De notre correspondant… à Moscou
Quand le réalisateur Alexeï Outchitel est menacé par des orthodoxes traditionalistes qui dénoncent son film sulfureux Matilda (du nom de la ballerine du Bolchoï, amante du tsar Nicolas II), Nikita Mikhalkov ne défend pas son collègue. Il critique au contraire l’organisme public qui a attribué des subventions au long-métrage. Et lorsque la crème du monde culturel exige la libération du directeur artistique du Centre Gogol, Kirill Serebrennikov, inculpé de détournement de fonds publics, le parrain du cinéma russe approuve l’arrestation de l’artiste. « On met les gouverneurs et les ministres en cage, mais quand on y ajoute les cinéastes, on dit que c’est pas normal : il faudrait peut-être qu’on leur fabrique des barreaux en laurier ? Si tu penses que 85 % de la population est composée d’abrutis, ne t’offusque pas si les abrutis en question se frottent les mains quand ils te voient en cage ! » Voici comment le président de l’Union des cinéastes russes, 71 ans, autorité morale de la profession, a interpellé l’artiste considéré sur les scènes occidentales comme l’un des plus novateurs, puni selon ses soutiens pour son anticonformisme. Imaginerait-on une soirée des César où le maître de cérémonie applaudirait à l’arrestation d’un Jean-Luc Godard ? En Russie, le cinéma reste attaché à son père Fouettard. Il s’appelle Nikita Mikhalkov. Celui qui se revendique à l’occasion de n’être « pas populaire », fut l’auteur des Yeux noirs, un film sentimental, délicat et nostalgique, qui valut à son principal interprète, Marcello Mastroianni, le prix d’interprétation masculine à Cannes. C’était en 1987, en pleine perestroïka. L’Union soviétique de Gorbatchev humait l’air de l’Occident. Et vice-versa. Une fois l’URSS démantelée, le cinéaste triompha à nouveau en 1995 en récoltant cette fois l’oscar du meilleur film étranger. Son titre : Soleil trompeur. Comme un raccourci de l’astre Mikhalkov. Vingt ans plus tard, ce dernier possède une chaîne de télévision, baptisée Chasseur du diable (Besogon), consacrée à la promotion exclusive de sa propre personne, et où il disserte sur les « mensonges de l’Occident ».
Actuellement, il défouraille sur le Centre Boris-Eltsine, créée à Ekaterinbourg en mémoire de l’ancien président. Il y accuse un dessin animé de présenter l’Union soviétique sous l’angle « de la turpitude, de la saleté et de la trahison » et de menacer « la sécurité nationale ». Le 1er septembre, jour de rentrée des classes, le cinéaste est venu encourager les futures recrues du Comité d’enquête, l’organe policier qui instruit l’affaire Serebrennikov.
Côté jardin, Nikita Mikhalkov gère une petite fortune dans la vigne, l’immobilier, le matériel forestier, l’édition, s’essayant même à la production de diamants. Ses récentes incursions dans la création cinématographique se sont soldées par des échecs. Le cinéaste officiel, directeur de l’Académie de l’art théâtral et cinématographique, sur lequel le Kremlin a misé pour promouvoir l’industrie culturelle made in Russia, a failli dans sa mission. Il a tourné deux suites à Soleil trompeur, épopée sur la Grande Guerre patriotique dotée d’un budget public quasi hollywoodien. « Deux films plus mauvais les uns que les autres », selon Andreï Smirnov, un réalisateur dissident. Mikhalkov a répondu à la critique d’« aller se faire foutre »
et se dit persuadé d’avoir donné « une nouvelle épaisseur au cinématographe ».
Mais dans les cercles du pouvoir, il se murmure que son étoile a pâli. Tout récemment, le vieux lion a annoncé avec fracas sa démission du Fonds de soutien au cinéma russe, estimant que celui-ci était contaminé par des éléments libéraux et « russophobes ». Le même fonds qui a financé le film Matilda,
aujourd’hui décrié. Récemment interpellé sur le double traitement accordé à Serebrennikov et Mikhalkov – tous deux bénéficiaires de subventions publiques –, Vladimir Poutine a répondu : « S’il y a des éléments sur Mikhalkov, les organes vérifieront. Pour l’instant, ce n’est pas le cas… » L’artiste du Président, auquel les mauvaises langues le comparent, est prévenu. À MOSCOU, PIERRE AVRIL
Soutien de Poutine et du conformisme culturel