Au nom de la loi
L’étendue d’un drame se mesure à la vivacité du souvenir de ce qui nous occupait à ce moment-là. Le 6 juillet 2016 est une date maudite dans l’esprit des Américains. Lorsque les premiers coups de feu claquent, peu avant 21 heures dans le centre de Dallas, Dustin Green est sur le chemin pour aller chercher son dîner. Il reçoit alors le coup de fil d’un ami : « Dustin, tu es downtown ? – Non.
– Tu es devant la télé ? – Non. – Eh bien, laisse-la éteinte. » Ce grand gaillard de 28 ans, qui vient de postuler pour intégrer la classe 353 de l’école de police de Dallas, va vite comprendre ce soir-là que se produit la pire tuerie menée contre les forces de l’ordre américaines depuis les attentats de 2001 contre le World Trade Center.
Retransmis en direct par toutes les chaînes du pays, le massacre se déroule au croisement de Main Street et Lamar Street. Un tireur abat des policiers avec méthode, l’un après l’autre, à l’arme semi-automatique. Cinq officiers sont assassinés et sept autres sont blessés, ainsi que deux civils. L’auteur, Micah Xavier Johnson, est abattu par un robot piégé. Ce jeune vétéran d’Afghanistan, réserviste de l’armée américaine, voulait tuer autant de policiers blancs que possible. Il agissait pour venger la communauté noire américaine, victime dans sa logique perverse d’un « génocide » commis par les policiers.
Près d’un an plus tard, en cet après-midi du début du mois de juin, la promotion 353 de l’école de police de Dallas est sur le point d’être diplômée. Mais, à mesure que le premier anniversaire de l’attaque raciste approche, elle laisse toujours un goût amer chez certains aspirants policiers.
« Encore aujourd’hui, je pense vraiment qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour éviter ça », estime Garrett. Dans son regard bleu acier, tout témoigne d’un caractère franc et droit. Ce qui le conduit à juger déplacées certaines réactions consécutives à la tuerie. « J’ai apprécié les marques de soutien apportées aux policiers, mais il y avait un côté un peu hypocrite dans cet unanimisme ambiant. J’aurais aimé que certains n’attendent pas des circonstances aussi tragiques pour louer notre travail. »
Les accusations de racisme portées contre la police l’ont profondément blessé. « Est-ce qu’il y a des policiers racis- →
DANS UN PAYS DIVISÉ, LE POLICIER EST AU COEUR DE LA QUESTION RACIALE
→ tes ? Probablement. Sontils nombreux ? Je n’en ai jamais croisé aucun. Le traitement des minorités a pu être mauvais, c’est vrai, mais c’était il y a très longtemps. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les gens ne se rendent pas compte de nos conditions de travail. Quand il y a quelqu’un d’armé et dangereux quelque part, une personne normale va juste éviter l’endroit. Mais nous, on doit y aller, on doit potentiellement se confronter à son arme. » Le traitement des Noirs par la police est une question extrêmement sensible aux EtatsUnis. Des groupes communautaires comme celui des Black Lives Matter les accusent régulièrement de racisme. Au pays du multiculturalisme, la question raciale est omniprésente. Les cours de l’Académie de police de Dallas n’y coupent pas. Depuis plus de dix ans, les élèves officiers suivent un cours de racial profiling (profilage racial). Pendant une semaine entière, un instructeur les forme à intervenir sur le terrain dans un contexte où le moindre dérapage peut embraser tout le pays. « On s’assure que les questions de race n’entreront jamais en ligne de compte dans la manière dont ils agissent », explique le caporal Thomas Kelly, coordinateur de l’école.
Cela se retrouve aussi dans le recrutement des futurs policiers.
