Les Marquises, ultime escale de Jacques Brel
En novembre 1977, Jacques Brel signe son dernier album, « Les Marquises ». Un hymne à l’archipel du Pacifique Sud où les alizés, la houle, les rites et les rires dominent, aujourd’hui encore, la nature et le temps.
Unyawl noir, l’Askoy, pénètre dans la baie de Takauku, aux Marquises. A la barre de ce bateau de 18,66 mètres et 40 tonnes, Jacques Brel vient de traverser le Pacifique en cinquante-neuf jours et, ce 19 novembre 1975, jette l’ancre à Hiva Oa. Incognito. « Nous restons ici, lancet-il à Maddly Bamy, sa compagne. Le pays est beau, les gens agréables et, Dieu merci, ils ne me connaissent pas. » A 1 500 kilomètres au nord-est de Tahiti, Hiva Oa demeure une île perdue au milieu des mers du Sud. Une terre exotique et envoûtante où hommes, femmes et enfants nés sous le plus beau des cieux vivent à la lisière de deux mondes, en Polynésie française, mais dans l’archipel le plus éloigné de tout continent. « Jacques avait envie de voyager. Peut-être de faire un tour du monde en trois ans, pour calmer sa douleur, refermer sa blessure, confie France Brel, sa fille. En compétition officielle au Festival de Cannes 1973, la critique avait assassiné Le Far West, son deuxième film. » Jacques Brel avait donc largué les amarres pour vaincre un échec. Mais l’aventure s’était interrompue aux Açores puis aux Canaries. Son meilleur ami, Georges Pasquier, dit « Jojo » venait de mourir, et on lui diagnostiquait une tumeur au poumon. « Jacques repart pour une unique raison : se sentir en mouvement, donc vivant. Sans se poser d’autres questions. Vivre le présent intensément, passionnément. »
« Les pirogues s’en vont/Les pirogues s’en viennent/Et mes souvenirs deviennent/Ce que les vieux en font/Veux-tu que je dise/Gémir n’est pas de mise/Aux Marquises », écrit-il dans la dernière chanson de son ultime album…
Les Marquises, 12 îles dont 6 habitées par 8 000 personnes et séparées par un chenal d’une centaine de kilomètres. Au nord : Nuku Hiva, Ua Huka et Ua Pou. Au sud : Hiva Oa, Tahuata et Fatu Hiva. Sur chacune, des cimes enfouies dans les nuages, des vallées et des caldeiras entremêlées, des forêts impénétrables, une myriade de cascades, des falaises vertigineuses, un océan qui se déchire.
De la petite maison que Jacques Brel occupait à Atuona, le village principal d’Hiva Oa, il ne reste rien, si ce n’est un foisonnement d’hibiscus, de frangipaniers et de bananiers. « A une vingtaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, l’air était plus respirable et la vue illimitée sur le village, la baie des Traîtres et l’îlot Hanakéé, rappelle Guy Rauzy, maire de l’époque et compagnon de la première heure. Pour agrémenter son quotidien, Jacques Brel avait installé une piscine hors-sol et un synthétiseur. » A Hiva Oa, le chanteur vit simplement, en liberté, loin du vedettariat et de son spectre. A l’image des Marquisiens qui, aujourd’hui encore, s’en remettent à la nature. « Nous pouvons nous désaltérer aux sources et nous rassasier des fruits de la mer et de la terre », sourient Renée et Serge Lecordier, mémoires vivantes de l’artiste. Le Pacifique regorge de langoustes, crabes, carangues, mahi-mahi, thazards, bonites. Les arbres ploient sous les bananes, pamplemousses, citrons verts, mangues, ramboutans, goyaves, papayes, noix de coco, fruits de l’arbre à pain. Le ciel virevolte dans le souffle des alizés ou s’étire dans la brise du large. Le soleil brûle et, l’instant d’après, une