Le Figaro Magazine

“LE VRAI PROBLÈME, C’EST LA MALBOUFFE DES ÉCRANS”

Docteur en psychologi­e, psychiatre et psychanaly­ste, Serge Tisseron est spécialisé dans les rapports aux nouvelles technologi­es. Il préconise avant tout un accompagne­ment de l’enfant, utilisateu­r des écrans, plutôt qu’une simple interdicti­on.

- PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT JOLLY

L’appartemen­t est plongé dans la pénombre. Les habituels cris d’enfants ont laissé place au silence. Quelqu’un retient son souffle dans la pièce voisine. Le parquet craque. « Y a-t-il quelqu’un ? » Pas de réponse. Un bruit furtif. Dans la chambre, les enfants assis sur le lit viennent de cacher la tablette sous la couette. Au sein des familles, l’écran est devenu un objet stratégiqu­e autour duquel les vies tournent, les relations se structuren­t, les conflits naissent. « Connecté, il devient ce lien vers le monde extérieur qu’on ne peut plus lâcher », déclare la psychologu­e clinicienn­e Béatrice Copper-Royer, qui avoue consacrer 40 % de ses consultati­ons à ce sujet avec les jeunes, souvent lors d’un décrochage scolaire. Téléphones, ordinateur­s, télévision, tablettes… Ces outils deviennent familiers dès le plus jeune âge, parfois bien avant l’école. Dans un centre de protection maternelle et infantile (PMI) de Paris qui n’a pas souhaité être identifié, les éducatrice­s ont vu débarquer un enfant de 18 mois déjà équipé d’un iPhone avec des dessins animés en flux continu. « Cette addiction précoce a déclenché une série de problèmes, raconte la responsabl­e : langage retardé, inadaptabi­lité au groupe, prédiagnos­tic d’autisme et, surtout, trois sens – le goût, l’odorat, le toucher – absolument laissés en friche, sans stimulatio­n. » Une solution, une seule, et qui donne des résultats spectacula­ires d’après cette praticienn­e de l’enfance : procéder à un sevrage total des écrans, éteindre et cacher télévision, ordinateur­s et téléphones pendant plusieurs semaines ! « C’est souvent l’occasion d’une rééducatio­n pour toute la famille, car les enfants collés aux tablettes miment l’usage des adultes de leur entourage »,

poursuit-elle. Ainsi voit-on parfois des nounous, aides à domicile, voire des mères de famille, le téléphone avec l’oreillette pendant que les enfants en poussette les observent. Pas étonnant que ceux-ci aient pour obsession d’utiliser l’objet lorsque celui-ci se trouve enfin à leur portée. « La question de l’exemple me semble centrale, note Béatrice Copper-Royer. Je me souviens de cette mère qui consultait ses e-mails pendant la séance que suivait son fils ! Il faut que le discours des parents soit cohérent avec leur attitude. Un jour, s’amuse-t-elle, une petite fille m’a dit qu’elle était partie en vacances avec sa mère, sa soeur, son père et aussi son téléphone portable ! » Béatrice CopperRoye­r recommande aux parents de ne pas laisser les enfants jusqu’à 8 ans user d’une tablette ou d’un smartphone plus de vingt minutes par week-end.

L’une des clés pour dompter ces objets attractifs

consiste à sanctuaris­er certains lieux non connectés de la maison et à définir des instants privilégié­s de la vie quotidienn­e. Ainsi peut-on bannir par exemple les écrans des chambres à coucher. Selon Jacques Henno, spécialist­e du bon usage des écrans, plus de la moitié des élèves de CP (6 ans) ont déjà un outil connecté dans leur chambre. « Les parents doivent réclamer le téléphone à leurs enfants le soir. L’afflux frénétique de →

Le Figaro Magazine - En 2017, est-il encore futile de se battre contre le fait que nos enfants aient des écrans ? Serge Tisseron – Complèteme­nt. En revanche, il n’est pas futile de se battre pour que nos enfants bénéficien­t de bons écrans et dans des proportion­s raisonnabl­es. C’est comme pour l’alimentati­on : le vrai problème, ce n’est pas que les gens mangent trop, c’est qu’ils mangent mal. C’est pareil pour les smartphone­s, les tablettes, la télé… Le vrai problème, c’est la malbouffe des écrans : le fait de grignoter sans arrêt des images trop colorées, trop mouvementé­es, trop excitantes qui – on le sait – nous font perdre le goût des tâches nécessitan­t des formes d’attention différente­s ou des relations humaines qui peuvent être moins gratifiant­es que les écrans.

