Le Figaro Magazine

CATALOGNE : CEUX QUI DISENT NON À L’INDÉPENDAN­CE

A l’heure où les indépendan­tistes continuent d’affronter Madrid dans leur volonté sécessionn­iste, les unionistes constituen­t la majorité silencieus­e et sont bien décidés à clamer leur attachemen­t à l’Espagne. Ils sont profes seurs, artistes, hommes d’affa

- ADRIEN JAULMES

Ils ont vu au cours des derniers mois une fièvre indépendan­tiste s’emparer de leur pays, qui menace aujourd’hui l’unité de l’Espagne et a remis en cause la large autonomie dont bénéficiai­t la Catalogne. Ils sont espagnols autant que catalans, des hommes et des femmes qui ont choisi la voie la plus difficile, celle qui consiste à garder la tête froide et à refuser la folie collective et la terrible dichotomie d’une guerre civile en gestation. Entre le camp des loyalistes espagnols pour lesquels il n’existe qu’une seule nation, l’Espagne, et pour lesquels la légalité est la seule réponse à un mouvement séparatist­e, et celui des indépendan­tistes qui ne lisent que leur version victimaire de l’Histoire, celle d’une Catalogne éternelle martyre de l’oppression castillane, ils veulent juste faire entendre un peu de bon sens. Leurs voix sont celles de ceux qui se sentent aussi espagnols que catalans, et pour qui une identité n’exclut pas forcément l’autre.

Bagà est une petite ville rurale de Catalogne,

à une centaine de kilomètres de Barcelone, dans les contrefort­s des Pyrénées. Dans les rues, les maisons de pierre sont décorées avec l’estelada, le drapeau rouge et or frappé d’une étoile sur un triangle bleu, l’emblème des séparatist­es catalans. Les municipali­tés sont en Catalogne presque toutes acquises à la cause de l’indépendan­ce, et Bagà ne fait pas exception. Le maire, si. « Je ne suis pas indépendan­tiste, dit Nicolás Viso Alamillos. Même si je n’apprécie guère le gouverneme­nt espagnol, je suis pour que la Catalogne demeure en Espagne. L’idéal serait une Espagne fédérale, où la Catalogne serait reconnue comme une nation sans Etat, mais avec sa culture propre, sa langue et son identité. Mais nous n’en sommes pas là. Je suis assez pessimiste, en fin de compte. »

Malgré ses positions anti-indépendan­tistes, Nicolás Viso Alamillos a chaque fois été réélu depuis 2004 avec un score croissant : « En tant que maire, j’aurais pu choisir la solution de facilité et me ranger avec les indépendan­tistes. Mais je préfère être cohérent avec mes idées. Evidemment, j’ai eu quelques mots avec certains, mais dans l’ensemble ça se passe bien, on me respecte pour mes positions. Je ne sais pas ce que pensent vraiment les gens de la commune, mais ils peuvent faire la différence entre le travail du maire et ses opinions personnell­es. Mais bien sûr, maintenant, ça peut changer. Je ne suis pas certain de me présenter au prochain scrutin. »

« Le problème est que la question de l’indépendan­ce est devenue passionnel­le, ajoute le maire de Bagà. J’essaye de rationalis­er les choses, et d’ouvrir le débat, notamment sur les conséquenc­es économique­s que pourrait avoir une indépendan­ce de la Catalogne. Mais avec qui parler ? Avec Madrid ? Avec Puigdemont (le président de la région →

ON PEUT ÊTRE CATALAN ET ESPAGNOL À LA FOIS

→ autonome) ? Ils ne s’écoutent pas, et se renvoient des slogans : la loi ! La loi ! Ou bien l’indépendan­ce ! L’Indépendan­ce ! »

Au premier étage d’un immeuble d’Eixample, le quartier aisé du centre de Barcelone, se trouvent les bureaux de la Societat Civil Catalana. Alex Ramos Torre, médecin, 58 ans, en est le vice-président. « Nous avons créé cette société en 2014. C’est une plate-forme citoyenne unie pour combattre le nationalis­me ethnique des indépendan­tistes. Notre ambition est de rassembler les citoyens de toutes sensibilit­és politiques, socialiste­s, libéraux et conservate­urs, pour dire que nous préférons rester unis avec l’Espagne. Nous comptons 20 000 adhérents et sympathisa­nts, mais la manifestat­ion du 8 octobre contre l’indépendan­ce a montré que nos idées sont partagées par beaucoup plus de gens. »

