CATALOGNE : CEUX QUI DISENT NON À L’INDÉPENDANCE
A l’heure où les indépendantistes continuent d’affronter Madrid dans leur volonté sécessionniste, les unionistes constituent la majorité silencieuse et sont bien décidés à clamer leur attachement à l’Espagne. Ils sont profes seurs, artistes, hommes d’affa
Ils ont vu au cours des derniers mois une fièvre indépendantiste s’emparer de leur pays, qui menace aujourd’hui l’unité de l’Espagne et a remis en cause la large autonomie dont bénéficiait la Catalogne. Ils sont espagnols autant que catalans, des hommes et des femmes qui ont choisi la voie la plus difficile, celle qui consiste à garder la tête froide et à refuser la folie collective et la terrible dichotomie d’une guerre civile en gestation. Entre le camp des loyalistes espagnols pour lesquels il n’existe qu’une seule nation, l’Espagne, et pour lesquels la légalité est la seule réponse à un mouvement séparatiste, et celui des indépendantistes qui ne lisent que leur version victimaire de l’Histoire, celle d’une Catalogne éternelle martyre de l’oppression castillane, ils veulent juste faire entendre un peu de bon sens. Leurs voix sont celles de ceux qui se sentent aussi espagnols que catalans, et pour qui une identité n’exclut pas forcément l’autre.
Bagà est une petite ville rurale de Catalogne,
à une centaine de kilomètres de Barcelone, dans les contreforts des Pyrénées. Dans les rues, les maisons de pierre sont décorées avec l’estelada, le drapeau rouge et or frappé d’une étoile sur un triangle bleu, l’emblème des séparatistes catalans. Les municipalités sont en Catalogne presque toutes acquises à la cause de l’indépendance, et Bagà ne fait pas exception. Le maire, si. « Je ne suis pas indépendantiste, dit Nicolás Viso Alamillos. Même si je n’apprécie guère le gouvernement espagnol, je suis pour que la Catalogne demeure en Espagne. L’idéal serait une Espagne fédérale, où la Catalogne serait reconnue comme une nation sans Etat, mais avec sa culture propre, sa langue et son identité. Mais nous n’en sommes pas là. Je suis assez pessimiste, en fin de compte. »
Malgré ses positions anti-indépendantistes, Nicolás Viso Alamillos a chaque fois été réélu depuis 2004 avec un score croissant : « En tant que maire, j’aurais pu choisir la solution de facilité et me ranger avec les indépendantistes. Mais je préfère être cohérent avec mes idées. Evidemment, j’ai eu quelques mots avec certains, mais dans l’ensemble ça se passe bien, on me respecte pour mes positions. Je ne sais pas ce que pensent vraiment les gens de la commune, mais ils peuvent faire la différence entre le travail du maire et ses opinions personnelles. Mais bien sûr, maintenant, ça peut changer. Je ne suis pas certain de me présenter au prochain scrutin. »
« Le problème est que la question de l’indépendance est devenue passionnelle, ajoute le maire de Bagà. J’essaye de rationaliser les choses, et d’ouvrir le débat, notamment sur les conséquences économiques que pourrait avoir une indépendance de la Catalogne. Mais avec qui parler ? Avec Madrid ? Avec Puigdemont (le président de la région →
ON PEUT ÊTRE CATALAN ET ESPAGNOL À LA FOIS
→ autonome) ? Ils ne s’écoutent pas, et se renvoient des slogans : la loi ! La loi ! Ou bien l’indépendance ! L’Indépendance ! »
Au premier étage d’un immeuble d’Eixample, le quartier aisé du centre de Barcelone, se trouvent les bureaux de la Societat Civil Catalana. Alex Ramos Torre, médecin, 58 ans, en est le vice-président. « Nous avons créé cette société en 2014. C’est une plate-forme citoyenne unie pour combattre le nationalisme ethnique des indépendantistes. Notre ambition est de rassembler les citoyens de toutes sensibilités politiques, socialistes, libéraux et conservateurs, pour dire que nous préférons rester unis avec l’Espagne. Nous comptons 20 000 adhérents et sympathisants, mais la manifestation du 8 octobre contre l’indépendance a montré que nos idées sont partagées par beaucoup plus de gens. »