pluie diluvienne transforme une rivière en torrent, un sentier en bourbier. Le silence se réinstalle sans un tumulte. « Face aux éléments, nous sommes fatalistes et léthargiques, résume, le guide à Nuku Hiva. Nous savons jouir de l’instant au rythme langoureux des Tropiques. » Les Marquisiens regardent l’horizon sans mot dire, discutent, dans leur langue, des animaux, des dieux, de l’amour, de la vie, de la mort et du destin. Ils sirotent de l’eau de coco, une citronnade, une bière tahitienne, un alcool d’outre-Manche, jouent à la pétanque, saisissent un ukulélé, ébauchent une danse. Les femmes, parées de robes à volants et de couronnes de tiaré, les hommes en chemisettes fleuries. Espiègles et facétieux, au tutoiement naturel et à l’hospitalité légendaire. « De ce point de vue, Jacques Brel n’était pas en reste », note soeur Noëlla, 92 ans, doyenne de la communauté de Saint-Joseph de Cluny installée à Hiva Oa en 1884. « Il aimait raconter des histoires, faire rire les soeurs et préparer des crêpes aux enfants. Pour le plaisir de faire plaisir. Un jour, il a proposé un baptême de l’air à soeur Elisabeth et à mère Rose, au-dessus de Tahuata pour embrasser toutes les Marquises, avec caviar et champagne à bord ! »
Jacques Brel était « l’homme à l’avion » pour les Marquisiens. « Un Twin Bonanza équipé de moteurs flat-twin qui pétaradaient comme une Harley », s’amuse Serge Lecordier. Avec cet avion, Jacques Brel a acheminé le courrier à Ua Pou, ramené chez elles les pensionnaires du collège Sainte-Anne, effectué une évacuation sanitaire, gagné Tahiti et ses magasins de vivres savoureux et de vins d’exception, piloté pour le bonheur de voler. Entre le bleu pétrole du Pacifique, le vert émeraude des îles et l’infini du ciel. « Jacques voulait que →
DES CIMES ENFOUIES DANS LES NUAGES...
→ la générosité soit de ce monde », explique France Brel.
Quiconque marche sur ses pas suit le chemin d’un homme généreux. » Prêt à tout pour que l’éloignement ne prive de rien ou n’isole davantage. Ainsi son idée d’installer un cinéma en plein air. Les films ? Claude Lelouch lui envoie Bonnie and Clyde, Le Jour le plus long… Les projecteurs ? Il en fait acheter deux par la commune pour éviter l’interruption liée au changement de bobines. Les spectateurs ? Des familles avec enfants et paniers à pique-nique. « Le Jour le plus long, c’était de la fiction pour les Marquisiens ! reconnaît France Brel.
Jacques avait ce côté : “Vous allez voir, le cinéma c’est merveilleux !” Mais personne ne peut faire le bonheur des gens… »
Autres passions de l’artiste :
Ravel, Debussy, Beethoven, Schubert, Prokofiev, Poulenc, la musique classique en fond sonore… et la cuisine. « C’était un excellent chef, se souvient Guy Rauzy. Il adorait préparer le poisson juste pêché. » Des amis, un bon dîner… la fête sans trop de bruit. « L’amitié est un plat qu’il faut savoir mijoter l’un pour l’autre… pour les autres. » répète, à l’envi, Jacques Brel. Au volant d’un Toyota BJ 45, il s’aventure souvent dans la vallée d’Hanaiapa. Des chevaux semi-sauvages à la robe noir pangaré y broutent l’herbe fraîche. Des petits cochons sauvages se délectent de fragments de noix de coco brisée. Et les oiseaux colorent le ciel de blanc, gris, noir, orange et vert. Au-delà de fougères arborescentes, de flamboyants rouge éclatant et d’acacias jaune d’or, la route s’ouvre sur une plage de sable noir. A la barre d’une pirogue à balancier, un pêcheur négocie la houle, creux par creux, à