ICI, ENTRE MINYA ET ASSIOUT, BAT LE COEUR DE LA CHRÉTIENTÉ EN ÉGYPTE
Les moines du Muharraq ouvrent chaque année leurs portes à près de 100 000 chrétiens venus de tout le pays pour se recueillir là où la Sainte Famille se serait cachée lors de la fuite en Egypte. Dix jours de fête, mais aussi l’occasion de baptiser les nou
Al’ombre de l’imposante forteresse crénelée, unefoule ininterrompue piétine dans les sables poussiéreux. Batterie de cuisine sous le bras, tapis sur la tête, elle se plie aux contrôles successifs des forces de sécurité qui enserrent l’enceinte. Plantée en bordure du désert libyque, sur le mont Qosqam, à 330 kilomètres au sud du Caire, la grande muraille de pierres ocre abrite Deir al-Muharraq, le monastère de la Sainte-Vierge. L’un des lieux les plus sacrés pour les Coptes d’Egypte car il constituerait, selon la tradition, l’ultime étape du « voyage de la Sainte Famille » en Egypte. Un épisode fondateur des croyances coptes. « Il suffit de lire la Bible. Les prophètes Osée ou Isaïe en parlent dans l’Ancien Testament. L’Evangile selon Matthieu aussi. Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, fuis en Egypte et restes-y jusqu’à nouvel ordre, dit l’ange du Seigneur à Joseph », rappelle le père Philoxenos, l’un des 120 moines résidant au Muharraq. « Hérode Ier le Grand, qui craignait la naissance du roi des Juifs, ordonna de tuer tous les enfants de 2 ans, forçant à l’exil, pendant sept ans, la Sainte Famille. Après avoir traversé le Sinaï, puis la région du Delta, l’Enfant Jésus, Joseph et Marie entrèrent en Haute-Egypte. Ils restèrent cachés au Muharraq pendant six mois et dix jours, avant d’entamer leur retour en Palestine, à l’annonce de la mort d’Hérode ».
Si une vie monastique est attestée au Muharraq depuis le IVe siècle, le déroulement de ces événements est aujourd’hui soumis à caution par les historiens. Bernard Heyberger, spécialiste des chrétiens d’Orient à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), parle, notamment, de « récits apocryphes », mais les Coptes, eux, suivent, tout au long de l’année, « les pas de la Sainte Famille » : le temps d’un week-end ou lors des « mouled », les pèlerinages sur les sites. Il y aurait une soixantaine de pèlerinages chaque année, répartis sur tout le territoire égyptien. Celui du Muharraq, dans le gouvernorat d’Assiout, est l’un des plus importants. Chacune de ses éditions, en juin, draine pendant dix jours près de 100 000 personnes, précise le père Maximos, en charge de l’organisation du pèlerinage depuis 1992. « Mais cette année, il y a eu moitié moins de monde, autour de 50 000 pèlerins, en raison des mesures de sécurité inhabituelles qui ont été déployées. » Le gouvernement égyptien a en effet déclaré l’état d’urgence en avril, puis a déconseillé de se rendre aux pèlerinages après les attaques perpétrées contre les chrétiens et revendiquées par le groupe Daech. « Il y a eu le 9 avril, le double attentat de l’église Mar Girgis à Tanta (120 kilomètres au nord du Caire) et de l’église Saint-Marc à Alexandrie (45 morts). Puis, l’attaque d’un bus de pèlerins, le 26 mai dernier à al-Minya (200 kilomètres au sud du Caire), qui se rendait au monastère Saint-Samuel dans le Fayoum », énumère, ému, le père Philoxenos. Des attaques survenues au coeur de la liturgie copte, et alors que le gouvernement égyptien ne cachait plus ses espoirs de voir le « chemin de la Sainte Famille » être inscrit au patrimoine de l’Unesco.