« Nous représentons ces Catalans qui ont gardé leur seny, poursuit Alex Ramos. C’est une expression traditionnelle qui signifie “bon sens”. La seny est considérée depuis des siècles comme l’une des caractéristiques des Catalans, réputée pour savoir garder les pieds sur terre : elle leur fait à présent défaut. Nous avons besoin de revenir au seny, et de mettre fin à cette fracture qui oppose les amis et les familles, ajoute-t-il. Nous voulons trouver une solution politique de bon sens à cette crise, et ne pas être obligé de jouer à pile ou face avec un référendum, comme pour les Anglais avec le Brexit. La question de la Catalogne est trop complexe pour être réglée par un oui ou non dans un référendum unilatéral et illégal. »
L’école a été en Catalogne le principal moyen de diffusion des idées des indépendantistes catalans. Une grande partie de l’enseignement se fait en langue catalane, et les enseignants ont largement contribué à diffuser une histoire victimaire, celle de l’oppression historique de la Catalogne par le gouvernement central espagnol.
Dans le corps enseignant, exprimer une opinion différente de celle des indépendantistes peut valoir une mise à l’index. Certains professeurs ont pourtant le courage d’aller contre le courant dominant, au nom de la liberté d’expression, et d’une certaine idée de la neutralité de l’école. María-Jesús Izquierdo, Félix Moreno et Jordi Navarro, enseignants à l’institut Josep Lluís Sert à Castelldefels, une banlieue de Barcelone, ont été les seuls à s’exprimer contre la domination des indépendantistes sur l’école.
Jordi Navarro est professeur d’histoire. « Tout a commencé dans les années 1990 quand le système éducatif est passé sous le contrôle du gouvernement autonome catalan,
dit-il. C’est par là qu e tout a commencé. Une stratégie de “recata la nisation” a été mise en place et les programmes d’histoire et de géographie ont été recentrés sur la Catalogne. Les élèves ne savent aujourd’hui même plus localiser les autres provinces de l’Espagne. L’école est passée sous la coupe des indépendantistes. Les syndicats étudiants coopèrent avec les organisations “culturelles” catalanes, Omnium et ANC, et passent dans les classes pour mobiliser les étudiants pour les manifestations indépendantistes. Ils appellent à la grève pour déjouer l’offensive franquiste de Madrid contre la Catalogne. »
María-Jesús Izquierdo est professeur de mathématiques et vient de prendre sa retraite. « Quand j’entends des élèves crier “A bas Franco !” et comparer le gouvernement espagnol actuel à la dictature franquiste, je suis sidérée. Je leur ai dit que j’avais connu le régime de Franco, et que ce n’était pas du tout comme ça. On n’a jamais été aussi libre qu’aujourd’hui en Espagne. Les élèves étaient très surpris. Ils ne connaissent rien de l’histoire de leur pays. »
Felix Moreno est espagnol. « Je n’en ai jamais eu honte. Mais l’enseignement en catalan est devenu dominant. Il n’y a que trois heures d’Espagnol par semaine. On ne peut pas parler trop fort. Les regards qu’on nous jette changent. Il règne une curieuse atmosphère. »
Mónica Boada a elle aussi connu la période franquiste. « Je suis choquée quand j’entends les indépendantistes traiter leurs adversaires de fascistes », dit-elle. Ancien mannequin, psychologue et orientatrice universitaire à l’Institut européen de design à Barcelone, elle avait 15 ans à la mort de Franco en 1975 : « J’étais élève au Lycée français de Barcelone et je manifestais contre le régime. Ceux qui sont contre l’indépendance ne sont pas forcément des nostalgiques de Franco. Cette logique infantile du bien et du mal, cette radicalisation du débat est très inquiétante. » →
