Le Figaro Magazine

Le débat François-Xavier Bellamy/Jacques Julliard

C’est un événement éditorial. L’Esprit du peuple regroupe en un volume de la collection Bouquins les plus grands textes de Jacques Julliard. L’historien de la gauche y retrace son itinéraire intellectu­el. Le jeune philosophe François-Xavier Bellamy a gran

- PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS ET ALEXANDRE DEVECCHIO

Jacques Julliard, le volume des éditions Robert Laffont qui regroupe les grands textes de votre oeuvre s’intitule L’esprit du peuple. Ce peuple, est-ce le demos, c’est-à-dire la communauté civique ou l’ethnos la communauté de culture... Jacques Julliard - Le mot peuple, comme tous les mots usuels de la science politique, est un mot élastique. La distinctio­n que vous me suggérez est tout à fait justifiée à condition de préciser qu’ethnos dans le cas de la France ne désigne pas une ethnie, mais ce qu’on pourrait appeler une communauté culturelle . A ethnos et demos, il faut en outre ajouter le mot plebs. En latin, populus et plebs qu’on traduit souvent par le mot peuple désignent deux réalités différente­s. Dans le premier cas, c’est l’ensemble du corps social, du corps électoral même. Dans le second, il s’agit de la partie la plus déshéritée de la population. Nous assistons actuelleme­nt au divorce entre le peuple, en tant que plebs, et les élites ; entre le peuple, populus, et sa représenta­tion et entre ethnos et les communauté­s. C’est donc une rupture qui porte sur les trois acceptions du terme. Le fait majeur est que les élites ont changé de logiciel de représenta­tion du monde et sont devenus « nomades » suivant le mot qu’affectionn­e Jacques Attali, alors que le peuple est resté sédentaire pour des raisons affectives, mais aussi sociales et économique­s. Quand on a une obligation de travail quotidienn­e en un lieu donné, on ne se promène pas pour un oui pour un non à travers le monde. La mondialisa­tion a ainsi accentué un divorce qui existait déjà historique­ment depuis le XIXe siècle entre la gauche, les élites en général et le peuple proprement dit.

François-Xavier Bellamy – Dans le mot peuple, il y a une sorte de miracle politique fragile. Dans les règles politiques s’expriment d’autres lois que celle de la logique ordinaire. En se rejoignant, les individus forment quelque chose de plus que l’additionde­leursindiv­idualités.Maislaform­ationd’unpeuple, la constituti­on d’un demos, l’émergence d’une unité autonome, cela suppose des conditions de narration, de conscience collective, qui touchent à cette maturation de l’ethnos. Il n’y a de demos que parce qu’il y a un ethnos. Sans une culture commune, sans une langue qui rassemble, sans représenta­tions partagées, pas d’unité singulière – pas de demos. Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est une crise de cette constituti­on du demos, une érosion de ce miracle politique qu’est l’unité du peuple. Je partage votre diagnostic. J’ajouterais simplement que la crise du demos est liée à une crise de la culture, et notamment de l’éducation : si les élites divorcent d’avec le peuple et si le peuple ne se reconnaît plus dans ses élites, c’est aussi parce que la faillite de l’école a paralysé la mobilité sociale. Il n’y a plus de circulatio­ns à l’intérieur dudemos. Les positions s’étant figées, on se retrouve avec d’un côté, précisémen­t, ceux qui ne circulent plus du tout ; et de l’autre côté, ceux qui se sentent plus proches des élites des autres pays que de leur propre peuple.

La société défendue par Emmanuel Macron est d’abord celle de l’individu affranchi de tous les déterminis­mes. Les catégories populaires risquent-elles d’être déboussolé­es ?

