Avec les nouveaux corsaires des mers
Sea Shepherd, l’organisation de défense des animaux marins, s’attaque désormais à la pêche illicite dans le golfe de Guinée. Pour lutter contre la surpêche et le trafic d’ailerons de requins, elle s’est alliée au gouvernement gabonais. Durant un mois, nou
Lancé à toute vitesse, le Zodiac noir bute sur les vagues, les écrase, rebondit. L’équipage s’accroche comme il peut aux arceaux des deux sièges des conducteurs ou aux cordes sur la bouée latérale. Mais impossible de ralentir. Anteo Broadfield, 23 ans, ne veut pas perdre l’effet de surprise sur la prochaine cible : un chalutier chinois qui s’apprête à relever ses filets. Arrivé suffisamment près, le militant australien de l’ONG Sea Shepherd active une sirène suraiguë propre à casser les tympans. Mais loin de s’en plaindre, les militaires gabonais, arc-boutés sur l’embarcation, affichent un sourire entendu : ils sont prêts à en découdre.
Il y a encore deux ans, le manque d’équipement de la Direction générale des pêches gabonaise les empêchait de s’éloigner des côtes pour contrôler les bateaux de pêche étrangers qui sillonnent leur zone économique exclusive, une aire comprise entre 12 et 200 milles nautiques (360 km) de la côte et sur laquelle le Gabon détient l’exclusivité d’exploitation des ressources. Mais en 2016, Sea Shepherd a proposé de mettre à disposition des inspecteurs, pendant la saison du thon (avril à fin septembre), son bateau, l’ancien brise-glace le Bob Barker, ses deux Zodiac, son fuel, et son équipage. Aux Gabonais d’assurer le contrôle et les suites juridiques éventuelles. L’enjeu est de taille : selon les estimations, de 15 à 40 % de la pêche mondiale est illicite, non déclarée et non réglementée, pour une valeur allant jusqu’à 23 milliards de dollars par an (19,7 milliards d’euros) selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cette surpêche menace les écosystèmes, réduit les stocks halieutiques et appauvritlespêcheursartisanaux,leursfamilles,lesrevendeurs et les millions de personnes qui vivent de cette activité.
Sur l’immensité de l’océan Atlantique, l’appel de la sirène est resté sans réponse. L’abordage se fera par la force. Anteo approche le Zodiac au plus près, jusqu’à frotter la coque rouillée du chalutier. « Go marines go ! » Un à un, les hommes en treillis s’agrippent tant bien que mal au bastingage, le rebord du chalutier, ballottés par la houle formée entre le petit pneumatique et l’imposant navire chinois. Ils se hissent à bord, sécurisent le pont, la passerelle, les cabines. Treize marins aux traits marqués, tee-shirts et pantalons souillés, parfois pieds nus sont rassemblés sur la poupe du bateau. Le but : laisser place à l’équipage d’un deuxième Zodiac avec, à son bord, des inspecteurs des pêches et des militants de Sea Shepherd : une traductrice, une biologiste, des documentaristes. L’origine de cette étrange collaboration repose non loin, par 4 000 mètres de fond. C’est là que s’est achevée, en avril 2015, la plus longue course-poursuite marine du monde. Avec un
LA PÊCHE ILLICITE REPRÉSENTE PRÈS DE 23 MILLIARDS DE DOLLARS PAR AN
naufrage. Pendant cent dix jours, les militants de Sea Shepherd avaient suivi sans relâche le Thunder, un bateau braconnier fiché par Interpol. Après avoir traversé trois océans, et changé maintes fois de route, il finit par se saborder dans le golfe de Guinée, dans la zone économique exclusive de São Tomé-et-Príncipe. Le petit pays n’ayant aucun bateau pour faire respecter les lois maritimes, le Thunder et ses preuves pouvaient sombrer doucement dans l’oubli. Mais les militants de l’ONG ont sauté dans l’épave déjà à moitié inondée, ratissant journaux de bord, ordinateurs et matériel de pêche en quelques minutes. Résultat : des peines de prison et une amende collective de plus de 15 millions d’euros. Une belle victoire et le début d’une nouvelle aventure.