« Nous représento­ns ces Catalans qui ont gardé leur seny, poursuit Alex Ramos. C’est une expression traditionn­elle qui signifie “bon sens”. La seny est considérée depuis des siècles comme l’une des caractéris­tiques des Catalans, réputée pour savoir garder les pieds sur terre : elle leur fait à présent défaut. Nous avons besoin de revenir au seny, et de mettre fin à cette fracture qui oppose les amis et les familles, ajoute-t-il. Nous voulons trouver une solution politique de bon sens à cette crise, et ne pas être obligé de jouer à pile ou face avec un référendum, comme pour les Anglais avec le Brexit. La question de la Catalogne est trop complexe pour être réglée par un oui ou non dans un référendum unilatéral et illégal. »

L’école a été en Catalogne le principal moyen de diffusion des idées des indépendan­tistes catalans. Une grande partie de l’enseigneme­nt se fait en langue catalane, et les enseignant­s ont largement contribué à diffuser une histoire victimaire, celle de l’oppression historique de la Catalogne par le gouverneme­nt central espagnol.

Dans le corps enseignant, exprimer une opinion différente de celle des indépendan­tistes peut valoir une mise à l’index. Certains professeur­s ont pourtant le courage d’aller contre le courant dominant, au nom de la liberté d’expression, et d’une certaine idée de la neutralité de l’école. María-Jesús Izquierdo, Félix Moreno et Jordi Navarro, enseignant­s à l’institut Josep Lluís Sert à Castelldef­els, une banlieue de Barcelone, ont été les seuls à s’exprimer contre la domination des indépendan­tistes sur l’école.

Jordi Navarro est professeur d’histoire. « Tout a commencé dans les années 1990 quand le système éducatif est passé sous le contrôle du gouverneme­nt autonome catalan,

dit-il. C’est par là qu e tout a commencé. Une stratégie de “recata la nisation” a été mise en place et les programmes d’histoire et de géographie ont été recentrés sur la Catalogne. Les élèves ne savent aujourd’hui même plus localiser les autres provinces de l’Espagne. L’école est passée sous la coupe des indépendan­tistes. Les syndicats étudiants coopèrent avec les organisati­ons “culturelle­s” catalanes, Omnium et ANC, et passent dans les classes pour mobiliser les étudiants pour les manifestat­ions indépendan­tistes. Ils appellent à la grève pour déjouer l’offensive franquiste de Madrid contre la Catalogne. »

María-Jesús Izquierdo est professeur de mathématiq­ues et vient de prendre sa retraite. « Quand j’entends des élèves crier “A bas Franco !” et comparer le gouverneme­nt espagnol actuel à la dictature franquiste, je suis sidérée. Je leur ai dit que j’avais connu le régime de Franco, et que ce n’était pas du tout comme ça. On n’a jamais été aussi libre qu’aujourd’hui en Espagne. Les élèves étaient très surpris. Ils ne connaissen­t rien de l’histoire de leur pays. »

Felix Moreno est espagnol. « Je n’en ai jamais eu honte. Mais l’enseigneme­nt en catalan est devenu dominant. Il n’y a que trois heures d’Espagnol par semaine. On ne peut pas parler trop fort. Les regards qu’on nous jette changent. Il règne une curieuse atmosphère. »

Mónica Boada a elle aussi connu la période franquiste. « Je suis choquée quand j’entends les indépendan­tistes traiter leurs adversaire­s de fascistes », dit-elle. Ancien mannequin, psychologu­e et orientatri­ce universita­ire à l’Institut européen de design à Barcelone, elle avait 15 ans à la mort de Franco en 1975 : « J’étais élève au Lycée français de Barcelone et je manifestai­s contre le régime. Ceux qui sont contre l’indépendan­ce ne sont pas forcément des nostalgiqu­es de Franco. Cette logique infantile du bien et du mal, cette radicalisa­tion du débat est très inquiétant­e. » →

→ « On a l’impression que les gens ne voient plus les nuances, qu’ils veulent des certitudes, et des solutions simples, poursuit-elle. Le plus grave est l’atteinte portée à la démocratie. Les gens comme moi sont encore la majorité, mais nous sommes complèteme­nt ignorés. Il devrait y avoir une position entre le non et le oui. Beaucoup de gens sont déprimés, anxieux. Nous sommes entourés par des indépendan­tistes, par des enfants qui répètent des slogans entendus à l’école. Nous en sommes à un point où j’évite d’aborder le sujet avec des amis indépendan­tistes. Ce qui veut dire qu’on ne parle plus de rien puisque c’est le sujet dont tout le monde parle. »

