L’apostrophe de Jean-Christophe Buisson/Ecrans
CHER RUBEN ÖSTLUND, vous avez au moins deux points communs avec E mir K us tu rica: porter un nom difficile à retenir immédiatement et avoir obtenu à Cannes une palme d’or malgré votre esprit politiquement très incorrect. Polymorphe et polyphonique, votre film, The Square, a toutes les qualités d’une oeuvre artistique d’exception : sous couvert d’une banale comédie de moeurs scandinave, vous fusillez durant deux heures trente les vraies vaches sacrées de notre époque qui ne sont pas l’Eglise, le patriarcat et la morale mais bien la gauche donneuse de leçons (ah, que les immigrés deviennent gênants quand ils ne sont plus des concepts mais une réalité vivante près de chez vous…), les thuriféraires de la provocation (ah, que celle-ci se révèle stupide quand vous en êtes vous-même la victime…) et les férus d’art contemporain (ah, combien une pile de graviers peut vite perdre son statut d’oeuvre d’art sublime quand il ne s’agit plus de faire payer les gens pour l’admirer mais de payer soi-même pour sa « restauration »…). Cette acidité, cette liberté renvoient en partie à ce que portait Underground en 1995 : une critique acerbe de l’Occident hédoniste et matérialiste, ses certitudes, sa vacuité éthique, son arrogance moralisatrice. On reconnaît sans doute un chef-d’oeuvre à la palette d’émotions qu’il suscite (en suivant ici les pérégrinations sentimentales, familiales et professionnelles d’un conservateur de musée admirablement incarné par Claes Bang, on passera du rire franc, jaune ou moqueur à la stupéfaction, voire au malaise), mais aussi au nombre de scènes cultes qu’on en retient. Impossible de les lister tant elles sont nombreuses (et souvent hilarantes), de la conférence de presse perturbée par une personne victime du syndrome de Gilles de La Tourette à une conversation postcoïtale surréaliste en passant par un dîner ultramondain qui tourne au chaos après l’irruption d’un artiste performer venu rappeler que l’homme, fût-il riche, bien habillé, tolérant, moderne, bourgeois et doué de raison, n’en reste pas moins un animal.
The Square : une magistrale leçon de cinéma doublée d’une leçon politique universelle.
Post-apostrophum : le bobo en reprendra pour son grade dans dix jours avec Mise à mort du cerf sacré, également présenté à Cannes…