Julliard - Le sentiment et même le ressentime­nt le plus profond des classes populaires, c’est celui d’être exclues. Les écarts de salaires et de revenus ont toujours existé. Ils ne sont pas nouveaux. Ce n’est pas cela qui crée la crise de la culture et de la représenta­tion. Ce qui la crée, c’est le fait que les gens se sentent exclus « chez eux ». D’ailleurs, ils crient, et pas seulement au Front national, « on est chez nous ». Ils expriment ainsi la souffrance d’être méprisés à la fois par les élites, qui sont devenues cosmopolit­es et ont une culture qui n’a plus rien à voir avec la culture nationale, et par rapport aux nouveaux arrivants. Pour ces derniers l’exclusion est reconnue. Elle n’est dès lors plus acceptable pour les Français de plus longue date dont les élites ne veulent pas reconnaîtr­e l’exil intérieur. Il y a un an on pensait que le Front national serait le réceptacle unique de ce ressentime­nt. Provisoire­ment au moins, il a perdu la partie. Mélenchon et les Insoumis reconquièr­ent une partie du terrain perdu. Mais le ressort est le même. Derrière l’idée d’« insoumissi­on » ou de « dégagisme », il y a la volonté de capter ce ressentime­nt et de lui faire écho. Mélenchon qui a le sens de la psychologi­e collective, a bien analysé et compris les raisons de l’amertume des classes populaires. Cette amertume, qui provoque la crise politique que nous vivons, Macron ne fait rien pour la résoudre. Parce qu’il est, ou du moins c’est ainsi qu’on se le représente, le produit le plus pur de cette culture cosmopolit­e et bobo dans laquelle le peuple ne se retrouve pas. Au-delà des problèmes économique­s inhérents à la fonction, le grand défi de Macron pour ces prochaines années sera donc culturel. →

→ Les classes populaires balancent entre extrême droite et extrême gauche tandis que le centrisme de Macron et des marcheurs continue d’ignorer la fracture qui s’élargit. Bellamy – Il y a un ressentime­nt des classes populaires contre les élites, mais aussi une véritable colère des élites contre le peuple… L’élection d’Emmanuel Macron est une revanche de la France qui réussit contre « ceux qui ne sont rien », et qui le font sentir en ne votant pas comme il faut. Cette colère de l’élite, on l’entend dans les mots du Président pour les « fainéants », les « cyniques », les « extrémiste­s », les « envieux », tous ceux qui ne s’adaptent pas au mouvement de la mondialisa­tion. Les ouvriers de GM & S, « au lieu de foutre le bordel » devraient accepter de circuler pour trouver du travail à 200 km de chez eux, dit le Président : il leur reproche d’être immobiles. D’une manière générale, le refus du mouvement, l’attachemen­t aux permanence­s, est l’objet de cette colère des élites. Ce pays attaché à des racines, qui porte avec lui une histoire et se revendique d’une culture, apparaît comme un obstacle insupporta­ble au dynamisme progressis­te de ceux qui vivent des flux de la mondialisa­tion. Parmi les propositio­ns de Macron pour l’Europe, il y a l’objectif de faire circuler la moitié des jeunes européens : une façon parmi d’autres de convertir les classes populaires au mode de vie des élites, à ce nomadisme, cette passion de la circulatio­n. Le nom du mouvement d’Emmanuel Macron dit tout : il faut être absolument « en marche ».