→ « On a l’impression que les gens ne voient plus les nuances, qu’ils veulent des certitudes, et des solutions simples, poursuit-elle. Le plus grave est l’atteinte portée à la démocratie. Les gens comme moi sont encore la majorité, mais nous sommes complètement ignorés. Il devrait y avoir une position entre le non et le oui. Beaucoup de gens sont déprimés, anxieux. Nous sommes entourés par des indépendantistes, par des enfants qui répètent des slogans entendus à l’école. Nous en sommes à un point où j’évite d’aborder le sujet avec des amis indépendantistes. Ce qui veut dire qu’on ne parle plus de rien puisque c’est le sujet dont tout le monde parle. »
« Il faut en finir avec la simplification. La réalité est beaucoup plus complexe. L’Espagne est un pays varié, avec des cultures diverses et des langues multiples. Je ne vois pas l’avantage de s’enfermer dans un seul pays avec une seule langue. Je parle catalan et espagnol, français et anglais, et c’est très naturel et très enrichissant de passer de l’une à l’autre. Pourquoi devrais-je choisir ? » Avocat d’affaires, enseignant dans trois universités, chef d’entreprise, Carlos Rivadulla est l’un de ces entrepreneurs qui ont fait de la Catalogne la plus riche Région d’Espagne, et de Barcelone une des villes qui attirent les investisseurs du monde entier. Il est aussi le vice-président de l’association Empresaris de Catalunya (entrepreneurs de Catalogne), qui vise à mettre en garde contre les conséquences du « processus sécessionniste » sur l’économie de la Catalogne. « Je n’aime pas me qualifier d’unioniste, qui rappelle trop l’Irlande du Nord, dit-il. Nous sommes plutôt des constitutionnalistes, attachés au respect de l’état de droit. Je suis catalan, espagnol et européen, mais je me sens aussi Barcelonais et de Lérida, la ville où je suis né. Je ne vois pas pourquoi je serais obligé de choisir entre ces identités. » Comme beaucoup d’hommes d’affaires, Carlos Rivadulla craint les conséquences de la crise actuelle sur l’économie : « Leur projet est non seulement égoïste et mesquin, mais il n’a aucun sens. Ces gens n’ont aucune idée de la façon dont fonctionne l’économie ou se produit de la richesse. La Catalogne est prospère car elle fait partie de l’Espagne. Nous profitons de son système légal, de son système bancaire et du marché qu’elle représente. Nous exportons plus en Aragon qu’en France par exemple. Or en quelques semaines, plus de 800 entreprises ont quitté la Catalogne, et certaines ne reviendront pas. Plus longtemps cette situation durera, plus profonds et durables seront ses conséquences sur l’économie. »
Ferran Brunet Cid est économiste, et enseigne à l’Université autonome de Barcelone. Il est aussi l’un des membres fondateurs de la SCC. « Je trouve étrange de devoir aujourd’hui défendre ce qui devrait être évident, affirme-t-il. Mais aujourd’hui l’état de droit, et ce qu’on appelle en Catalogne “seny”, le bon sens, sont menacés. Depuis les 6 et 7 septembre dernier, le gouvernement catalan s’est placé en dehors de la légalité. Je ne crois pas à la possibilité de l’indépendance, qui serait un désastre, mais je vois déjà apparaître le coût de la confrontation actuelle. L’impact économique du séparatisme est déjà là. Dans la compétition économique actuelle, où la qualité des institutions est plus importante que celle des infrastructures, nous sommes →
“LE GOUVERNEMENT CATALAN EST EN DEHORS DE LA LÉGALITÉ”
→ en train de faire la pire chose qui soit, qui est de dégrader nous-mêmes nos propres institutions. »
Lunettes noires papillon et coiffure blond platine, Pilar Pasamontes enseigne l’histoire de la mode à l’Institut européen de design, dans le quartier de Gràcia, l’un des bastions indépendantistes de Barcelone, où tous les soirs résonne le tintamarre des casserolades, en signe de soutien au mouvement indépendantiste. « Je ne suis ni pour l’indépendance ni pour le gouvernement espagnol,
