Lecture-Polémique
La société n’existe pas », déclarait Margaret Thatcher en 1987 au magazine Woman’s Own. Cette formule résume le fondement de l’idéologie de la Dame de fer : le primat de l’économie et de l’individu sur toute autre considération. Ses successeurs pousseront la logique jusqu’au bout : entre l’individu et le marché, il n’y aura plus rien. Cette idéologie, née dans les années 1980, continue aujourd’hui d’imprégner la majorité de nos élites occidentales qu’elles soient de gauche ou de droite. Pour elles, l’euro doit unifier l’Europe et le libre-échange le monde entier. Ce courant a vu dans l’élection de Macron une étape supplémentaire dans la marche vers l’homogénéisation de la planète.
En publiant Où en sommes-nous ? Emmanuel Todd a fait le choix de s’opposer frontalement à ce qui apparaît pour beaucoup comme une évidence. De l’Homo sapiens à l’Homo oeconomicus, de la préhistoire au troisième millénaire, Todd revisite ni plus ni moins que le mouvement historique des cent mille dernières années, c’est-à-dire l’histoire de l’humanité tout entière. Une entreprise un peu démesurée, mais qui s’avère souvent convaincante et toujours stimulante. A l’heure du zapping et du bougisme, le choix du temps (très) long s’avère pertinent. Le démographe rappelle l’existence de structures religieuses et surtout familiales millénaires qui orientent plus sûrement le devenir des civilisations que leur taux de croissance. Autrement dit, l’anthropologie supplante l’économie. Ce qui explique la diversité du monde malgré les convergences relatives des systèmes financiers. Ainsi Occident et Orient divergent profondément sur le statut des femmes. L’Occident libéral et féministe se dirige vers un matriarcat inédit dans l’Histoire. Tout le contraire de l’Orient. « En Chine comme dans le monde arabe, en Iran ou en Inde, la dynamique historique de longue durée a été, des millénaires durant, l’abaissement du statut de la femme, rappelle Todd. En Inde, en Chine, au Vietnam, au Kosovo, en Géorgie, en Arménie, la proportion de bébés de sexe féminin baisse parce que les techniques modernes de détection prénatale du sexe de l’enfant sont utilisées pour pratiquer un avortement sélectif des foetus de sexe féminin. » Autant dire que ces pays ont plusieurs siècles de retard sur notre modèle de société. Et loin de rapprocher les peuples, l’uniformisation du monde à marche forcée les conduit bien plus sûrement à s’affronter et à se diviser. « La globalisation économique accentue en réalité les différences, elle est en elle-même un facteur de divergence : les sociétés mises en concurrence, placées sous contrainte d’adaptation, menacées de désintégration, finissent toutes par se replier sur elles-mêmes d’une manière ou d’une autre, analyse Todd. Pour survivre, elles se ressourcent dans leurs valeurs originelles. » Le démographe voit ainsi dans le Brexit et dans l’élection de Trump le retour du refoulé d’un inconscient collectif. Pour le philosophe, la globalisation non seulement précipite le choc des civilisations, mais elle fracture l’intérieur même des sociétés. Sur fond de montée des inégalités, les « gens d’en haut » et ceux d’en bas semblent de plus en plus irréconciliables. La volonté d’« ouverture au monde » des premiers apparaît incompatible avec le besoin de sécurité économique, mais aussi physique et culturelle des seconds. L’immigration de masse accentue encore les déséquilibres internes. Car les nouveaux venus ne sont pas des individus hors-sol, ils viennent avec leur propre système de valeurs. « La politique frénétique d’immigration de Merkel, si l’on tient compte de la disparité des systèmes familiaux, est suicidaire. C’est une question de quantité et de rythme », reconnaît Todd. L’auteur de Qui est Charlie ? élude, cependant, la question du malaise identitaire français. Il est vrai qu’avec l’élection de Macron, la France a pris pour l’instant le chemin inverse de la GrandeBretagne et des Etats-Unis, réaffirmant, contre toute attente, « un choix européen et libre-échangiste, indifférent à la question des frontières et de l’immigration ». S’agit-il d’un retournement de l’Histoire, ou bien, comme le pense Régis Debray, du choix délibéré d’emprunter « l’autoroute à contresens » ? Tout le livre de Todd plaide pour la seconde proposition. Todd est un déterministe. C’est sa force et sa limite. Avec lui les invariants l’emportent toujours sur les variations saisonnières. ALEXANDRE DEVECCHIO Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, d’Emmanuel Todd, Seuil, 475 p., 25 €.
Pour le démographe, l’anthropologie supplante l’économie