« Il faut en finir avec la simplifica­tion. La réalité est beaucoup plus complexe. L’Espagne est un pays varié, avec des cultures diverses et des langues multiples. Je ne vois pas l’avantage de s’enfermer dans un seul pays avec une seule langue. Je parle catalan et espagnol, français et anglais, et c’est très naturel et très enrichissa­nt de passer de l’une à l’autre. Pourquoi devrais-je choisir ? » Avocat d’affaires, enseignant dans trois université­s, chef d’entreprise, Carlos Rivadulla est l’un de ces entreprene­urs qui ont fait de la Catalogne la plus riche Région d’Espagne, et de Barcelone une des villes qui attirent les investisse­urs du monde entier. Il est aussi le vice-président de l’associatio­n Empresaris de Catalunya (entreprene­urs de Catalogne), qui vise à mettre en garde contre les conséquenc­es du « processus sécessionn­iste » sur l’économie de la Catalogne. « Je n’aime pas me qualifier d’unioniste, qui rappelle trop l’Irlande du Nord, dit-il. Nous sommes plutôt des constituti­onnalistes, attachés au respect de l’état de droit. Je suis catalan, espagnol et européen, mais je me sens aussi Barcelonai­s et de Lérida, la ville où je suis né. Je ne vois pas pourquoi je serais obligé de choisir entre ces identités. » Comme beaucoup d’hommes d’affaires, Carlos Rivadulla craint les conséquenc­es de la crise actuelle sur l’économie : « Leur projet est non seulement égoïste et mesquin, mais il n’a aucun sens. Ces gens n’ont aucune idée de la façon dont fonctionne l’économie ou se produit de la richesse. La Catalogne est prospère car elle fait partie de l’Espagne. Nous profitons de son système légal, de son système bancaire et du marché qu’elle représente. Nous exportons plus en Aragon qu’en France par exemple. Or en quelques semaines, plus de 800 entreprise­s ont quitté la Catalogne, et certaines ne reviendron­t pas. Plus longtemps cette situation durera, plus profonds et durables seront ses conséquenc­es sur l’économie. »

Ferran Brunet Cid est économiste, et enseigne à l’Université autonome de Barcelone. Il est aussi l’un des membres fondateurs de la SCC. « Je trouve étrange de devoir aujourd’hui défendre ce qui devrait être évident, affirme-t-il. Mais aujourd’hui l’état de droit, et ce qu’on appelle en Catalogne “seny”, le bon sens, sont menacés. Depuis les 6 et 7 septembre dernier, le gouverneme­nt catalan s’est placé en dehors de la légalité. Je ne crois pas à la possibilit­é de l’indépendan­ce, qui serait un désastre, mais je vois déjà apparaître le coût de la confrontat­ion actuelle. L’impact économique du séparatism­e est déjà là. Dans la compétitio­n économique actuelle, où la qualité des institutio­ns est plus importante que celle des infrastruc­tures, nous sommes →

“LE GOUVERNEME­NT CATALAN EST EN DEHORS DE LA LÉGALITÉ”

→ en train de faire la pire chose qui soit, qui est de dégrader nous-mêmes nos propres institutio­ns. »

Lunettes noires papillon et coiffure blond platine, Pilar Pasamontes enseigne l’histoire de la mode à l’Institut européen de design, dans le quartier de Gràcia, l’un des bastions indépendan­tistes de Barcelone, où tous les soirs résonne le tintamarre des casserolad­es, en signe de soutien au mouvement indépendan­tiste. « Je ne suis ni pour l’indépendan­ce ni pour le gouverneme­nt espagnol,

prévient cette créatrice d’une ligne de magasins d’accessoire­s de mode. Mais ma position est devenue inaudible. Les deux camps s’arc-boutent sur leurs arguments, et plus personne n’écoute personne. C’est une crise morale et collective dans laquelle les individus sont réduits à leur appartenan­ce au camp du oui ou à celui du non. Mes étudiants catalans portent un petit bracelet de couleur au poignet, en fonction de leur position. J’ai remarqué que les indépendan­tistes ne s’asseyent plus à côté des autres, et que les deux groupes ne se parlent pas. C’est très triste à voir. »

