En vue : Ken Follett
Rencontre avec l’écrivain britannique dont l’éblouissant nouveau roman historique, « La Colonne de feu », a pour cadre les guerres de Religion en Europe au XVIe siècle.
Peut-on tomber amoureux d’une personne disparue il y a plus de quatre siècles ? A entendre Ken Follett exposer les raisons pour lesquelles il a choisi d’écrire son nouveau roman autour de la figure altière d’Elisabeth I re, le doute n’est pas permis. « Regardez les portraits d’elle à la National Gallery de Londres : on devine qu’elle ne possède pas une grande beauté plastique mais quel charme, quelle puissance magnétique, quelle force, quel charisme, dans chacune de ses expressions ! » s’enflamme l’écrivain gallois qui nous reçoit dans une suite du Plaza Athénée, devant un verre d’eau pétillante en guise de cup of tea. L’un des traits de génie de la fille du bouillant Henri VIII, née Tudor, aura été de faire de ce no sex appeal une arme diplomatique. Comment ? En laissant ses prétendants français ou espagnols catholiques caresser l’espoir d’épouser un jour cette protestante, repoussant ainsi les velléités de Madrid ou de Paris d’envahir l’île convertie à l’antipapisme. Mais « la reine vierge » avait une autre arme, dont Rémi Kauffer a remarquablement décrit l’efficacité dans son Histoire mondiale des services secrets (Perrin) : ses espions. Or, est-il sujet plus romanesque que l’espionnage ? « Quand j’ai découvert que c’est sous son règne que fut créé en Angleterre un véritable réseau d’agents secrets utilisant notamment l’encre sympathique et l’écriture cryptée dans leurs messages, j’ai compris que je tenais la trame de ma nouvelle saga », précise l’auteur aux dizaines de millions de lecteurs. Comme dans son grand oeuvre Les Piliers de la terre, l’histoire a ici pour cadre la ville de Kingsbridge. Mais pour partie seulement. Dans les 925 pages haletantes de ce pavé de bonnes intentions narratives, on passe des tavernes mal famées et des palais royaux de Londres aux ruelles odorantes et grouillantes de l’île de la Cité ou du Quartier latin à Paris, en passant par les vastes entrepôts portuaires de Séville, les petites boutiques de tissus d’Anvers et les demeures coloniales d’Hispaniola, aux Antilles. Grâce à deux héros imaginaires aux ambitions balzaciennes (l’un au service du Bien, l’autre au service du Mal), on croise la famille de Guise au grand complet, les Stuart et les Tudor, flanqués de leurs conseillers, leurs obligés et leurs âmes damnées, Philippe II d’Espagne, et une pléiade de personnages fictifs aussi admirablement campés qu’attachants. Damned ! Nous allions oublier la gouvernante des Pays-Bas Marguerite de Parme et la régente du royaume de France Catherine de Médicis. « Avec la reine Elisabeth, elles font toutes les deux parties de ces figures féminines de l’Histoire qui ont empêché que les guerres de Religion ayant ensanglanté l’Europe au XVIe siècle prennent une ampleur encore plus dévastatrice. »
On l’aura compris : rédigé par « un athée qui aime aller à la messe après avoir été élevé dans une famille très très protestante », La Colonne de feu est un grand récit romanesque qui plonge le lecteur au coeur de ces conflits d’antan où croire ou non en la Vierge Marie, obéir ou non à Rome, dire les Evangiles en latin ou en langue profane peut vous conduire soit au cul-de-basse-fosse, à la bastonnade et au bûcher, soit au paradis, selon que vous habitez le Devon, la lande écossaise ou la Champagne. Comme Alexandre Dumas, Ken Follett viole l’Histoire, mais il lui fait de beaux enfants : sa description de l’assassinat de Gaspard de Coligny lors de la Saint-Barthélemy comme celle de la défaite de l’Invincible Armada lors de la bataille de Gravelines en 1588 sont de véritables morceaux de bravoure. Ces scènes sur lesquelles souffle le vent furieux de l’Histoire sont le fruit d’un travail quotidien considérable. « Quand je travaille sur un livre, je commence tôt le matin, entre 6 et 7 heures, et je travaille jusqu’au milieu de l’aprèsmidi. A 18 heures, je m’autorise une coupe de champagne, un peu comme une récompense. Puis je sors : dîner au restaurant, théâtre, cinéma… » Quelques mois plus tard sortent des imprimeries des centaines de milliers d’exemplaires d’un livre qui se dévorera dans le monde entier tant, une fois encore, sa dimension historique résonne avec une actualité et une universalité évidentes. Des fous de Dieu voulant imposer leur foi exclusive à leurs voisins, ça ne vous rappelle rien ?