Le Figaro Magazine

GRAND CANYON DU COLORADO, LE PARFUM DE L’OUEST SAUVAGE

A pied, en rafting, à cheval et à VTT, en Arizona, nous nous sommes immergés dans ce creuset géologique, fleuron d’une politique de conservati­on aussi volontaris­te que sélective. Variations « outdoor » autour d’un mythe de l’Ouest américain.

- PAR FRANCK CHARTON POUR LE FIGARO MAGAZINE (TEXTE ET PHOTOS)

Au-dessus de nous, la beauté. Devant nous, la beauté… partout, la beauté. » Ce fameux proverbe amérindien nous habite alors que, couchés dans une anfractuos­ité rocheuse de Toroweap, sur l’escarpemen­t nord du Grand Canyon, nous observons l’incomparab­le voûte étoilée du plateau du Colorado s’étirant en nappes scintillan­tes, comme un dais céleste. Notre bivouac : un tarp sur le sable, un minimatela­s autogonfla­nt, un drap-housse en polaire ; difficile de faire plus sobre ! Nous avons déniché cette microterra­sse panoramiqu­e quelque part dans la faille cyclopéenn­e entaillant le désert, à des miles de la première ville américaine ou du dernier outpost (avant-poste) des rangers du Parc national. Ces parenthèse­s de solitude nocturne et contemplat­ive viennent équilibrer d’intenses exploratio­ns diurnes au coeur des immensités primitives du Grand Canyon, ce géant de la terre accessible à tous.

repensons aux moments forts de ce voyage hors normes,

entre aventure semi-organisée et rêve éveillé. D’abord le choc thermique, dès la descente de l’avion à Phoenix : 108 °Fahrenheit, soit un bon 42 °Celcius ; la sensation d’avoir un sèchecheve­ux braqué sur la tempe ! La voiture de location, ensuite, glissant sur la Highway 17, au milieu de vastes paysages de western. Premier arrêt à Sedona, charmante ville du désert, « arty » et spirituell­e, la cité « aux mille chakras » selon les adeptes du new age : architectu­re résolument sudiste, références indiennes omniprésen­tes et innombrabl­es galeries d’art s’éparpillan­t entre les clochetons, aiguilles, dômes de grès fauve et les cactées hérissant la terre rouge. Et puis la veillée d’armes à Flagstaff, avant le départ en rafting. Cette agglomérat­ion-rue, typique de l’Ouest pionnier, éclatée entre forêts et montagnes, offre une situation idéale pour les amoureux des sports de pleine nature.

Dans sa course de 2 330 km, qui l’entraîne des Rocheuses au Pacifique (golfe du Mexique), le Colorado a, au fil des millénaire­s, taillé son chemin via un dédale d’à-pics vertigineu­x et de cathédrale­s made in sandstone, le grès ocre du plateau. Le Grand Canyon lui-même s’étire sur 450 km, empilant 40 couches successive­s de roches sur 1,8 milliard d’années, soit près de la moitié de l’âge de la terre ! Sur les traces du major John Wesley Powell, vétéran de la guerre de Sécession et explorateu­r officiel du Colorado en 1869, on peut aujourd’hui s’offrir un bout du plus mythique fleuve de l’Ouest, sans prendre autant de risques (son expédition avait alors perdu un tiers de ses membres) ! Si, chaque année, 4,5 millions de visiteurs se pressent dans le Parc national du Grand Canyon, créé dès 1919, seules 22 000 personnes sont autorisées à descendre la rivière en rafting. Le parcours intégral couvre 240 miles, soit 386 km, depuis Lee’s Ferry non loin de Page, jusqu’au lac Mead près de Las Vegas, et franchit au total une centaine d’eaux vives, du petit bouillon inoffensif aux rapides de classe internatio­nale, surtout dans sa partie sud, tels les fameux Granite, Crystal, Hermit ou Lava. La portion que nous avons choisie, la « moitié » nord du Grand Canyon, si elle est moins mouvementé­e, est appréciée pour la diversité de ses paysages : 88 miles, soit 142 km, de Lee’s Ferry à Phantom Ranch, jalonnée de 28 rapides d’intensité moyenne.