« Nous recherchons des profils très précis, explique le caporal-chef Tobkin, référent de la classe. On veut bien évidemment des personnes en bonne santé, à la fois physique et mentale. Elles doivent avoir un casier judiciaire propre, ne pas avoir touché à la drogue… » Pour chaque candidat, une enquête de moralité est conduite auprès de ses proches. « On ne veut pas de quelqu’un lié à un groupe radical comme le KKK, impliqué dans un gang ou dans tout autre environnement ambigu », détaille Tobkin. Après une série de tests écrits et physiques, les postulants passent un entretien où les réponses du candidat sont passées au détecteur de mensonge. A l’issue de cette série de tests, seuls une trentaine de candidats sont sélectionnés sur 1 000 à 1 500 prétendants. Apaiser ses rapports avec la population passe aussi par un changement de méthode. Professeur de sport et de techniques de défense, le caporal Joshua Merkel apprend aux futurs policiers à privilégier la désescalade en intervention. Dans les couloirs sombres de l’Académie, Merkel traîne son air jovial et enjoué partout où il passe. Mais, sur le ring, il est maître dans l’art de neutraliser quelqu’un en deux mouvements. « La clé, c’est de les rendre physiquement et émotionnellement prêts à contrôler n’importe quel suspect. Je les forme tous comme des Jason Bourne en puissance » dit-il, en référence au personnage de fiction hollywoodien, tueur à gages au service du gouvernement américain qui devient la cible de la CIA. Le caporal Merkel apprend aux aspirants à contrôler leur respiration, à observer les sons, les odeurs et les bruits que leurs corps évacuent naturellement en situation de stress intense.
Cette politique de désescalade de la violence prime aussi pour l’ensemble de la police de Dallas, sous l’impulsion de son chef David Brown. Lui-même a vécu un drame personnel impliquant une intervention policière. Son fils, qui souffrait d’un déséquilibre mental, avait été abattu en 2010 par un policier dans la banlieue de Lancaster, après avoir tué un officier et un civil. David Brown avait alors enjoint tous les policiers de suivre des cours de désescalade des conflits. Ces réformes ont eu un impact immédiat sur le nombre de fusillades dans lesquelles les policiers étaient impliqués. De 23 en 2012, elles sont passées à 13 en 2016. Sur la même période, les plaintes pour usage excessif de la force publique déposées contre le département de police ont baissé de 74 %.
En ce jour de remise des diplômes, il règne une atmosphère de veille de vacances dans ces grands bâtiments construits de plain-pied en périphérie de la ville. Les 26 aspirants se bousculent, se chambrent et se pavanent. Mais certaines démarches sont encore un peu gauches : les bras encombrés par le ceinturon agrémenté d’un imposant pistolet, d’un Taser et de tout le matériel d’intervention, ils font penser à →
DES RECRUES D’ÉLITE TOUTES TRIÉES
SUR LE VOLET
→ l’albatros du poème de Baudelaire. Dans quelques heures, ils recevront leur badge frappé de leur matricule. La cérémonie marquera leur entrée officielle dans la police de Dallas, en présence de leur famille et de toute l’équipe des professeurs qui les ont suivis pendant ces neuf mois de formation. Dans l’immédiat, les instructeurs maintiennent la pression. Chaque phrase, chaque geste de cette cérémonie doivent être répétés, encore et encore, pour que tout soit parfait. Pour une ultime répétition, les jeunes officiers pénètrent en file indienne, au pas, dans la salle de sport de l’école. Chaque tête de ligne plante son pied dans le sol, pivote comme un automate et s’aligne derrière le rang précédent. Le caporal-chef Tobkin, solennel, passe les troupes en revue dans un silence religieux. Ici une cravate trop longue, là un insigne mal cousu ou un chignon desserré. Rien n’échappe au contrôle du conseiller de la classe. Vient ensuite le moment où ils répètent dans le vide le geste qu’ils feront dans moins d’une heure, face au photographe de l’Académie de police. « Vous vous avancez sur scène, vous recevez votre insigne, vous échangez une poignée de main, vous tournez la tête vers le photographe – il tourne la tête et mime un sourire forcé – et vous regagnez votre place », explique le caporal Merkel. Puis les officiers quittent le gymnase et se placent une nouvelle fois enfile indienne dans le couloir principalde l’ école, stoïques face à leurs familles qui tentent des signes en passant, avant de s’installer dans la salle où se tient la cérémonie. Le long des murs, au-dessus d’eux, sont accrochés les portraits de tous les officiers du département de police de Dallas qui sont tombés en service depuis l’après-guerre.