« Le Gabon a été le seul pays à nous répondre qu’ils arrêteraient le Thunder s’il venait dans leurs eaux », témoigne Peter Hammarstedt, alors capitaine du Bob Barker et aujourd’hui directeur des campagnes de Sea Shepherd. L’ONG tient son nouveau projet, la mission « Albacore ». Pourtant, Sea Shepherd n’a pas la réputation d’être particulièrement tendre avec les gouvernements. Avec leur tête de mort sur drapeau noir, ses militants de la protection des océans s’affichent davantage comme des pirates que comme des corsaires, ces combattants des mers agissant autrefois au nom de la Couronne. Depuis 1977, les bateaux de Sea Shepherd ont lutté contre les autorités japonaises, russes, danoises, islandaises ou norvégiennes pour sauver baleines, phoques ou dauphins. Et leurs méthodes se sont révélées parfois très musclées, éperonnant et coulant des baleiniers illégaux, n’hésitant pas à s’interposer entre un bateau et son approvisionneur en carburant, ou à entrer en collision avec des navires ennemis… Pourchassé par le Japon et le Costa Rica, jeté en prison en Allemagne, son fondateur, le Canadien Paul Watson, vit aujourd’hui en exil en France.
En dépit de cette histoire tumultueuse, la collaboration avec le gouvernement gabonais n’est pas vécue comme un revirement : Sea Shepherd se veut une police, une force d’application des règles internationales, en particulier concernant le moratoire sur la chasse à la baleine ou la Charte mondiale de la nature des Nations unies. Peu importe si cela implique une collaboration avec des gouvernements. D’ailleurs, Sea Shepherd protège déjà un sanctuaire marin, les Galápagos, pour le gouvernement équatorien depuis 2000. Et pour lutter contre la pêche illicite, la coopération avec les gouvernements semble inévitable : les zones économiques exclusives contiennent 90 % des stocks mondiaux de poissons. Les pirates sont devenus des corsaires.
Pour Sarah Hayward, la copilote d’Anteo Broadfield, le changementdestratégieestlogique.Ilfautêtreefficace.Cheveuxblonds décolorés sous son casque noir, gilet d’intervention paramilitaire bardé de radios, cette Australienne de 24 ans a participé à la toute dernière campagne de Sea Shepherd en Antarctique contre les baleiniers japonais contournant l’interdiction de pêche et l’arrêt de la Cour internationale de justice de 2014. →
→ « J’ai eu beaucoup de chance d’avoir pu faire cette campagne l’hiver dernier, assure-t-elle. Mais nous n’avons pas beaucoup d’argent. En Antarctique, nous n’avons pas empêché les baleiniers de remplir leurs objectifs. Ici, nous sauvons des vies. »
A quelques encablures du Zodiac de Sarah et Anteo, sur le pont glissant où gisent déjà des poissons coincés entre deux lattes trop émoussées, l’inspecteur adjoint ordonne la levée des filets. Photographe et vidéaste de Sea Shepherd se mettent en position : c’est maintenant qu’est répertoriée toute la pêche dite accidentelle, celle qui ne devrait pas être prise, celle qui tue des espèces que ne commercialise pas le propriétaire du bateau. Ou ne devrait pas commercialiser. Remontés par la poupe, les filets commencent à déverser des flots de poissons. A côté des capitaines, sardines, maquereaux, rougets, mâchoirons juchant le sol, des crabes s’agitent, tentant de se dégager de la masse visqueuse de méduses ou de l’encre noire lâchée par les seiches affolées. « Ils raclent les mêmes fonds plusieurs fois par jour. Tout l’écosystème est détruit ! » s’énerve Constant Ella, biologiste de l’Agence nationale des parcs nationaux du Gabon. Et à la vue des minuscules juvéniles, ces bébés poissons de quelques jours, il se désespère : les juvéniles, prises « accidentelles », ne sont pas commercialisables. Pourtant, dans les cales crasseuses du bateau, des caisses pleines de miniseiches, capitaines ou dentis sont prêtes à fournir le marché chinois et gabonais. Surlepont,labiologistedel’équipeSeaShepherd,KlaraSahlin, rassemble tous les requins pêchés, encore « accidentellement ». Certaines espèces sont protégées, d’autres bien trop
DES ÉQUIPES DISPARATES MÊLANT BÉNÉVO LES VÉGANS ET MILITAIRES GABONAIS
petites pour finir leur vie sur le pont du chalutier. Elle en aligne une bonne quinzaine, avant de réaliser que l’un des milandres jaunes, si petit qu’il ne doit avoir que quelques heures à peine, bouge encore.