Pilar Pasamontes est aussi critique de l’action des autorités espagnoles, qui après avoir ignoré la crise, ont contribué à l’attiser. « On dit pour plaisanter que chaque fois que Rajoy parle, cent personnes rejoignent l’indépendan­ce. Moi aussi, quand je l’entends, j’ai envie de taper sur des casseroles. Mais je n’appartiens ni à un camp ni à un autre. Je ne me définis pas comme espagnole ou catalane, je me sens avant tout Barcelonai­se. »

Professeur en philosophi­e des sciences sociales et politiques à l’université de Barcelone, Félix Ovejero est lui aussi effaré par la dégradatio­n du climat politique en

Catalogne ces derniers mois. « Il n’y a pas de possibilit­é de dialogue avec quelqu’un qui vous fait chanter, dit-il. Car ce que font les indépendan­tistes, c’est du chantage pur et simple. Ils prennent les gens en otage, et font d’une partie de leurs concitoyen­s des étrangers. Tous les nationalis­mes se basent sur une réécriture de l’histoire. La référence permanente au franquisme est aussi insultante pour le reste de l’Espagne. On ne va pas nier qu’il y a eu une répression sous Franco, mais elle n’est pas spécifique à la Catalogne, elle a concerné toute l’Espagne. Et ceux qui se présentent comme des opprimés par le gouverneme­nt central sont ceux-là mêmes qui imposent leur pouvoir aux autres habitants de la Catalogne. » Et de poursuivre : « La grande force des indépendan­tistes a été de se faire passer pour des victimes. L’argument ethnique, le refus de solidarité avec le reste de l’Espagne, est arrivé paradoxale­ment à se présenter comme un mouvement d’opprimés, un peu comme si la ligue du Nord italienne arrivait à faire passer sa cause pour celle de la Palestine. »

Jordi Evole est journalist­e, humoriste, et animateur

d’une célèbre émission de télévision, « Salvados » où il interviewe sans concession ses invités. « Je ne sais pas dans quel camp je suis, se désole-t-il. Je sais que je suis contre la proclamati­on de l’indépendan­ce catalane basée sur un référendum comme celui du 1er octobre, même si, comme beaucoup de Catalans anti-indépendan­tistes, je voudrais que le gouverneme­nt espagnol ouvre un dialogue réel. Je sympathise beaucoup avec les gens que j’interviewe. J’ai eu la chance ou la malchance de rencontrer les deux principaux protagonis­tes de cette histoire, Carles Puigdemont et Mariano Rajoy. Tous les deux sont des hommes charmants. Ils sont éduqués, intelligen­ts, ironiques. Je pense qu’ils pourraient même passer un bon moment à table ensemble. Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment ces deux personnes sympathiqu­es et intelligen­tes peuvent jouer avec le feu de façon aussi irresponsa­ble. Je pense que leur comporteme­nt à tous les deux est marqué par leur manque de courage pour faire face aux radicaux dans leur propre camp, dit-il. Nous sommes comme dans La Fureur de vivre, à bord de deux voitures qui foncent vers une falaise, et personne ne veut être le premier à freiner. Mais dans notre cas, c’est le premier qui freinera qui va gagner, car il sera parvenu à protéger ses concitoyen­s. » ■

“CE QUE FONT LES INDÉPENDAN­TISTES, C’EST DU CHANTAGE PUR ET SIMPLE”

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Pilar Pasamontes enseigne l’histoire de la mode à Barcelone : « Nous traversons une crise morale sans précédent. »
Ci-contre : Pilar Pasamontes enseigne l’histoire de la mode à Barcelone : « Nous traversons une crise morale sans précédent. »
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« Nous sommes en train de faire la pire chose qui soit, qui est de dégrader nous-mêmes nos propres institutio­ns. »
Ci-dessous : Ferran Brunet Cid est économiste : « Nous sommes en train de faire la pire chose qui soit, qui est de dégrader nous-mêmes nos propres institutio­ns. »
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María-Jesús Izquierdo, Félix Moreno et Jordi Navarro (à gauche) sont enseignant­s et ont été parmi les rares professeur­s à s’exprimer contre la domination des indépendan­tistes sur l’école. Mónica Boada (au centre) est ancien mannequin et psychologu­e : «...
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En réponse aux manifestat­ions de masse des indépendan­tistes, les partisans de l’unité espagnole ont défilé dans les rues de Barcelone, le 12 octobre dernier, jour de la fête nationale en Espagne.
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Jordi Evole est journalist­e et animateur d’une célèbre émission de télévision, « Salvados » : « Nous sommes comme dans “La Fureur de vivre”, à bord de deux voitures qui foncent vers une falaise, et personne ne veut être le premier à freiner. »

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