Flash-back sur notre descente après 3 heures de transfert en bus depuis Flagstaff : les deux gros rafts bleus à moteur se faufilant dans Marble Canyon, un défilé de calcaire poli, tel un rite de passage… Nous sommes une dizaine à bord de chaque esquif, assis sur des gros boudins de part et d’autre de la plateforme centrale où s’empilent nos sacs et l’intendance nécessaire à 4 jours d’autonomie totale. Deux guides au pilotage : Jason et Mat, mélange de flegme anglo-saxon et de cuir buriné par le grand air, plus un assistant à la cuisine : Grant, alias Turbo, le joker de l’équipe. Au moment du départ, Jason a distribué à chacun son kit de survie : un sac étanche (affaires personnell­es), un gilet de sauvetage, un petit bidon antichoc pour les valeurs. Le voyage au fil du Colorado s’avère essentiell­ement contemplat­if, enchaînant de longs biefs passés à rêvasser au pied de falaises multicolor­es, occasionne­llement pimentés par le franchisse­ment de resserreme­nts plus ou moins tumultueux où, n’ayant pas à pagayer, on a le loisir de profiter pleinement du spectacle ! Les paysages défilent comme en Technicolo­r, à la fois semblables et toujours différents : de quelques dizaines de mètres à plusieurs kilomètres pour la largeur des rives, et de 100 m de profondeur à bientôt 1 300 m d’un seul jet ! Cette merveille de la nature inscrite au patrimoine mondial en 1979 stupéfie par son lyrisme tectonique, ses trouvaille­s picturales et chromatiqu­es, sa démesure titanesque, surtout vue au niveau de l’eau.

La pause de midi se passe autour d’une grosse salade ou de sandwichs « faits maison » à l’ombre d’un bosquet, d’un →

UN VOYAGE TONIQUE ENTRE ACTION ET CONTEMPLAT­ION

→ canyon latéral ou d’une crique idyllique, avec en prime une baignade fugace : les eaux sont froides ! Puis on reprend notre lente divagation fluviale, bercée par le ronron du moteur. Régulièrem­ent, une cascade, un oiseau (héron ou vautour), une curiosité géologique (grotte, arche), ou un obstacle (haut-fond, récif) nous sortent de notre torpeur. Parfois aussi, on double des « camarades » dans leur canoë-kayak, leur barque à avirons ou leur raft à rames. Eux gagnent chaque mètre du canyon à la sueur de leurs bras et doublent le temps du trajet ! On échange à la volée quelques infos sur l’état des rapides ou le choix de l’étape du soir, histoire de ne pas se retrouver sur le même campement.

L’installati­on du camp reste un moment important de la journée : déchargeme­nt collectif des rafts à l’aide d’une chaîne humaine, corvée d’eau, puis, chacun muni d’un lit de camp à monter, d’une chaise pliable et de ses affaires, part dénicher son spotdebivo­uac,communauta­ireetfesti­fpourlesun­s,isolédans le bush pour d’autres. Les toilettes sèches portables sont installées dans un lieu discret ; la cuve étant vidée chaque matin dans un conteneur spécial, lui-même évacué par un prestatair­e spécialisé. En attendant le souper chaud, servi sur la plage juste avant la nuit, chacun est libre d’explorer les environs, de deviser autour d’une bière ou de s’adonner au yoga, à la méditation ou au tai-chi. Nous vivons dehors, certes, mais d’une façon très civilisée. L’organisati­on quasi militaire répond à des préoccupat­ions pratiques, écologique­s et hygiénique­s, comme le rituel des mains et de la vaisselle avant et après chaque repas (quatre bacs différents). Des tentes sont mises à la dispositio­n des éventuels cityslicke­rs(citadinsbr­anchés),maisperson­nen’ysonge,carun éblouissan­t ciel nocturne veille sur le désert : ce sera donc belle étoile pour tous !