La Suédoise s’empresse alors de donner le requin à Sarah, à l’affût dans le Zodiac. Un petit tour sous l’eau dans la main de la jeune Australienne, et le milandre reprend le large. L’équipe a déjà ainsi sauvé deux énormes tortues olivâtres et d’immenses et majestueuses raies. Une goutte d’eau mais une bouffée de motivation pour les militants de Sea Shepherd, dont les trois quarts sont bénévoles.
Comme beaucoup de ses collègues, Sarah a tout plaqué :
logement, meubles, vélo, même une partie de sa garde-robe. Elle était manageuse d’équipe sur une plate-forme téléphonique en Australie. D’autres étaient maçon, esthéticienne, sommelier, ingénieur, étudiant, et viennent d’Angleterre, d’Allemagne, de Suède, de France ou de Singapour. Ils ne rentrent chez eux que quelques semaines, pour gagner quatre sous avant de mieux repartir. D’autres ne rejoignent le Bob Barker que pour trois semaines ou trois mois, offrant leur force de travail en tant que mécanicien, matelot, officier de navigation, cuisinier ou documentariste avant de revenir à leur vie quotidienne. Accroupi près du filet à présent totalement remonté, l’un des ouvriers du chalutier fume une cigarette en attendant que l’inspection se termine. Cheveux noirs mi-longs, l’air beaucoup plus jeune que ses 28 ans, Agung sait bien que les filets sont trop petits, que les juvéniles devraient repartir en mer
perpétuer les espèces, que requins, tortues et raies ne sont pas censés atterrir sur leur pont. Il sait aussi que ses patrons s’en sortent souvent avec une mince amende, voire sans aucune sanction.MaislesGabonaisonttirélesleçonsdeleurscontrôles. Ils travaillent aujourd’hui à renforcer leur législation sur la tailledesfilets,surcelledescaptures,maisaussisurlesprocédures pour sanctionner l’hygiène exécrable des bateaux poubelles et tous les trafics afférents.
Car les inspecteurs de pêche n’ont pas autorité pour condamner la mauvaise isolation des cales, les toilettes sans porte donnant directement sur le pont rempli de poissons, les parois trouées de la salle des machines, les cabines sombres et étriquées, infestées de cafards courant sur les cartons servant de couchage. C’est l’autre face de la pêche illicite : les conditions de travail sont proches de l’esclavage. « C’est très dur, confirme Agung, nous n’avons aucun jour de repos, aucune vacances et nous travaillons en continu. » Par continu, l’Indonésien signifie 24 heures sur 24. Les filets sont relevés toutes les trois heures. Les ouvriers chinois ou indonésiens ne peuvent se reposer qu’entre deux levées. Tous les jours, pendant deux ans. Même lorsque le bateau rentre au port pour décharger, Agung et ses collègues débarquent les caisses, ou raccommodent les filets et repartent aussi vite que possible. Le jeune homme a déjà passé quatre ans dans les eaux de divers pays africains et deux en Uruguay. « Cette fois, j’ai su négocier, affirme-t-il. Et j’ai obtenu 700 dollars (600 €) par mois. Je ne touchais que 160 dollars (137 €) par mois pour mon premier contrat. » Sans perspective en Indonésie, où le poisson se fait de plus en plus rare, le pêcheur a renoncé à voir ses enfants grandir.
Sur la passerelle, l’inspecteur en chef vient de terminer son contrôle administratif mais il ne trouve pas le passeport d’Agung. Pas plus que ceux de la plupart de ses collègues. D’autres ont bien leurs papiers d’identité mais sans aucun visa. « Ils sont restés à terre, au siège de la société », répètent à chaque inspection les capitaines des bateaux. L’excuse revient comme une rengaine contre laquelle les inspecteurs des pêches n’ont pas encore autorité.
Cette pratique ne se retrouve pas seulement sur les bateaux des deux sociétés chinoises installées au Gabon. Ou sur les vaisseaux fantômes qui franchissent la frontière marine sans aucune autorisation. La troisième et dernière entreprise de pêche industrielle basée au Gabon est italienne. Et les conditions de travail n’ont rien à envier aux compagnies chinoises.