Depuis les premiers barrages aux abords de la nécropole touchant le monastère jusqu’à ceux à l’aplomb de sa vieille porte en bois, les forces de police, aidées de militaires et des Moukhabarat (services de sécurité et de renseignements), multiplient les contrôles. Au-delà, déjà, la foule n’y prête plus aucune attention. Au pied des grandes croix lumineuses frappant le sommet des remparts, c’est un entrelacs de ruelles bordées d’étals dans lesquelles les pèlerins tentent de se frayer un chemin. Les boutiques d’épices font face à celles de vêtements bon marché, de colifichets, de jeux d’enfants ou d’images pieuses. « C’est aussi le bon endroit pour rencontrer des filles », s’amuse Mark Ashraf, 19 ans, venu de la ville voisine de Mallawi. « Ici, nous pouvons nous émanciper de la famille car chacun s’occupe comme il le souhaite. Et nous y retrouvons tous nos amis », poursuit-il. Une récréation populaire à laquelle la famille Dabah se rend, quant à elle, chaque année. Romani et Imen, parents de quatre enfants sont originaires d’un village proche d’Assiout. Ils tiennent l’un de ces commerces. « Nous vendons des vêtements. Habituellement, nous le faisons dans les villages de la région avec notre charrette. Nous gagnons 1 000 livres →
UN ÉPISODE FONDATEUR DE LA CROYANCE DES COPTES
→ par mois (le revenu moyen en Egypte est de 1 200 livres). Ici, la location de l’emplacement au monastère nous coûte 350 livres pour les dix jours. Nous aimons venir au mouled. Nous allons également à celui de Samalut (gouvernorat de Minya), en novembre. Et c’est important aussi pour la spiritualité », indiquent-ils.
Comme eux, la majorité des pèlerins sont originaires de Haute-Egypte. Les Coptes seraient, en Egypte, entre 7,5 millions et 12 millions, selon les chiffres tenus ici par le gouvernement, là par le patriarcat d’Alexandrie, soit de 10 à 15 % de la population. En Haute-Egypte, ils constitueraient près de 30 % des 20 millions d’habitants. « La Haute-Egypte, c’est le coeur de la chrétienté, s’enthousiasme le père Philoxenos. Et pourtant, c’est sans doute l’unique fois de l’année que ces pèlerins voient un homme en noir. Ces familles préfèrent aller parfois au monastère pendant les mouled plutôt qu’à l’église le dimanche. Leur village ne dispose que rarement de sa propre église. Ce pèlerinage a donc aussi une vertu éducative. Ce sont des gens simples et pauvres, accablés par leur travail. En cela, il y a un lien encore très intime entre leur vie et celle des premiers chrétiens en Egypte. Ils demeurent fidèles au modèle des pères du désert, ascètes et vivant en communauté ou en ermites dans le désert d’Egypte », poursuit-il. Sans fréquenter assidûment l’église, ces pèlerins n’oublient pas certains traits que l’histoire prête aux Coptes. Ceux qui les lient à la fondation de l’église d’Alexandrie en 42 après J.-C. par l’évangéliste Marc et aux premiers développements du christianisme en Orient. « Copte signifie premiers égyptiens. Nous sommes les descendants des Egyptiens de 0l’Antiquité », ne manque-t-on pas de nous rappeler sous les grandes bâches du marché, abritant du soleil. « Une manière d’affirmer leur antécédence par rapport aux Arabes musulmans arrivés en Egypte au VIIe siècle », affirme Bernard Heyberger.
ON VIENT AFFIRMER SA FOI MALGRÉ LES MENACES ISLAMISTES
Car les rapports interreligieux s’avèrent parfois conflictuels. Au cours des trois dernières années, l’Institut Tahrir a ainsi comptabilisé 400 cas de violences interreligieuses en Egypte. Et l’organisation Initiative égyptienne pour les droits personnels (Eipr), « au moins 77 épisodes, plus ou moins graves, de violences sectaires dans la région de Minya entre janvier 2011 et août 2016 ». Parmi la foule des pèlerins, on évite de parler de ces épisodes de violence. « Parce qu’ils ont peur, mais aussi parce que la figure du martyr est largement intégrée, depuis des siècles, par les Coptes, explique Marc Zekry, un pèlerin originaire de la ville de Minya. Par ailleurs, la HauteEgypte est aussi le berceau des groupes islamiques comme la Gamaa al-Islamiya. Bien sûr, c’est beaucoup mieux de vivre en Egypte quand on est chrétien qu’en Irak ou en Syrie, mais des histoires aussi sombres, il y en a plein. Surtout, ce qui marque particulièrement les Coptes, ce sont les discriminations ».