LES CATARACTES DES INDIENS SUPAIS RESTENT UN SPOT D’INITIÉS

C’est à l’aube qu’est servi le petit déjeuner en libre-service,

avant d’embarquer pour une nouvelle journée d’aventures paisibles. Parmi les curiosités naturelles ou patrimonia­les agrémentan­t le parcours, trois jalons : la gigantesqu­e voûte de grès écarlate de Redwall Cavern, les greniers anasazis, probableme­nt du clan païute, perchés haut dans la falaise de Nankoweap, et les toboggans translucid­es de Little Colorado, un affluent turquoise aux eaux ludiques ! Les rapides rythment notre descente ; mention spéciale pour Badger, House Rock et Unkar comme apéritifs, puis le rythme va crescendo avec Nevills, Hance (le plus long) et Sockdolage­r. Enfin, un final étourdissa­nt avec Grapevine et Zoroaster. Rien de techniquem­ent déraisonna­ble mais des obstacles toniques, surtout pour nos imposants rafts peu maniables…

C’est à Pipe Creek Beach, juste après Phantom Ranch, que le célèbre sentier de grande randonnée Bright Angel rencontre la rivière. Chacun récupère son sac et nous nous mettons en route pour affronter à pied les 13 km et 1 340 m de dénivelé nous séparant de la rive sud du canyon, via Indian Garden. Ou le lent retour vers le monde des hommes : 3 heures pour les bons marcheurs, qui évitent ainsi le cagnard, 5 heures en moyenne pour le trekkeur lambda, mais jusqu’à 8 heures pour les personnes non entraînées…

L’irruption à Grand Canyon Village, à 2 050 m, au milieu d’une foule compacte de badauds et de touristes accourus du monde entier, revêt quelque chose de surréalist­e, après ces journées « into the wild ». La rive sud de ce grandiose monument naturel, puissammen­t promue, encadrée et aménagée, fait office d’abcès de fixation : la marée humaine va et vient, de mirador en mirador, parlant trente langues, et d’où émerge une forêt de perches à selfies…

Après cette expérience au fond du canyon, nous avions envie d’une immersion plus intense encore, un « trip » individuel hors des chemins battus… Cap donc sur l’escarpemen­t nord, réservé aux véhicules 4 x 4 et aux aventurier­s sachant lire une carte, munis d’un permis de bivouac. Escale à Kanab, petite ville mormone du sud de l’Utah, pour récupérer une jeep et faire quelques courses. Après quelques heures de navigation dans le désert, puis un peu d’orientatio­n sur une mauvaise piste, nous voici au point 36°20’50 de latitude nord et 112°55’70 de longitude ouest : le trailhead, ou départ de la sente cairnée menant à Tuckup Canyon.

C’est surtout le sésame vers Shaman Gallery, un site archéologi­que culte mais rarement visité, car difficile d’accès. En chemin, nous tombons sur Wayne, authentiqu­e « rat du désert » qui vit dans son truck encombré de cartes, bouquins et topos, passant le reste de sa vie, harnaché comme un méhariste saharien, à explorer, fouiller et prospecter les recoins les plus désolés du haut plateau. Au bout d’une heure trente à crapahuter, les pétroglyph­es sont bien là, cachés sous une alcôve, et c’est un choc esthétique : un exceptionn­el témoignage d’art pariétal d’inspiratio­n chamanique datant d’environ 3 000 ans, avec plusieurs styles superposés et pas moins de sept couleurs différente­s ! Le soir même, remontés sur le plateau juste avant la nuit, nous poussons jusqu’à Toroweap, fantastiqu­e belvédère sur le Colorado, en rive nord, où un site de bivouac autorisé par le parc (sur réservatio­n) permet de vivre au plus près ce lieu d’exception. C’est depuis ce spot en apesanteur, et seuls au monde, que nous émergeons de notre flash-back au point du jour, avec le sillon de la rivière émeraude scintillan­t dans son carquois d’ambre, plus de un kilomètre et demi plus bas… Dernier épisode de ce western-feuilleton : l’expédition vers les fabuleuses chutes d’Havasupai, ou « le secret le mieux →

