UNE FENÊTRE VERS LE MONDE ANXIOGÈNE DES RÉSEAUX SOCIAUX
→ informent les parents sur les visuels émis par leurs enfants. Car avant 12 ans, ceux-ci ne sont pas capables de gérer leur intimité, leur image. Ils envoient des photos d’eux qui les exposent à des commentaires qui peuvent durablement les fragiliser », poursuit Jacques Henno. Ces logiciels permettent d’appréhender le stade où ils en sont et de nourrir un dialogue parents/enfant à partir de la réalité. « Trop souvent, raconte cette mère de trois enfants, je marche en terrain miné. Me trouvent-ils naïve ? Que connaissent-ils déjà ? Qu’ont-ils vu ? Quels sites les attirent ? Autant de tabous qu’il est difficile de manier, même avec ses propres enfants. » Une expérience vécue par cette grand-mère voyageuse qui s’est vu offrir des followers (les utilisateurs d’un réseau social ayant fait le choix de s’abonner au compte d’un autre, et donc de le suivre, ndlr) pour son anniversaire : « Ma petite fille de 11 ans m’a montré les hashtags et le type de photos qui plaisaient sur Snapchat. Elle m’a permis de gagner en quelques mois près de 3 000 followers : un sacré cadeau ! », s’étonne-t-elle encore.
Dans la cour de cette école primaire ce matin-là, dans laquelle les téléphones sont pourtant bannis, on entend fuser les mots « Snapchat », « Instagram », « tu m’as liké, accepté comme ami », « screenshooté ». Les élèves de CE2 sont incollables sur la réponse d’ untel ou l’ effet visuel d’ une telle sur la photo pub liée la veille sur « Insta », consulté à la maison. « La réponse la plus fréquente des jeunes face aux écrans aujourd’hui, c’est de liker (signifier par une icône que l’on a aimé un contenu, ndlr) ! Mais un like n’est pas un raisonnement ni de la logique ! Que devient le pays de Descartes, sa méthode et ses règles pour la direction de l’esprit si sa jeunesse ne fait plus que dire “j’aime” ou “j’aime pas” face à des images ? s’interroge Olivier Houdé, auteur d’Apprendre à résister. Pour l’école, contre la terreur (Le Pommier, 2017). La vitesse de la culture numé- rique actuelle n’est pas toujours signe d’intelligence. Il faut, au contraire, apprendre aux enfants à s’arrêter face aux écrans et à réfléchir, à raisonner! Cela préparer a des citoyens capables de tourner sept fois leur pouce dans leur main avant de tweeter et de résister à la manipulation, voire à la radicalisation via les écrans. » Baudouin de Bodinat, auteur mystérieux qui cultive l’anonymat et observe notre époque avec une pertinence certaine, écrit : « Elevé par cette pédagogie de la non-contradiction, le petit consommateur aura peu de circonstances pour développer dans son caractère et sa pensée la capacité de résistance à la contrainte. Arrivé à un certain âge, ce même consommateur est incapable de comprendre la contrainte qui s’exerce tout à coup sur lui, et qui se cachait derrière les boissons sucrées, les dessins animés, l’ordinateur qui parle gentiment. »
Au-delà de la préservation d’un certain esprit d’enfance, l’enjeu est aussi celui de la liberté. Grégaires, suivistes, conformistes, décérébrés, « génération canapé », comme l’appelle le pape François, ces jeunes sont-ils en train de passer à l’immense moulinette des nouvelles technologies qui abolit toute aspérité ? « Les normes du monde numérique renforcent énormément le narcissisme, avec la prégnance d’images truquées qui ont un impact fort sur les plus fragiles », complète Béatrice Copper-Royer. Par ailleurs, les inégalités sociales se creusent à l’aune de ces outils. « Les enfants ayant accès à une offre culturelle ample, parlant plusieurs langues étrangères et dont les parents ont été présents et disponibles tirent le meilleur de ces outils,
analyse Boris Cyrulnik. Ils arrivent à l’âge adulte outillés, avec des réseaux d’amis et des possibilités décuplées tandis que ceux qui n’ont pas eu les compléments culturels à cette ouverture aux écrans se retrouvent comme dans une prison. »
A l’heure où Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, a toutes les peines du monde à bannir les écrans des collèges, il serait judicieux de ménager des sanctuaires pour une parole conviviale, un apprentissage fondamental et des échanges apaisés. L’enjeu est immense. Il n’est peut-être pas trop tard pour répondre au constat que formulait Jaime Semprun il y a vingt ans : « Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : “A quels enfants allons-nous laisser le monde ?” » ■