« Quand tu arrives, ils prennent ton passeport, ta carte de séjour et ils les mettent directement dans un tiroir. Tu es coincé », témoigne Alioune, ouvrier sénégalais de 45 ans travaillant depuis trois ans sur l’un des crevettiers de la compagnie. Bien au-delà des deux ans de contrat prévus initialement. « J’aimerais repartir voir ma famille, mais ils ne veulent pas. Je ne peux pas me rebeller, sinon ils ne me reprendront plus. Et je n’ai pas d’autre issue. » Au Sénégal, Alioune a vécu quatre ans de chômage. Désespéré, il a fini par accepter le chalutage au Gabon pour gagner 260 000 francs CFA (400 €), au mieux, par mois. Il n’a pas vu ses jumeaux de 12 ans depuis trois ans et sa femme lui a annoncé, il y a un an et demi, une naissance… inattendue. « C’est dur », souffle-t-il. →
→Manquements sur l’ hygiène, sur la taille des filet sou celle des juvéniles, sur les passeports de l’ équipage… Gabonais et militants de Sea Shepherd repartent du chalutier d’Agung avec un rapport lourd. En deux ans, la mission a réalisé 80 inspections et arrêté six navires, dont cinq illégaux, qui pêchaient sans licence.
Même les plus gros bateaux européens ne sont pas épargnés. Si leur hygiène semble irréprochable et les conditions de travail de leurs équipages africains correctes – malgré un salaire moyen à peine supérieur à celui d’Alioune –, deux d’entre eux se sont fait épingler dans les eaux de São Tomé-et-Príncipe, pour abus de licence : la licence négociée avec l’Union européenne stipule «thon set espèces similaires »… Or ces bateaux ne ciblaient que les requins, coupant, malgré l’interdiction, leurs ailerons si prisés en Asie. D’ailleurs, si la biologiste Klara a trouvé une quinzaine de requins dans les filets du chalutier chinois d’Agung, ce n’est pas un hasard. Les ailerons peuvent se vendre jusqu’à 700 dollars (600 €) le kilo. São Tomé-et-Príncipe, collaborant avec « Albacore », a demandé à la Commission européenne de diligenter une enquête sur les violations relevées. Sans grand effet pour l’instant.
Quant aux thoniers ciblant effectivement le thon, ils sont soupçonnés de dépasser leurs quotas. « L’an dernier, toute la flotte européenne avait atteint les quotas négociés entre l’UE et le Gabon, en pêchant d’avril à juillet, témoigne Peter Hammarstedt. Or l’année précédente, lorsque nous n’étions pas là, les bateaux avaient déclaré n’avoir atteint ces mêmes objectifs qu’en septembre. » Etrangement, la production déclarée de thon au Gabon a connu une croissance exponentielle ces dernières années, passant de 5 000 tonnes par an avant 2012, à 37 000 tonnes en 2016.
LES BATEAUX EUROPÉENS SONT AUSSI DANS LA LIGNE DE MIRE
Pour le capitaine de Sea Shepherd, la coopération internationale doit impérativement se remettre en question.
« Donner des millions de dollars ou d’euros pour créer des réserves marines et les faire surveiller par des systèmes satellites, c’est bien,
assure-t-il. Mais ça ne sert absolument à rien sans les bateaux qui les contrôlent. Il faut revenir à la base, au terrain. »
L’Etat gabonais veut aujourd’hui renégocier son accord de pêche avec l’Union européenne sur les contreparties financières (1 350 000 € par an), mais aussi sur le contrôle et les investissements industriels. Aujourd’hui, les thoniers débarquent leur production dans d’autres ports africains où personne ne vérifie les quotas. Les thons partent ensuite pour l’Europe ou l’Asie, principalement le Japon. Fort de son nouveau statut d’acteur thonier officiellement important, le Gabon est devenu, pour Sea Shepherd, la référence qui convaincra d’autres pays en développement.
« Nous n’avons que six navires, constate Peter Hammarstedt. Nous ne faisons que donner l’exemple. Notre stratégie est de faire du Gabon un épicentre pour ce changement. » Le Bob Barker reviendra donc dans le golfe de Guinée, mais peut-être aussi dans de nouvelles zones.
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