A l’issue de la cérémonie, l’assistance se presse dans les couloirs de l’Académie, où un buffet a été dressé. On se précipite sur un gâteau à la crème nappé d’une couche de sucre à faire pâlir un nutritionniste. Les familles se prennent en photo avec leurs enfants, désormais policiers. La soeur de Garrett, en robe trop courte et talons hauts, multiplie les selfies. La mère de Garrett ne tarit pas d’éloges sur son fils. « Il ira plus loin que je ne l’ai fait. Il deviendra certainement sergent, ou lieutenant », lance cette policière de carrière, aujourd’hui agent de proximité. Mais au fond, elle cache mal une profonde appréhension. « Je suis terrifiée, ça va être très compliqué pour lui », assure-t-elle. Aujourd’hui, elle éprouve la désagréable impression de vivre à son tour ce qu’elle avait fait subir à ses parents quarante ans plus tôt. « Mon père me disait : “Je te payerai s’il le faut pour que tu restes à la maison”. » Elle cherche Garrett du regard : « Je suis sûre que, si son père était toujours vivant, il lui dirait exactement la même chose. »
Sidney Arrington n’a pas autant d’égards pour son mari, Joshua.
« Je n’ai pas peur du tout pour lui ! lâche cette grande jeune fille dans un sourire. Après l’Afghanistan, le plus dur est passé. » D’ailleurs, c’est elle qui l’a convaincu d’intégrer la police à son retour de déploiement. L’intuition était bonne, puisque toute sa famille fête aujourd’hui sa remise de badge. Joshua vit pleinement cette petite victoire à la hauteur de ce qu’elle représente pour lui. « C’était probablement la meilleure chose à faire après mon retour de mission. Il n’y a pas d’enjeu à s’enrôler dans l’armée. En gros, à la fin du lycée, il suffit de lever la main pour être admis. Alors que, pour intégrer la police de Dallas, j’ai dû me battre face à des centaines de candidats. » L’armée lui a beaucoup appris. Il répète souvent qu’il y est entré comme un enfant et en est ressorti comme un homme. « J’ai appris à ne pas compter que sur moi-même ; à protéger mon camarade devant moi et à faire confiance à mon camarade derrière moi. » Paradoxalement, Josh s’est senti plus libre dans l’armée que pendant sa formation à l’Académie de police. « L’ambiance est très militaire, ici. Les cadres d’intervention sont aussi beaucoup plus contraints. Si on viole les droits civiques de quelqu’un, on encourt de graves problèmes. » Pour lui, la relation entre les policiers et les citoyens relève du bon sens. Lui-même afroaméricain, il ne cherche pas à savoir si le traitement policier est discriminatoire envers les minorités : « Je ne pense pas que →
POUR CERTAINS, LA POLICE EST UNE AUTRE VIE APRÈS L’ARMÉE
→ l’on fasse du racial profiling. » Dans beaucoup de cas, la situation peut être facilement désamorcée par la communication, tout simplement.
