Livres/Le livre de Frédéric Beigbeder
Mea culpa ! On ne l’a pas vu venir, ce Goncourt. Une erreur d’inattention sur 500 colis réceptionnés… Cet ouvrage mince est passé au travers de nos radars. Il dégage pourtant un rayonnement extraordinaire : L’Ordre du jour, ce sont Les Damnés sans la préciosité de Visconti, La Résistible Ascension d’Arturo Ui en moins burlesque… la principale référence étant plutôt Le Dictateur de Chaplin. Voici un récit satirique qui nous plonge au coeur d’un phénomène absurde (l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’un nabot moustachu et hystérique) aux conséquences incalculables. Il existe trente mille livres sur le sujet et pourtant celui-ci se déguste comme aucun autre, parce qu’il est écrit (et donc lu) avec la jouissance que confère la postériorité. Eric Vuillard jouit avec supériorité de voir s’aveugler les contemporains d’Adolf Hitler. Avec lui, nous jubilons d’être supérieurs au dictateur – comme c’est facile aujourd’hui ! (Rappelons tout de même que Chaplin a fait la même chose en 1940.)
Les jurés de l’académie Goncourt, comme ceux du Renaudot et celles du Femina (notez l’effort de grammaire inclusive), ont donc choisi de couronner des oeuvres de non-fiction. Le roman irréaliste est en train de mourir sous nos yeux ; à chaque rentrée, on le voit enterré plus profondément sous la pelletée des histoires vraies. A titre personnel, je m’en félicite, pour avoir toujours cherché à abattre le mur qui sépare (artificiellement) la colonne « romans » et la colonne « essais » dans les listes. Il s’agit toutefois de la plus vaste OPA de la réalité sur la fiction de toute l’histoire du roman ! Jamais avant le cru des prix 2017, la France n’aura entériné aussi clairement la défaite de l’imagination. Même pour un partisan du roman naturaliste, cette victoire de Balzac par K.-O. possède un goût amer. Qu’il est triste de ne plus avoir d’adversaire à part Dan Brown ! Et souvenons-nous que Balzac a aussi écrit La Peau de chagrin ! Reste la principale question : L’Ordre du jour
d’Eric Vuillard est-il un cadeau recommandable pour le 24 décembre au soir ? Ce tableau d’une déliquescence, ces pages de lâcheté et de compromissions, ces glissements progressifs de la démission font froid dans le dos. M. Vuillard interprète avec doigté sa petite sonate de la destruction de l’Europe par quelques entreprises allemandes. Le nazisme est la rencontre de quelques trouillards avec une bande de voyous. Il y avait une brèche et personne pour la colmater. Emballé sous papier cadeau, cet ouvrage sent le sapin, et mérite donc bien sa place dessous.
L’Ordre du jour, d’Eric Vuillard, Actes Sud,
150 p., 16 €.