prévient cette créatrice d’une ligne de magasins d’accessoires de mode. Mais ma position est devenue inaudible. Les deux camps s’arc-boutent sur leurs arguments, et plus personne n’écoute personne. C’est une crise morale et collective dans laquelle les individus sont réduits à leur appartenance au camp du oui ou à celui du non. Mes étudiants catalans portent un petit bracelet de couleur au poignet, en fonction de leur position. J’ai remarqué que les indépendantistes ne s’asseyent plus à côté des autres, et que les deux groupes ne se parlent pas. C’est très triste à voir. »
Pilar Pasamontes est aussi critique de l’action des autorités espagnoles, qui après avoir ignoré la crise, ont contribué à l’attiser. « On dit pour plaisanter que chaque fois que Rajoy parle, cent personnes rejoignent l’indépendance. Moi aussi, quand je l’entends, j’ai envie de taper sur des casseroles. Mais je n’appartiens ni à un camp ni à un autre. Je ne me définis pas comme espagnole ou catalane, je me sens avant tout Barcelonaise. »
Professeur en philosophie des sciences sociales et politiques à l’université de Barcelone, Félix Ovejero est lui aussi effaré par la dégradation du climat politique en
Catalogne ces derniers mois. « Il n’y a pas de possibilité de dialogue avec quelqu’un qui vous fait chanter, dit-il. Car ce que font les indépendantistes, c’est du chantage pur et simple. Ils prennent les gens en otage, et font d’une partie de leurs concitoyens des étrangers. Tous les nationalismes se basent sur une réécriture de l’histoire. La référence permanente au franquisme est aussi insultante pour le reste de l’Espagne. On ne va pas nier qu’il y a eu une répression sous Franco, mais elle n’est pas spécifique à la Catalogne, elle a concerné toute l’Espagne. Et ceux qui se présentent comme des opprimés par le gouvernement central sont ceux-là mêmes qui imposent leur pouvoir aux autres habitants de la Catalogne. » Et de poursuivre : « La grande force des indépendantistes a été de se faire passer pour des victimes. L’argument ethnique, le refus de solidarité avec le reste de l’Espagne, est arrivé paradoxalement à se présenter comme un mouvement d’opprimés, un peu comme si la ligue du Nord italienne arrivait à faire passer sa cause pour celle de la Palestine. »
Jordi Evole est journaliste, humoriste, et animateur
d’une célèbre émission de télévision, « Salvados » où il interviewe sans concession ses invités. « Je ne sais pas dans quel camp je suis, se désole-t-il. Je sais que je suis contre la proclamation de l’indépendance catalane basée sur un référendum comme celui du 1er octobre, même si, comme beaucoup de Catalans anti-indépendantistes, je voudrais que le gouvernement espagnol ouvre un dialogue réel. Je sympathise beaucoup avec les gens que j’interviewe. J’ai eu la chance ou la malchance de rencontrer les deux principaux protagonistes de cette histoire, Carles Puigdemont et Mariano Rajoy. Tous les deux sont des hommes charmants. Ils sont éduqués, intelligents, ironiques. Je pense qu’ils pourraient même passer un bon moment à table ensemble. Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment ces deux personnes sympathiques et intelligentes peuvent jouer avec le feu de façon aussi irresponsable. Je pense que leur comportement à tous les deux est marqué par leur manque de courage pour faire face aux radicaux dans leur propre camp, dit-il. Nous sommes comme dans La Fureur de vivre, à bord de deux voitures qui foncent vers une falaise, et personne ne veut être le premier à freiner. Mais dans notre cas, c’est le premier qui freinera qui va gagner, car il sera parvenu à protéger ses concitoyens. » ■
“CE QUE FONT LES INDÉPENDANTISTES, C’EST DU CHANTAGE PUR ET SIMPLE”