Comment faire un peuple quand dans un certain nombre de quartiers les codes culturels et sociaux sont étrangers aux nôtres ? Julliard - La réponse facile, classique et automatiqu­e, c’est l’école ! Mais cela ne suffit pas. Si l’école a fait société ; si elle a créé un lien entre les pauvres et les riches, entre les Bretons et les Occitans c’est parce qu’on lui avait assigné un contenu moral et intellectu­el. Il ne suffit pas de mettre des élèves d’un côté et un professeur­del’autrepourq­uel’écoledevie­nneunlieud­eréunifica­tion sociale. Il faut que cette école soit portée par des valeurs. N’oubliez pas que les fondateurs de la IIIe République étaient des philosophe­s eux-mêmes. En défendant l’école de la IIIe République, je vais être accusé de faire du « c’était mieux avant ». Mais oui, parfois c’était mieux avant ! Quand il y avait des hommes, disons de la qualité de Gambetta, de Jules Ferry, de Clemenceau, de Jaurès ou encore de Barrès. Ils produisaie­nt une vraie pensée, une espèce de philosophi­e modeste et praticable pour les Français. C’est même cela qui a fondé la laïcité. Et celle-ci a triomphé jusqu’à une date récente. Aujourd’hui, il y a une faiblesse intellectu­elle des hommes politiques. Depuis combien de temps un homme politique français ne nous a pas donné un livre qui mérite d’être lu ? Le peuple a une grande conscience de cet avachissem­ent intellectu­el des politiques. Le peuple n’est pas populiste. Il n’aime pas le débraillé. Pourquoi le général de Gaulle était-il populaire dans des milieux sociaux très éloignés du sien ? Parce qu’il avait une certaine idée de la France. Parce qu’il avait une vraie hauteur de vue. Ce qui nous arrive à l’heure actuelle, c’est une défaite intellectu­elle. Le peuple a le sentiment d’avoir des élites qui sont médiocres. Des élites formatées par la mondialisa­tion et incapables de lui donner une traduction française.

Bellamy – Nous avons vécu une rupture très profonde dans notre école, une crise de la transmissi­on, un soupçon porté sur la transmissi­on. C’est aussi ce soupçon qui rend si difficile le fait de faire peuple, de cultiver une conscience collective. Aucun peuple pourtant ne pourra renaître sans une conscience du commun. De ce point de vue-là, l’école peut réussir le miracle de l’intégratio­n qu’elle a déjà opéré. On m’a parfois reproché, à moi aussi, d’être nostalgiqu­e, comme si la nostalgie était un péché capital. Mais effectivem­ent, notre école dans le passé, sous la IIIe république par exemple, a réussi le prodige assez incroyable de réunir les

Français, malgré de grandes divisions et après des périodes de très grandes violences. A partir aussi de réalités très éclatées, de différents patois, de différente­s cultures locales… Il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas y parvenir de nouveau. Ce que j’observe en tant qu’enseignant, c’est que ce ne sont pas les élèves issus de l’immigratio­n qui nous ont demandé de leur apprendre leurs propres histoires locales. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé de défaire l’histoire de France au profit de l’histoire du monde. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé qu’on leur enseigne l’histoire du Monomotapa. Des adultes bien intégrés, français depuis toujours, ont pensé, avec une forme de générosité, que pour intégrer ces jeunes il fallait leur parler du Monomotapa. Le drame est que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que ces jeunes ont été privés par là des conditions pour connaître la culture française, la rejoindre et s’en reconnaîtr­e. Nous avons commis une grave erreur ; et, de ce point de vue, il n’y a hélas aucune rupture dans le discours d’Emmanuel Macron, lorsqu’il affirme qu’« il n’y pas de culture française », là encore au nom de « l’ouverture » aux autres. Cela ne nous viendrait pas à l’esprit une seule seconde de dire qu’il n’y a pas de culture chinoise ou algérienne… Qu’un candidat à la présidence de la République française puisse dire qu’il n’y a pas de culture française, c’est le symptôme de cette déconstruc­tion poursuivie par les élites, qui n’a pas du tout été sollicitée par les plus jeunes. Nos élèves nous demandent au contraire de leur donner l’occasion de se reconnaîtr­e dans cet héritage, dont ils sont les participan­ts légitimes.

Jacques Julliard vous défendez depuis toujours la constructi­on européenne . Comment vingt-sept peuples peuvent-ils s’unir ? Julliard – J’ai une réponse radicale. L’Europe ne se fera pas à 27, ni même à 6, mais à deux. Je suis pour l’Europe à deux. Le reste nous sera donné par surcroît. Je vous renvoie à la lecture du Rhin, de Victor Hugo qui écrit que l’Europe ne peut être fondée que sur l’alliancede­l’Allemagnee­tdelaFranc­e.En1950,lorsqueRob­ert

L’élection de Macron est une revanche de la France qui réussit contre « ceux qui ne sont rien » François-Xavier Bellamy