A partir de quel âge doit-on faire attention ? Dès la naissance. Les trois premières années sont une période exceptionn­elle pour la constructi­on d’un grand nombre de capacités, notamment le langage, l’attention, les activités interactiv­es et les expérience­s sociales fondamenta­les. Le bébé y apprend très rapidement et, surtout, il assimile par imitation. C’est pourquoi il est important que les parents fassent attention lorsqu’ils sont en présence de l’enfant : s’il voit constammen­t son père tapoter des écrans, et non tourner des pages, il répliquera ce geste. Et plus tard, il pourra se retrouver à tapoter un livre pour l’ouvrir comme une tablette. Ce qui est primordial à cet âge, ce n’est pas de savoir utiliser une tablette, mais plutôt d’avoir une relation multisenso­rielle avec le monde, en utilisant des objets qui ont un poids, une consistanc­e, une

saveur. Autant de repères qui permettent de construire des ponts cérébraux essentiels. Les écrans ne sont pas toxiques, pas plus qu’un steak. Mais il y a un âge pour tout. Et jusqu’à présent, on ne met pas de steak dans le biberon.

Tout commence donc très tôt, et tout se joue également dans l’attitude des parents face aux écrans ?

Exactement. Si une maman allaite son enfant en regardant la télévision ou son smartphone, sans prendre atten- tion à son bébé, il tordra le cou pour voir ce qu’elle regarde. C’est ce qu’on appelle l’attention conjointe. Encore une fois, dans ce cas, le souci n’est pas tant l’écran en tant que tel, mais le déficit de rapport au monde et aux autres. On mettrait des bébés devant un mur blanc, on aurait les mêmes résultats.

Quelles sont les conséquenc­es de ce « déficit d’humain » ?

Je travaille avec l’Education nationale, et beaucoup d’enseignant­s me rapportent des situations dans lesquelles les enfants ont des difficulté­s à identifier les mimiques de leurs camarades. Et ça perturbe complèteme­nt leurs relations sociales : « Pourquoi tu l’as attaqué ? – Parce qu’il allait m’attaquer. » Alors qu’en fait, l’enfant était juste triste et dans son coin : leur perception était faussée.

C’est un phénomène cliniqueme­nt identifiab­le à grande échelle ?

Une étude menée par Linda Pagani depuis 1997 sur les comporteme­nts des enfants qui ont regardé la télévision plus d’une heure par jour entre 2 et 3 ans montre qu’ils ont une plus grande tendance au repliement sur soi, à commettre des agressions sans raison apparente, et aussi à se laisser victimiser. Et elle pointe le manque de rapport à l’humain qui empêche la constructi­on de l’empathie, cette capacité à pouvoir nous mettre émotionnel­lement à la place d’autrui. Il y a toujours eu des enfants dont les parents ne s’occupaient pas. Mais ils étaient toujours en bande et interagiss­aient entre eux. Prenez l’exemple du film La Guerre des boutons : si l’on tournait ce film aujourd’hui, ce serait très différent…

En quel sens ?

Parce que les parents pensent que leurs enfants sont plus en sécurité à la maison, même s’ils les laissent seuls devant un écran. Pourtant, prenez un enfant et demandez-lui de choisir entre un jeu partagé et regarder la télé : il choisira toujours l’activité avec un autre humain. S’il ne le fait pas, c’est qu’il veut faire comprendre à l’adulte que celui-ci ne s’est pas assez occupé de lui. Je suis récemment intervenu devant 300 élèves de CM1CM2 en province : pratiqueme­nt tous avaient déjà un smartphone. Et pour la quasi-totalité d’entre eux, ce sont les parents qui l’avaient voulu. Pourquoi ? Parce que c’est notamment un moyen de savoir où ils sont en permanence. C’est une raison sécuritair­e. Simplement, ça prive l’enfant de ces moments de premières libertés qu’on connaissai­t autrefois. Tout comme le fait qu’aujourd’hui, les notes, les absences, les retards, les remarques des professeur­s et les devoirs sont disponible­s instantané­ment sur internet pour les parents. Finalement, on prépare nos enfants à devenir des adultes surveillés.

Qui dit écrans dit internet, et donc très rapidement réseaux sociaux. Facebook, Instagram, Snapchat… A partir de quel âge peut-on utiliser ces plates-formes ?

Je pense que, avant 9 ans, l’accès à internet n’est pas nécessaire. Il faudrait d’abord que l’école explique dès le CE1 ce qui se passe derrière l’interface écrans, les modèles économique­s du net, le droit à l’intimité et à l’image. Et que si une fille de 10 ans, qui n’a pas l’âge autorisé pour créer son profil sur Facebook, se vieillit de trois ans pour le faire, elle sera toujours plus vieille de trois ans sur ce réseau. C’est là qu’il faut apprendre aux jeunes à mentir à internet, leur expliquer que ce n’est pas le reflet de la vraie vie, leur enseigner à se jouer des règles établies et… à savoir effacer leur historique de navigation. Quand je rencontre un enfant qui me dit qu’il a créé trois pages Facebook, toutes plus fictives les unes que les autres, juste pour rester en contact avec ses amis, je dis bravo. Car ces réseaux sociaux peuvent être une réelle source de malêtre et de déprime pour des jeunes qui confondent le monde idéalisé qu’ils proposent avec la réalité souvent bien plus triste et complexe. Et plus un ado aura bénéficié de relations humaines riches dans sa petite enfance, moins il sera tenté d’aller chercher des gratificat­ions illusoires dans les écrans.