Entre la cérémonie des diplômes
et le premier jour de stage de terrain se passent deux jours où les jeunes officiers de policiers tuent l’ennui. Garrett Wickens passe son après-midi à la salle de gym, où la dame de l’accueil le salue par son prénom. Mais beaucoup d’autres en profitent pour passer du temps en famille, qui se transforme en réalité en après-midi télé. Le lendemain de la cérémonie, Hazel Morales, 21 ans, vaque à ses occupations dans la petite maison de ses parents à l’ extérieur de Dallas. Ses grands cheveux bruns adoucissent son visage habituellement contraint par un chignon réglementaire. Elle a mis sur ses lèvres un rouge profond qui souligne son teint hâlé. En fond sonore, la télévision crache des publicités débilitantes en espagnol. Juste devant l’écran, ses parents ont déjà installé un petit portrait d’Hazel qui pose dans son uniforme de police, le regard dur. Grâce à lui, elle espère être prise au sérieux. « Je suis une femme, je suis petite et je suis hispanique. Les gens me testeront là-dessus, c’est certain. » Paradoxalement, être traitée comme les hommes à l’Académie de police lui a fait prendre conscience de sa féminité. « Le plus dur, c’était de pousser mon corps dans ses limites pour me hisser au niveau de la classe. » Dans quelques jours, elle débutera au commissariat de South Central, dont la circonscription englobe son quartier. Une nouvelle qu’elle accueille de façon mitigée. « Ce n’était pas mon premier choix. D’un côté, c’est positif car je pourrai me rendre utile à mon quartier. De l’autre, je n’ai pas envie de croiser quelqu’un que j’ai interpellé la veille quand je suis en civil », lâche-t-elle. Mais elle peut compter sur le soutien des siens. Les Morales ont le sens de l’Etat. Le père travaille à la mairie, la mère est employée au cabinet du procureur, trois filles sont policières, une quatrième est pompier et la dernière rêve aussi d’enfiler l’uniforme. En une génération, la famille, originaire du Mexique, a réussi son intégration au Texas ; ce qui rend Hazel imperméable aux discours parfois victimaires sur les minorités. « Je ne crois pas qu’il y ait de racisme institutionnalisé, que ce soit dans la police américaine ou ailleurs. La plupart du temps, c’est une accusation qui est brandie comme une excuse. Si on fait quelque chose d’illégal, on devra en payer les conséquences, quelle que soit sa couleur de peau .»
Le 6 juillet, Hazel était particulièrement bouleversée puisque sa soeur aînée était de service ce soir-là. Mais, comme pour tous ses camarades de promotion, ce massacre ne l’a pas éloignée de sa vocation. Elle a au contraire été confortée dans son désir d’embrasser une carrière dans la police. « Ce que j’ai retenu de cette soirée, c’est que des officiers étaient venus de tout le pays pour porter secours à leurs camarades au sol. Ils ont fait preuve d’un grand courage. Face à un homme qui les visait avec une arme semi-automatique, les premiers intervenants n’avaient que des gilets pare-balles légers. »
Ce ne sont pas les images de la tuerie, diffusées devant la classe dans les tout premiers jours à l’Académie de police, qui l’ont fait changer d’avis. La projection avait été organisée à l’initiative du caporal-chef Tobkin : « J’ai été très direct avec eux. Ils ont choisi un travail dangereux, et je ne voulais rien édulcorer de cela. Je voulais qu’ils intègrent la police les yeux ouverts. » Les élèves ont difficilement supporté ces images. « A la fin de la projection, la salle était silencieuse. Certains étaient en larmes », se souvient Hazel. « Plusieurs mois après, on ne comprenait toujours pas la logique de son acte. Cet homme était vraiment hors de contrôle. » Elle s’interroge : « Pourquoi attaquer nos officiers ? Pourquoi Dallas ? » Au-delà des considérations politiques et raciales, la projection a fait rejaillir chez eux la question du ressentiment. Un réflexe d’emblée compréhensible, mais propice à la perpétuation du cercle vicieux de la violence. Ce fut leur première leçon. Pour se mettre au service des citoyens de leur ville, les aspirants policiers doivent les traiter comme ils voudraient que l’on traite leur propre famille. ■
UN TRAVAIL RISQUÉ TERNI PAR LES ACCUSATIONS DE RACISME