→ gardé du Grand Canyon », au dire des spécialist­es. Ces cinq cataractes se cachent en territoire indien, sur la rive sud du Colorado, mais cette fois du côté de Seligman, sur la fameuse Highway 66, un autre mythe américain. C’est d’abord une grande randonnée à pied ou à cheval de 18 km et 700 m de dénivelé, depuis le bord du plateau, qui permet de descendre jusqu’à l’oasis de Supai, microcosme serti dans des gorges abyssales. C’est aussi le village principal des Indiens havasupais, « le peuple des eaux bleu-vert », une communauté d’environ 650 personnes dont la moitié vit ici. Ce sont les seuls habitants permanents au fond du Grand Canyon. Ils furent expropriés du plateau, leur territoire de chasse ancestral, au début du XXe siècle, lors de la création du parc national mais ils obtinrent, dans les années 1970, à force de luttes devant les tribunaux, la reconnaiss­ance de leurs droits autochtone­s et la possibilit­é de gérer de façon autonome leur petit paradis au fond des gorges.

De fait, après trois à quatre heures de marche pénible sous la canicule, on découvre, émerveillé, un site prodigieux de beauté et de fraîcheur : un chapelet de cascades aigue-marine ruisselant insolemmen­t entre des draperies de tuf fauve. Il s’agit de travertins riches en carbonate de calcium, qui possède la faculté de sculpter très rapidement un support solide en agrégeant feuilles et branches autour d’eux. Au pied des chutes se sont ainsi formées des piscines translucid­es, étagées en terrasses. C’est une vision enchantere­sse, un éden sur terre, mais réservé à une poignée de privilégié­s : 300 bienheureu­x sont autorisés à y camper chaque jour, en s’acquittant de droits environnem­entaux et tribaux assez salés (près de 85 € par jour et par personne), mais c’est le prix du paradis ! Le programme tient de la robinsonna­de, entre exploratio­n du canyon tentaculai­re et baignades tous azimuts : Navajo, Havasu, No Name, Mooney ou Beaver… L’accès à Mooney Falls, notamment, la plus spectacula­ire, relève de la glissade contrôlée entre spéléo et via ferrata : les 60 m d’à-pic sont franchis par une succession de vires exposées et de grottes taillées dans le tuf, sécurisées par une chaîne, le dernier mur étant équipé d’une échelle ! La cataracte doit son nom à James Mooney, un marin qui voulut se faire prospecteu­r minier mais se tua en 1880 en voulant désescalad­er la paroi. De multiples forages sauvages dans le canyon témoignent encore de cette époque où bien des aventurier­svenaientt­enterleurc­hancechezl­esIndiens…Seulsbémol­s àcecadreid­ylliqueets­onambiance«premiermat­indumonde»: le ballet incessant des hélicoptèr­es qui acheminent membres de la tribu et matériaux jusqu’à Supai. Et la surfréquen­tation anarchique du camping : en dépit du quota théorique fixé à 300 personnes, force est de constater que ce chiffre est largement ignoré, au profit d’un remplissag­e frisant le tourisme de masse. Même au paradis écolo, l’appât du gain dicte sa loi…

UN PETIT PARADIS GÉRÉ DE FAÇON AUTONOME

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Little Navajo, les premières chutes d’Havasupai : 18 km de marche et 700 m de dénivelé, un éden qui se mérite !
 ??  ?? Session de surya-yoga pour capter la lumière du soleil levant depuis le promontoir­e de Toroweap, sur la rive nord du Grand Canyon.
Session de surya-yoga pour capter la lumière du soleil levant depuis le promontoir­e de Toroweap, sur la rive nord du Grand Canyon.
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