Les obstacles, notamment en matière administrative ou
d’emploi, ponctuent leur quotidien. Le père Philoxenos s’en fait l’écho. « Les Coptes sont des citoyens de seconde zone. La discrimination se matérialise, notamment, dans tous les liens que nous pouvons avoir avec l’Etat. Pour obtenir un papier, par exemple, auprès de l’administration, c’est compliqué. Surtout, un certain nombre d’emplois liés au gouvernement ou à l’armée nous sont impossibles. Il est, par exemple, inimaginable de voir un Copte intégrer les Moukhabarat ou monter en grade au sein de la police. »
Ces difficultés n’empêchent pas de nombreuses familles mLuEsFuIGlmARaOnMeAsGAdZeINvEe•n1i⁄2rp,apgeaLrafrogeiusr aFUcc•o17m 8x p1a17g,5nmémes• dPAeRI«S1l2e•u8rJsOURS voisins chrétiens », au Muharraq pendant le pèlerinage.
« Pour la baraka », nous dit-on, mais aussi parce que
« Issa (Jésus) tient une place importante dans le Coran ». C’est le cas notamment de Saïd, 27 ans. Il tient, avec son frère, une boutique de tatouages qui ne désemplit jamais. Les pèlerins s’y pressent nombreux pour se voir apposer une fine et discrète croix à l’intérieur du poignet, l’un des signes traditionnels de reconnaissance des Coptes. « La petite croix, c’est 10 livres », lance Saïd, aiguille en main. Autour de lui, une myriade de parents tendent leur enfant pour ce rite de passage. « Et désormais, on me demande, surtout les jeunes, de faire de plus gros tatouages. Des visages de la Vierge ou des messages à la gloire de Jésus », continue-t-il. Seule l’apparition d’un prêtre copte vient troubler son travail. Aussitôt, le vieil homme à la barbe fournie est happé par la foule, qui oscille entre hystérie et respect. Elle le regarde avec dévotion, tente de lui embrasser la main, de le toucher. Des enfants sont portés par-dessus la mêlée pour se faire bénir. Un mot, un geste provoquent la joie des pèlerins. L’attroupement grossit. Hommes, femmes, enfants viennent, en nombre, depuis une grande place accessible par une porte cochère. Celle-ci ouvre sur un vaste terre-plein sur lequel sont installés, à perte de vue, de tranquilles pèlerins. « Il y a ici plusieurs milliers de personnes. Ils viennent passer une ou deux nuits, parfois plus, et dorment à même le sol. D’autres ont pu louer un logement dans les villages alentour ou l’une des rares chambres du monastère », nous explique le père
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→ cohabitant avec moutons et chèvres, ces familles semblent tendre un miroir du Repos pendant la fuite en Egypte, peint par le Caravage. Les traits tirés, assis au milieu de leurs victuailles et objets personnels… Autour, chacun est à son oeuvre, sous l’oeil sévère des hommes en noir, qui rabrouent, au moindre écart, grands et petits.
