, un pasteur partisan d’un rigorisme encore plus conservateur qui créé la faction « Ammann-ish » à Sainte-Marie-aux-Mines. En 1712, quand un édit de Louis XIV expulse tous les anabaptistes d’Alsace, mennonites et amish fuient vers la principauté de Montbéliard et le duché de Lorraine. Mais aussi vers le Nouveau Monde où le quaker William Penn, membre de la Société religieuse des Amis et fondateur de la Pennsylvanie accueille les réprouvés, les minorités religieuses et les persécutés du monde entier à la seule condition qu’ils promettent de respecter la foi d’autrui. De là, certains partent ensuite pour l’Ohio, l’Indiana ou plus à l’ouest. De 1816 à 1860, ils sont plus de 3 000 à affluer vers les Etats du Midwest.
Au cours du temps, les amish finissent par obtenir des droits spécifiques dans la société civile américaine. En 1955, ils rejettent ainsi le régime de protection sociale que l’administration fédérale veut étendre aux agriculteurs, convaincus que leur communauté peut subvenir aux besoins des familles en situation financière précaire. Dix ans plus tard, le Congrès exempte les plus de 65 ans de souscrire au système d’assurance-santé (Medicare). Parfois, ils acceptent aussi des concessions : à la fin des années 1960, devant l’ultimatum des autorités sanitaires, les fermiers consentent à réfrigérer leurs cuves à lait via des moteurs diesel et non l’électricité publique qu’ils s’interdisent, sauf en cas de nécessité vitale. Jacques Légeret, auteur du livre L’Enigme amish. Vivre au XXIe siècle comme au XVIIe, raconte : « En 1966, en pleine guerre du Vietnam, le National Amish Steering Committee →
→ a défendu les amish qui refusaient d’aller sous les drapeaux. Partisans de la non-violence, ils ne pouvaient accepter la conscription. En 1972, le National Committee for Amish Religious Freedom a même obtenu, un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis autorisant chez eux la fin des études en classe de quatrième. »
Aujourd’hui, quelque 308 000 amish
vivent dans 31 Etats américains et au Canada, dans l’Ontario, au NouveauBrunswick et sur l’Ile-du-Prince-Edouard.
« Les amish se situent dans deux mondes : le leur, dans lequel ils s’expriment dans un dialecte allemand (pennsylvania dutch) et celui des autres, qui parlent et écrivent l’anglais, qu’ils appellent les “English” », explique Steven M. Nolt, professeur d’histoire au Centre d’études anabaptistes et piétistes du collège d’Elizabethtown. « Mais, qu’ils soient du vieil ordre traditionaliste ou du nouvel ordre, plus ouvert, les amish sont toujours très pragmatiques. Ils ne s’isolent jamais totalement, socialement ou technologiquement. Ils vivent en fait comme ils l’entendent, sans se laisser “parasiter” par l’univers contemporain. » Le reste du monde, selon les amish, englobe la société moderne tout entière, les institutions, les valeurs et toutes les pratiques qui se distinguent des leurs ainsi que tout ce qui exalte le matériel, flatte l’ego, le mondain, le frivole et risque de rompre l’unité de la communauté. Un exemple actuel ? La voiture ! Elle symbolise pour eux la mobilité, éveille un sentiment de liberté et suscite des désirs. Ils s’en méfient, mais s’en privent-ils ? Pas tout à fait car, en cas d’urgence ou pour de longs trajets, ils n’hésitent pas à louer les services de chauffeurs équipés de GPS.