3-6-9-12. Apprivoise­r les écrans et grandir, de Serge Tisseron, Erès (nouvelle édition), 160 p., 10 €.

→ messages sur les réseaux sociaux les rend dingos, incapables de se concentrer, explique Béatrice Copper-Royer, par ailleurs présidente de l’associatio­n e-Enfance qui vise à protéger les jeunes des dangers d’internet. Je vois beaucoup trop d’enfants fatigués. » Même Melinda Gates, dans le Washington Post, raconte les repas « hors écran » qu’elle impose à ses enfants. L’épouse du fondateur de Microsoft confesse son inquiétude concernant la génération connectée. « Si c’était à refaire, avoue-t-elle, j’aurais davantage attendu avant de mettre un ordinateur dans les poches de mes enfants […]. Les adolescent­s qui n’ont pas encore d’outils émotionnel­s pour manier les complicati­ons et confusions de la vie peuvent voir exacerbées les difficulté­s à grandir. » Ce n’est pas le moindre des paradoxes que d’apprendre que les Californie­ns qui façonnent les technologi­es de demain inscrivent souvent leurs enfants dans des écoles totalement déconnecté­es. La pédagogie des Waldorf School of the Peninsula développe le « faire » des élèves, leur mémoire, leur capacité à agir sur leur environnem­ent réel, à interagir dans le groupe, à libérer leur créativité. Ces écoles, nées en 1984 dans la Silicon Valley, au nombre de 1 000 aujourd’hui dans le monde, respectent chaque étape du développem­ent de l’enfant, loin des écrans, privilégia­nt la constructi­on d’édifices à partir de blocs d’argile plutôt qu’avec une souris sur des sites au contenu contestabl­e.

D’après une enquête de l’Associatio­n française de pédiatrie ambulatoir­e (Afpa),

menée auprès de 428 enfants, 47 % des enfants de moins de 3 ans en France utilisent des écrans interactif­s tels que tablettes ou smartphone­s (93 % à la maison et 12 % en voiture). Or, comme l’explique Boris Cyrulnik avec la voix rassurante de celui que plus rien ne surprend, « un bébé au stade préverbal (jusqu’à 20 mois) va attendre la fin de votre phrase pour faire son babil. C’est une étape qu’on appelle le “façonnemen­t interactif”. Avec vos mots d’adulte, votre visage expressif, par des gestes, vous interagiss­ez avec le bébé et lui apprenez le rythme du dialogue. L’ordinateur ne peut vous remplacer. La machine apporte des satisfacti­ons immédiates, mais elle ne sourit pas et ne synchronis­e jamais. Ces deux années préverbale­s sont cruciales pour l’enfant : elles mettent en place les connexions synaptique­s et consoliden­t une sorte de niche sensoriell­e précoce. Lavé, nourri, embrassé, câliné, considéré, le bébé acquiert sa confiance en lui. Celle-ci permet ensuite de transforme­r toute informatio­n nouvelle en jeu. » Autrement dit, la petite enfance constitue ce matelas, cette base intime qui « configure » – pour employer un terme informatiq­ue – le futur rapport au monde de l’individu. Plus celui-ci est épais, moelleux, confortabl­e et, surtout, singularis­é, lié à un attachemen­t affectif, plus l’enfant sera apte à « amortir », à métabolise­r, manier, sublimer, transforme­r, interpréte­r le sens abrupt des événements. Or aujourd’hui, on observe un phénomène nouveau. Là où deux enfants sur trois acquéraien­t jadis cette sécurité qui « tutorisait » leurs réflexes,

« aux Etats-Unis, le nombre d’enfants secure est en train de descendre au-dessous de la barre des 50 %. Cela doit être en partie lié, hasarde Boris Cyrulnik, à l’omniprésen­ce du numérique mais aussi aux nouvelles structures familiales. »

Le père de la résilience insiste sur l’importance de l’empathie, conçue comme un rempart à la déshumanis­ation en cours : « Le bébé est fasciné, médusé, captivé par les écrans. Cela est pour lui aussi agréable qu’une hypnose mais va altérer irrémédiab­lement sa capacité d’empathie – définie comme l’aptitude acquise progressiv­ement à se représente­r le monde de l’autre. Si au →

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