La vie de ces pèlerins est rythmée par de puissants hautparleurs qui, entre deux appels pour un enfant égaré, déversent des lectures de textes sacrés et des invitations à rejoindre les liturgies se succédant dans la grande église de la Vierge-Marie, qui semble pourtant trop petite pour accueillir tous les fidèles. Bousculant les barrières instables installées pour la contenir, la foule des pèlerins patiente tant bien que mal, mains jointes, en prières. A l’intérieur, hommes et femmes occupent des bancs séparés. Les trois prêtres procèdent à l’office de l’encens, qu’ils balayent dans un écran de fumée. « Le charbon représente Jésus dans le ventre de la Vierge Marie », nous explique un fidèle. Enfin, délaissant leurs banquettes, les femmes s’avancent vers le prêtre pour une bénédiction. Non loin, au bout d’un petit couloir bordé de bancs, le père Moussa accueille plusieurs dizaines de familles endimanchées. « Je suis le responsable des baptêmes, explique-t-il. Nous en pratiquons toute l’année, mais pendant le pèlerinage, le rythme est beaucoup plus élevé avec 65 baptêmes par jour. » Tandis que ses auxiliaires s’emploient à consigner noms et adresses des familles, le père Moussa prie, petite croix en main, avec la mère. Celle-ci tient dans ses bras le nouveau-né.
Il a pris les traits de l’Enfant Roi, vêtu d’un long linge blanc et d’un bonnet en forme de couronne. Par trois fois, le père Moussa plonge l’enfant dans les fonts baptismaux. « C’est le bain d’éternité. Il symbolise l’inhumation suivie de la résurrection dans le Christ », explique l’homme d’Eglise. Après une brève séance photo, la famille Abanob, qui vient baptiser le jeune Nader, est déjà remplacée par de nouveaux prétendants. « Nous allons aux icônes maintenant, dans l’église al-Azraq », nous avertissent-ils. Cette église est la raison même du monastère al-Muharraq. Là, →
DES ÉGLISES TROP PETITES POUR ACCUEILLIR TOUS LES FIDÈLES
→ où, selon la tradition copte, « la Sainte Famille se serait cachée. L’Enfant sauveur s’est endormi sur cette pierre. Après son ascension, Jésus est revenu ici pour fonder cet autel. Il s’agit donc de la seconde plus vieille église du monde après Bethléem », plastronne le père Philoxenos. Il faut emprunter une longue allée, bordée de jardins potagers et suivre la file des pèlerins, soudainement calme, pour y parvenir. Dans la tiédeur de la pièce, ils touchent chacune des icônes, les embrassent, représentations de saints ou illustrations des étapes de l’exil forcé, avant de faire face à l’autel. Abrité derrière une paroi en bois sculpté, le rituel se répète, dans un silence total, jusqu’à ce que l’armée de bénévoles qui surveillent la scène évacue les lieux jusqu’au lendemain. La nuit tombée, le monastère ne dort pas. C’est une fourmilière insomniaque qui s’agite. « Les mou- led sont toujours une occasion de distractions parfois débridées (…) et permettent de s’affranchir temporairement des normes de la vie ordinaire. Poussés par la réforme aux accents fondamentalistes de l’Eglise copte, les mouleds s’assagissent toutefois », explique Catherine MayeurJaouen, enseignante à l’Inalco et auteur de Pèlerinages d’Egypte. Histoire de la piété copte et musulmane, XVe-XXe siècles.
Ce soir-là, les enfants courent toujours, au milieu de pèlerins assoupis sur leur frêle paillasse. La plupart des fidèles prolongent toutefois le plaisir, au coeur de cette « kermesse sacrée ». Quand certains partent déjà, affaires sous le bras, d’autres profitent d’une promenade embouteillée dans le marché. Les plus assidus occupent toujours les bancs de l’église. Derrière la grande porte, pourtant, qui sépare les fidèles du cours monacal de la vie des moines, le silence semble absolu. Quelques ombres noires apparaissent au clair de lune. Ce sont les moines qui se rendent aux vêpres au son des cloches. Les carillons se mélangent harmonieusement avec l’appel à la prière du muezzin qui résonne depuis les mosquées des villages voisins. « Muharraq ne se résume pas au mouled. Ce n’est même pas le moment le plus spirituel, précise Ladrus, un jeune moine. La plupart des moines n’y participent pas, d’ailleurs. Ils sont plus occupés à prier dans leur cellule. Le dixième jour, tout redeviendra normal. »
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LE 10e JOUR, LE MUHARRAQ RETROUVERA SON CALME