Lecture-Polémique
Cette voix est libre. On la reconnaît entre mille comme une précieuse dissonance à la symphonie du nouveau monde. Elle parle franc, cru. Elle parle fort. Cette plume aussi est libre. Elle respire au rythme des colères, des admirations, des inquiétudes et des enthousiasmes.
Les Rien-pensants *, c’est ainsi qu’Elisabeth Lévy a intitulé son dernier ouvrage. Un recueil de cinq ans d’éditoriaux et de chroniques dans lequel défile le quinquennat de François Hollande. Cinq ans retracés d’une pointe fine qui écrit ferme, cinq ans où se mêlent le tragique des attentats à répétition et les ridicules d’un gauchisme culturel épuisant. Les « rien-pensants », ce sont ces relais d’opinion, ce « journalisme épiscopal » (Régis Debray) qui prêche, met à l’index, confesse et rejette vers les ténèbres extérieures. Que pensentils ? Qu’une partie de la France, celle des « perdants culturels (Versailles) et économiques (France périphérique) », est priée « d’applaudir à sa propre disparition ». Le malheur est qu’un « désir français », celui de se prolonger, résiste à cette injonction. Les « rien-pensants » en concluent que les réacs ont gagné la partie, Elisabeth Lévy leur rétorque que s’ils sont effectivement minoritaires dans la population, leur hégémonie n’a jamais été aussi forte. Cette tension entre minorité dominante et majorité silencieuse traverse tout son ouvrage. De la transparence à l’islamisation de certains quartiers, du féminisme à l’enseignement du latin, de l’antifascisme au rêve éveillé d’Anne Hidalgo, à chaque fois la houle de la société liquide frappe de plein fouet le granit des habitudes, des attachements et des coutumes.
L’esprit de sérieux n’est pas son fort. Cette grande amie de Philippe Muray (elle a dialogué avec lui par écrit pendant des années) se console de la progression inouïe de la bêtise par les ressources de l’esprit. Des titres savoureux (« Ne jetons pas Zemmour avec l’eau de Vichy », « La tectonique des ploucs »), des accroches à la Desproges (« Je ne sais pas qui a dit que Paris serait toujours Paris, mais il s’est sacrément planté »), des finales à la Kolakowski (« Il y a des moments dans l’histoire où, comme dans les autobus, il faut avancer vers l’arrière »). Un style tranchant émaillé de bonheur de formules, une allégresse derrière laquelle sourd une profonde inquiétude, la cousine méditerranéenne de celle qui hante « l’esprit de l’escalier » d’Alain Finkielkraut. Elisabeth Lévy, en vérité, comprend et partage même nombre des évolutions de notre société : cette réac est libertaire, cette conservatrice a grandi et milité sur la rive gauche de la politique. Mais ce qui l’insupporte, déclenche sa colère et nourrit son talent, c’est l’impossibilité du débat, la fin de la conversation. Que le monde soit contraint de « bouger », elle veut bien en être convaincue mais pas contrainte, ni par l’intimidation, ni par la disqualification. « Le pluralisme, écrit-elle, ne tient pas à l’égalité des temps de parole, mais à la loyauté de la discussion. Il suppose que l’on puisse entendre une opinion que l’on trouve détestable ou choquante sans en récuser la légitimité a priori et sans déligitimer celui qui la porte. » Une pratique de la dispute malheureusement trop rare et trop fragile tant les phénomènes de meute et de lynchage se développent à la vitesse du numérique. Dans Causeur, la revue qu’elle a créée, elle ouvre ses pages à ceux qui ne sont pas d’accord. En lisant son ouvrage, on mesure à quel point une confrontation bien menée, une suite d’arguments bien sentis peuvent être une véritable nourriture pour l’intelligence. « On peut avoir des désaccords, c’est le sel de l’existence. On peut se détester. Mais quand on ne parle pas le même langage on ne vit plus dans le même monde. On ne saurait s’y résoudre. Nous n’avons pas d’autre choix que de retrouver, littéralement, un sens commun. »
Il arrive d’un chapitre à l’autre que l’on prenne le large (le manifeste des 343 salauds qu’elle a publié contre la pénalisation du recours à la prostitution ne convaincra pas tout le monde), mais partout se dégage un sentiment de franchise et de liberté. « Liberté », ce mot galvaudé, dévitalisé par les politiciens en mal de slogans retrouve sous sa plume sa fraîcheur, son élan, son ampleur. Sa lutte contre les « rien-pensants », après celle qu’elle a courageusement menée, il y a quinze ans, contre les « maîtres censeurs » n’est ni doctrinale, ni idéologique. Bien malin celui qui sait ce que pense, au fond, Elisabeth Lévy. Son parti ? C’est celui de Balzac : « J’appartiens à ce parti d’opposition, disait-il, qui s’appelle la vie. »
VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS
* Le Cerf, 433 p., 22 €.
Un style tranchant, une pointe fine qui écrit ferme