Le Figaro Magazine

Le théâtre de Philippe Tesson

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CLa folie de Pierre Notte n’exclut pas la profondeur

e sont deux vieilles. Elles sont finies. Elles sont là, devant nous, sur une scène vide comme elles, immobiles côte à côte sur deux chaises pendant une heure et demie, cela pourrait être dans une maison de retraite, peu importe. Elles parlent, elles ne cesseront de parler. Elles sont irrémédiab­lement, atrocement seules. Personne ne passera. Et que se disent-elles ? Des insultes, méchantes, féroces, comme font les vieilles entre elles. Odieuses. L’acrimonie. Elles étaient, il est vrai, des comédienne­s ! « Il est à côté de la plaque, votre Alzheimer ! » dit celle-ci à qui répond celle-là : « Il est bancal, votre Parkinson. » Elles disent aussi leurs souvenirs, et c’est très touchant, et cela les rassemble. L’une dit l’époque où enfant, elle cueillait les champignon­s avec sa mère dans la forêt profonde, mais elle ne se rappelle pas le nom de sa mère mais elle dit l’odeur de la mousse. Et ainsi peu à peu égrènentel­les le chapelet de leur mémoire, des temps heureux où le dimanche sur la terrasse ensoleillé­e guêpes et abeilles, souris, moucherons et cafards venaient partager leur petit déjeuner, où tout fondait à vue d’oeil dans une abondance de sucreries beurrées, avant que « la brigade sanitaire » n’impose la loi d’un monde aseptisé, où l’on ne mange même plus de sucre ni de gluten, bref, le temps de la liberté où les blattes avaient encore le droit naturel de vivre ! Pour mieux faire comprendre leur message, elles allument leur dernière cigarette de foin tandis qu’on entend parfois un drone de surveillan­ce s’écraser au sol. On aura compris la saveur de ce dialogue qui pourrait paraître assez enfantin si, malgré sa longueur, l’intelligen­ce, l’imaginatio­n, l’écriture et la folie de Pierre Notte ne lui donnaient une authentiqu­e profondeur. On n’est pas seulement ici dans un ersatz de Beckett joué par deux personnage­s de Copi. Ces deux vieilles incarnent certes la représenta­tion physique du monde d’hier, et c’est assez banal, mais elles le font avec un talent absolument éblouissan­t – il s’agit de Catherine Hiegel et de Tania Torrens. Mais elles ne sont pas que des pièces de musée caricatura­les de ce monde-là. Il y a davantage dans la pièce : une préfigurat­ion de l’apocalypse, et en même temps une espérance. A la fois elles illustrent la menace de la fin de la vie organique et elles montrent que tout n’est pas mort. Car soudain, après avoir proféré ce torrent d’amertumes, elles se lèvent et disent : « La vie trouve toujours une sortie » ; « Il y a peut-être d’autres mondes ailleurs ». Et elles partent. Un drôle de spectacle, qu’on a aimé.

La Nostalgie des blattes, de Pierre Notte. Mise en scène de l’auteur. Avec Catherine Hiegel et Tania Torrens. Théâtre du Rond-Point (01.44.95.98.21).

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