Le Figaro Magazine

En vue : les maîtres de l’espionnage

Dans une remarquabl­e galerie de portraits d’espions, dont certains totalement méconnus, Rémi Kauffer décrypte grandeurs et servitudes de la vie des hommes de l’ombre.

- • EMMANUEL HECHT

Qui connaît Robert Monnier (1888-1939), mort d’épuisement sur les hauts plateaux d’Abyssinie ? Ce personnage rimbaldien mériterait pourtant une statue, parce qu’il est le premier agent du Service action des services secrets français. Fils de pasteur, sous-lieutenant de chasseurs alpins, décoré pendant la Grande Guerre, officier d’état-major, il s’est engagé aux côtés des républicai­ns espagnols et devint le conseiller militaire de l’éphémère président du Pays basque. De retour en France, le commandant de réserve Monnier est chargé de constituer une équipe Action en soutien aux arbegnochs (arbanioche­s), les soldats fidèles à l’empereur d’Ethiopie Hailé Sélassié, en guérilla contre les troupes de Mussolini qui ont envahi leur pays en 1935. On entendra parler plus tard de son supérieur, qui connaît mieux les affaires indochinoi­ses que l’Afrique : Raoul Salan. Des histoires inédites de ce genre, Les Maîtres de l’espionnage en regorge. Collaborat­eur régulier des pages histoire du Figaro Magazine, auteur de livres de référence sur le monde du renseignem­ent civil ou militaire (Histoire politique des services secrets français, Kang Sheng, le maître espion de Mao et, récemment réédité en édition de poche, chez Tempus, Histoire mondiale des services secrets - De l’Antiquité à nos jours), Rémi Kauffer connaît son sujet sur le bout des ongles. Tous les espions, rappelle-t-il, ne sont pas des baroudeurs, le même vocable recoupant différents « métiers ». Aussi a-t-il l’idée judicieuse de classer ses 55 portraits – héroïques ou détestable­s – en sept familles : les grands patrons, les agents de terrain, les chasseurs de taupes, les exécuteurs de basses oeuvres (de Barbie à Beria, sur l’échelle des meurtres), etc. Rien de plus logique pour une activité où la chance et le bluff ont une si grande part. L’autre trouvaille de ce pavé de 600 pages qui se lit comme un roman d’espionnage est de mêler les espions passés à la postérité – l’amiral Canaris, patron de l’Abwehr, le renseignem­ent militaire du IIIe Reich ; Richard Sorge, l’agent de Moscou au Japon de Hirohito ; Kim Philby et des « Cinq magnifique­s de Cambridge », taupes russes au sein de la gentry… – à une galerie de figures méconnues. Ainsi l’auteur nous fait-il découvrir Arvid Harnack, « l’intello de l’Orchestre rouge » (au passage, Léopold Trepper était un imposteur), passé des corps francs de la Baltique au marxisme-léninisme. Ou Wolfgang Lotz, agent du Mossad d’origine allemande se faisant passer pour un ancien de l’Afrikakorp­s au Caire. Ou encore Cremet, anarcho-syndicalis­te devenu agent de Staline : en poste à Shanghaï, il explique à Malraux, futur auteur de La Condition humaine, les dessous de l’undergroun­d communiste chinois.

Sans doute la fascinatio­n pour l’espionnage, confirmée par le succès des séries télé, de Hatufim au Bureau des légendes en passant par Homeland va-t-elle se nicher dans la part la plus trouble de l’univers du renseignem­ent : le cloisonnem­ent, la dissimulat­ion, la fabulation, le mensonge, la lâcheté, la peur. Dans ce jeu des sept familles, « les Versatiles », agents doubles ou dissidents, sont les plus intrigants, parce que leur conduite met à jour les méandres de l’âme : « le facteur humain », résumait l’ancien agent Graham Greene. Comparés à eux, les « fauteurs de troubles », qu’ils soient, « malchanceu­x » ou « scandaleux », relèveraie­nt presque du folklore. Le plus célèbre est John Le Carré (L’Espion qui venait du froid, La Taupe, Les Gens de Smiley). David Cornwell pour l’état civil, il a la singularit­é de détester James Bond, tout autant que son créateur, Ian Fleming, hâbleur jovial qui se croyait obligé d’exhiber des jeunes filles au brushing impeccable et en maillot deux pièces. Ses anciens collègues du MI 5 (contre-espionnage), puis du MI 6, pourtant habitués à l’understate­ment, le lui rendirent bien le jour où il lâcha « le Cirque » – le siège des services pour la littératur­e. « Avec ses officiers en proie au mal de vivre, ses homos, ce cocu de Smiley en futur patron », et pour avoir vendu la mèche, rappelle Kauffer, il fut à leurs yeux un « enfoiré ». Definitely.

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Dans « Les maîtres de l’espionnage » (Perrin, 617 p., 26 €) fgurent notamment l’amiral Canaris, Mata Hari, Kim Philby et Richard Sorge (page de droite, de haut en bas et de gauche à droite).

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