OBÉISSANCE, HUMILITÉ ET CONFIANCE ABSOLUE EN DIEU
Révélés au monde grâce au film Witness avec Harrison Ford (1985), les amish respectent dix signes distinctifs : un lieu de vie à la campagne, leur dialecte appris en première langue, de petites églises locales, des ministres du culte nommés par la communauté, le culte célébré, un dimanche sur deux, non pas dans un édifice religieux mais chez l’un ou l’autre, un code vestimentaire modeste et discret, un usage sélectif de la technologie, un buggy pour se déplacer, la scolarité - du cours préparatoire à la quatrième - dans une école privée et le refus de prendre part aux activités militaires. « Etre amish, précise Ben, c’est faire confiance à la communauté, se soumettre à la tradition, à la conviction de nos anciens et de nos ministres du culte. Comment pourrions-nous espérer le paradis sans rendre visibles l’obéissance, l’humilité, l’amour et le pardon par notre mode de vie ? Nous tentons de concilier ce en quoi nous croyons et ce que nous vivons. Nous ne sommes pas contre l’éducation dans les établissements secondaires et universitaires. Mais en quoi conduit-elle à une plus grande sagesse et à une obéissance sans pareille à Dieu ? »
Séparés du reste du monde, qu’ils s’abstiennent de juger, les amish ne votent pas, si ce n’est en de très rares occasions pour les Républicains conservateurs. S’appuyant sur la Bible, Le Miroir des martyrs (1 290 pages sur la destinée des martyrs anabaptistes) et l’Ausbund (sélection de cantiques), ils suivent les principes de leur propre morale. Ils démontrent toutefois leur civisme en organisant des ventes aux enchères au profit des sapeurs-pompiers, en se mobilisant en cas de malheur ou de catastrophe naturelle, comme après le passage de l’ouragan Katrina en 2005 à La Nouvelle-Orléans. Ils participent également aux dons du sang. Tous s’expriment d’une seule voix sur le divorce, l’homosexualité, →
→ la contraception, la procréation médicalement assistée, l’avortement, l’euthanasie… : « Ces questions ne sont pas de l’ordre de la foi de Dieu, mais de la foi des hommes. » La vie après la mort ? « C’est Dieu qui en décide. Il est bien trop orgueilleux de vouloir en discuter. »
« Quand je lis l’actualité du monde extérieur, je n’ai pas envie d’y vivre », professe Ben en feuilletant The Lancaster News, le quotidien local. Mais il dévore, en revanche, The Budget ou Die Botschaft, deux hebdomadaires emplis de nouvelles écrites par les amish eux-mêmes sur des mariages, des naissances, des décès, des retrouvailles. « Outre la famille, la société amish se fonde sur le district, explique Steven M. Nolt. Soit une église locale (communauté) réunissant, dans un même secteur géographique, de 12 à 18 foyers. » Avec l’aide d’un évêque, de deux ministres du culte et d’un diacre, ces communautés s’auto-administrent en s’appuyant sur la Gelassenheit, que Claude Baecher, théologien mennonite, traduit par : « la soumission confiante à la volonté de Dieu », et l’Ordnung, un code de conduite, juste équilibre entre tradition et changement.
« Nous recensons 2 259 districts, chacun avec son leadership, ses opinions sur la technologie et les manifestations de la foi, détaille Steven M. Nolt. Il existe donc, potentiellement, 2 259 façons d’être amish ! » Un district peut compter plus de menuisiers, paysagistes, boulangers, libraires que d’agriculteurs partisans de la rotation des cultures. Ailleurs, des femmes créent des micro-entreprises dans l’artisanat, la serriculture ou la restauration. Ici, un buggy est équipé de feux arrière à LED et d’une lumière stroboscopique blanche. Là, une lampe tempête à huile éclaire les routes de campagne. Un district choisit les dimensions et le style des vêtements, des coiffes pour les femmes et des chapeaux pour les hommes. Une famille se soigne par la médecine naturelle et participe à des études scientifiques sur diverses maladies. Une autre organise un pique-nique entre amis et demande à un chauffeur de l’emmener en Floride ou dans les parcs nationaux de l’Ouest.
« La population amish double tous les vingt ans, souligne Steven M. Nolt. En raison non seulement du nombre d’enfants par famille, sept en moyenne, mais aussi des 85 % de jeunes nés de parents amish qui réclament le baptême et deviennent de facto amish », précise Steven M. Nolt. Mais, avant ce sacrement, les jeunes doivent encore accomplir le rumspringa, un rite de passage au cours duquel la plupart des adolescents amish, entre 16 et 21 ans, sont temporairement libérés des règles de leur communauté afin de découvrir le monde moderne et d’y trouver, ou non, des raisons de renoncer à leur foi. Durant cette période, ils vont au cinéma, pratiquent des sports collectifs comme le volley-ball ou le softball, chantent le dimanche soir des cantiques du gospel… dans l’espoir de trouver leurs futurs maris ou femmes. Le rumspringa terminé, le jeune qui demande le baptême est admis définitivement au sein de la communauté. Mais, s’il décide de ne pas se faire baptiser, il ne pourra plus réintégrer le monde religieux des amish. « En moyenne, seuls 10 à 15 % ne demandent pas le baptême », précise Steven M. Nolt. Car l’attachement à la communauté demeure essentiel, comme leur volonté de perpétuer les commandements et les traditions de ceux qui ont préféré tout abandonner derrière eux, il y a près de trois cents ans dans la lointaine Europe, pour pouvoir pratiquer leur foi. ■
“QUAND JE LIS L’ACTUALITÉ DU MONDE, JE N’AI PAS ENVIE D’Y VIVRE”