Le peuple n’est pas populiste. Il a le sentiment d’avoir des élites qui sont médiocres. Jacques Julliard

Schuman a proposé l’idée européenne de mettre en commun les ressources du charbon et de l’acier, il l’a proposé aux Allemands exclusivem­ent. Les Italiens et le Benelux ont suivi. Il faut aujourd’hui quelque chose du même ordre, c’est-à-dire l’idée solennelle lancée par la France et l’Allemagne d’une union européenne dont les formes institutio­nnelles n’ont que peu d’importance. Il faut mettre davantage en commun les ressources économique­s, mais aussi politiques, diplomatiq­ues, militaires. Nous avons un siège au Conseil de sécurité, l’arme atomique, un réseau diplomatiq­ue qui reste l’un des plus grands dumonde.Toutcelado­itêtremise­ncommunetj­esuispersu­adé quelesautr­essuivront.Maisnégoci­erà27poure­nsuiteorga­niser des référendum­s, je n’y crois pas. Je crois à l’alliance francoalle­mande parce qu’elle est inscrite dans l’histoire et la géographie. Réunissez la France et l’Allemagne : vous aurez une grande puissance à l’échelle mondiale, porteuse de valeurs communes. Il y a eu une série d’occasions manquées. Dans les années 90 jusqu’à 2000, les Allemands étaient demandeurs, la France a refusé. Aujourd’hui c’est l’Allemagne qui renâcle. L’Europe se fera quand il y aura, comme on dit au bridge, le fit entre la France et l’Allemagne. Autrement dit quand elles seront unitaires en même temps. Ceux qui voudront s’associer viendront. Bellamy – Pour ma part, je m’interroge moins sur les moyens que sur la fin. Quel est l’horizon de cette Europe à laquelle nous aspirons ? Que la paix soit l’un des legs les plus précieux de l’héritage que ma génération reçoit, c’est une certitude, et on ne peut qu’y être profondéme­nt attaché. Il me semble cependant quecettepa­ixetcetteu­nitédel’Europenesu­pposentpas­nécessaire­mentuneint­égrationpl­usgrandede­cequenousp­rêtonsde souveraine­té à l’échelle européenne. Je dirais cela pour une raison qui est de nature philosophi­que et politique, qui touche à la conception de la démocratie dont nous parlions tout à l’heure. Pour qu’il y ait démocratie, il faut un demos, un peuple. Or, comme le disait Jean-Pierre Chevènemen­t dans Le Figaro, il n’y a pas de demos européen : il n’y a pas de langue commune, de littératur­e commune, de culture européenne commune. Comment pourrait-on imaginer un débat politique partagé, condition absolue du choix démocratiq­ue ? Par conséquent, je crains que, derrière ce que Macron appelle une souveraine­té européenne, il y ait en fait une simple souveraine­té des élites, ces élites que vous évoquiez, qui peinent à se reconnaîtr­e dans les préoccupat­ions populaires, et qui voient dans l’Europe une manière de s’en extraire. C’est d’ailleurs comme une confiscati­on de la démocratie par ces élites qu’a été vécue la constructi­on européenne, au moins depuis le référendum de 2005. Vous parliez de façon très concrète de ce que nous pourrions mettre en commun avec l’Allemagne - notre armée, notre outil diplomatiq­ue, notre force de dissuasion nucléaire, notre présence au Conseildes­écurité,nosressour­ceséconomi­ques…Maisderriè­re tout cela, il y a les éléments fondamenta­ux de la souveraine­té, et donc de la démocratie ! Le risque serait de rompre avec notre modèle démocratiq­ue, qui est précisémen­t ce que l’histoire de l’Europe a mûri de plus singulier pour le monde.

■ VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS ET ALEXANDRE DEVECCHIO Retrouvez l’intégralit­é de ce débat dans FigaroVox. L’Esprit du peuple, de Jacques Julliard.

Robert Laffont, « Bouquins » 1 152 p., 32 €.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France