bonne distance des falaises de magma solidifié perforées de grottes profondes. A quelques milles, des vagues bleu cobalt roulent sur la plage de sable blanc d’Hanatekuua. Un croissant de lune paradisiaque où Tauira Teiho s’accommode, pour sa petite entreprise, d’une cabane et d’un cheval de trait. « La culture du coprah n’a rien de sorcier, prévient-il. Il suffit de sectionner la noix de coco en deux, de débarrasser l’amande de la coque, de la laisser sécher et d’en extraire de l’huile pour fabriquer des produits de beauté dont le fameux monoï aux fleurs de tiaré macérées. Avec ce revenu, je vais à Los Angeles et à Las Vegas faire du shopping ! » Loin, bien loin de l’océan, le me’ae (sanctuaire) des ancêtres. D’où Fenua Enata - la Terre des hommes devenue, pour l’Occident, l’archipel des Marquises
- a jailli en plein ciel. A l’aube du monde. Selon la légende, Oatea, un dieu vivant au milieu des flots, aurait invoqué les esprits pour offrir à sa femme, Atuana, une maison accueillante :
« Racines longues, racines courtes, racines énormes, racines minuscules, dressez la maison. » Fenua Enata fut créée, en une nuit, avec 12 îles comme pièces d’une unique demeure.
Depuis la fin des années 1970, les Marquisiens renouent avec leurs racines, recouvrent leurs identité et culture →
FENUA ENATA, “LA TERRE DES HOMMES”
→ égratignées au fil des siècles, depuis la découverte de l’archipel en 1595, les expéditions de James Cook, Joseph Ingraham et Etienne Marchand, jusqu’à l’ère des négociants en bois de santal puis des baleiniers au XIXe en passant par l’arrivée des missionnaires au XVIIIe siècle, et l’annexion par la France en 1842.
Venues vraisemblablement de Mélanésie, Tonga, Samoa, des peuplades d’origine asiatique s’installent vers 600 après J.-C. aux Marquises. En 1595, l’Espagnol Alvaro de Mendaña découvre des îles qu’il baptise « Las islas Marquesas de Mendoza » en l’honneur de l’épouse de son protecteur García Hurtado de Mendoza, vice-roi du Pérou, marquis de Cañete.
« Ces terres portaient déjà un nom, Fenua Enata, s’enflamme Thierry Tekuataoa.
Elles étaient peuplées d’hommes qui avaient bravé le Pacifique en pirogue, guidés par le soleil, les étoiles, les oiseaux ou la couleur de l’eau. Ces hommes s’étaient forgé un caractère et une culture dont les visions et les rêves étaient gravés dans la roche et le bois ou tatoués sur la peau. » A Hiva Oa, dans la vallée de Taaoa, les pae pae, soubassements en blocs basaltiques des premières habitations, avoisinent le millier. A Puamau, des statues (tiki) taillées dans le basalte ou le tuf volcanique figurent des ancêtres déifiés et des divinités. Les pétroglyphes de Tehueto représentent des lignes anthropomorphes et géométriques. « Nos ancêtres ont laissé les me’ae, tohua (places publiques réservées aux festivités), pae pae, tiki et autres pétroglyphes comme les empreintes de leur passage, précise Joseph Kaiha, maire d’Ua Pou. Nous les regardons, les effleurons et, instantanément, nous ressentons notre ADN : la mana, la force de l’au-delà. »
Une force qui galvanise les danseurs marquisiens et ébahit les spectateurs.
Couronnés et ceinturés de feuilles vert cru, les hommes frappent le pahu (grand tambour), brandissent le poing et vocifèrent des chants guerriers. Jambes écartées, ils se balancent, se claquent les cuisses, les avant-bras, sautent en l’air et se redressent, majestueux, comme pour défier les dieux. Parées de feuillages, les femmes lascives chantent et dansent.
Au gré de la fureur ou du calme de l’océan, l’Aranui - un cargo mixte - cabote d’île en île. Avec, dans ses cales, des matériaux →
JACQUES BREL, “L’HOMME
L’AVION”
À
→ de construction, des voitures, des vélos, des boeufs, de l’électroménager, des vêtements, des vivres, des souvenirs, l’essentiel et l’accessoire d’une vie aux confins du monde. Sur ses ponts, des Marquisiens et des expatriés à Tahiti ou des touristes américains et européens se croisent. A chaque escale, les mêmes manoeuvres : approche du navire, déchargement et distribution du fret, mise à l’eau des canots pour les croisiéristes puis chargement des sacs de coprah, barils de noni (jus de la pomme-chien aux vertus médicinales), agrumes et autres produits congelés, retour des croisiéristes et embarquement de nouveaux passagers. L’escale dure le temps de la cargaison et de l’excursion prévue dans des sites historiques, des villages et l’incontournable marché artisanal où des hommes, des
LES MARQUISIENS RENOUENT AVEC RACINES LEURS
femmes et des enfants exposent des bijoux en os, perle, nacre, cordelette ou graines, des sculptures en bois, noix de coco, pierre fleurie ou volcanique, des paréos en voile de coton…
Lentement, le navire appareille pour un court passage ou une longue traversée. Une île prend le large. Une autre se fait désirer. « Souviens-toi : a noho, akaituto, fais preuve de patience et agis posément », recommande Karen, chauffeur-taxi, depuis le quai d’Ua Huka. Le coucher du soleil et le lever de la lune illuminent la terre. Les heures et les jours se confondent. Le ciel et la mer se mélangent. Instants grisants.
A Fatu Hiva, le village d’Omoa est coloré avec ses jardins en fleurs et ses maisons vert d’eau, rose bonbon ou bleu ciel. →
BREL
À ATUONA, REPOSE NON LOIN DE GAUGUIN…
→ Maillet en main, des femmes battent inlassablement des écorces de mûrier, arbre à pain ou banian. Sur les fines toiles obtenues, elles tracent à l’encre noire de mystérieux dessins transmis de génération en génération. Tout l’art du tapa. D’autres confectionnent un umuhei (bouquet d’amour) de basilic, tiaré, menthe, ylang-ylang, jasmin, poudre de bois de santal au parfum enivrant, et le nouent dans les cheveux. Parfois, elles entonnent le mave, le chant de bienvenue.
Novembre 1977.
L’album intitulé Brel (composé de 12 titres dont Les Marquises et produit dans un studio parisien) enregistre un million de précommandes. C’est l’événement discographique de l’année. Il est tel un journal de bord où Jacques Brel raconte ses étonnements, l’attente, le silence, l’amour, les femmes, l’amitié, le rêve, la Belgique, avec une infinie tendresse et une violence magnifique. « Ils parlent de la mort/Comme tu parles d’un fruit/Ils regardent la mer/Comme tu regardes un puits/Les femmes sont lascives/Au soleil redouté/ Et s’il n’y a pas d’hiver/ Cela n’est pas l’été. » France Brel commente : « Les Marquises suscitent une émotion. C’est un rêve, un voyage. Le rêve que l’on chérit, le voyage que l’on envisage. Jacques s’est installé, tel un peintre, devant un paysage. Il éveille ce qui sommeille en chacun de nous. » Dans le petit cimetière d’Atuona, le paysage n’a pas changé. De modestes tombes s’accrochent aux plis de la colline, à l’ombre des fougères et des frangipaniers. Jacques Brel y repose non loin de Paul Gauguin, qui renaîtra sous les traits de Vincent Cassel le 20 septembre prochain, dans le film qu’Edouard Deluc consacre à son exil tahitien… Les paroles du Grand Jacques, elles, flottent éternellement aux Marquises, tel un immuable hommage à leur douceur de vivre. « Le rire est dans le coeur/Le mot dans le regard/Le coeur est voyageur/L’avenir est au hasard. »