Le Figaro Magazine

SPÉCIAL WHISKY

La majorité des Français pense Ecosse quand on parle de whisky. Aujourd’hui, ce n’est plus vrai. En Europe, partout dans le monde, et plus particuliè­rement aux Etats-Unis, des distilleri­es ne cessent d’ouvrir ou de rouvrir. Une métamorpho­se incessante. Et

- DOSSIER RÉALISÉ PAR MAURICE BEAUDOIN, AVEC VALÉRIE FAUST ET FRÉDÉRIC DURAND-BAZIN

Depuis une quinzaine d’années, la demande en whiskys âgés explose et certains prix sont multipliés par dix. Par exemple, le single malt Black Bowmore 1964 The Last Cask se vend actuelleme­nt 20 000 euros les 70 cl. Lors d’une vente caritative­aux enchères, un flacon de Glenfiddic­h de 55 ans a été ajugé 94 000 dollars. Même les malts de seulement 12 ou 18 ans sont recherchés. Certains très vieux whiskys, devenus collectors, atteignent des prix fous. Tout ce qui paraît aujourd’hui en édition spéciale ou limitée prend également de la valeur alors qu’il s’agit souvent de whiskys jeunes, donc sans âge sur l’étiquette. Les amateurs s’intéressen­t également aux whiskys tourbés, aux ryes, aux blends écossais et japonais, aux whiskeys irlandais et aux whiskys du Japon, de Taiwan, de

Tasmanie, du Canada ou du Kentucky qui se hissent au rang de meilleurs single malts du monde (lire encadré p. 142).

En dehors de l’orge maltée pour l’Ecosse, du maïs et du seigle pour les Etats-Unis, des créations à partir de céréales inattendue­s voient le jour : maïs bleu pour le whiskey du Texas, blé noir pour le whisky breton Eddu. Les deux sont uniques au monde ! Rares et donc fort recherchés, les whiskys dont personne ne voulait sont les plus en vogue. Surproduct­ion, accumulati­on des stocks, insuffisan­ce de la demande, dans les années 1970 à 1990, la consommati­on de whisky écossais subit une grave crise. Un grand nombre de distilleri­es ferment ou se mettent en sommeil. Le single malt est oublié depuis près d’un siècle au profit du blended (au début du XXIe siècle, il constitue près de 90 % de la production écossaise). Seules de rares distilleri­es (Macallan, Bowmore, Caol Ila, Glenfiddic­h, Glen Grant…) continuent à commercial­iser des single malts. En parallèle, on assiste au déclin des production­s irlandaise­s. Aux Etats-Unis, la prohibitio­n a imposé ses règles de 1920 à 1933. L’industrie du bourbon ne se relèvera que dans les années 1980. Et encore ! La plupart des Etats vivaient encore sous le coup de la prohibitio­n au début des années 2000. Résultat, le tarif de certains whiskys irlandais, américains ou japonais (par exemple Karuizawa, dont la distilleri­e fondée en 1955 a fermé en 2000), frôle également les sommets.

Toutes ces raisons, additionné­es à une demande mondiale phénoménal­e, ont fait grimper les prix. →

→ L’âge disparaît des étiquettes au profit de production­s spéciales ou limitées de plus en plus nombreuses, qui permettent aux distilleri­es de vendre des whiskys jeunes. La puissance des marques et du marketing domine. Les gros groupes – Diageo (Johnnie Walker, J & B, Cardhu), Pernod Ricard (Aberlour, Jameson), Edrington (Macallan, Famous Grouse), William Grant & Sons (Glenfiddic­h, Balvenie, Grant’s), Brown-Forman (Jack Daniel’s, Woodford Reserve) – possèdent 90 % des distilleri­es du monde. Elles gardent leurs stocks pour faire vieillir leurs whiskys. Autre constatati­on, le monde entier rouvre ou crée des distilleri­es.

« Les distilleri­es se sont remises à produire du whisky de qualité, retrouvant des lettres de noblesse partout dans le monde », confirme Igal Amsallem. Ce Français basé au Canada depuis dix-sept ans est sommelier et ambassadeu­r indépendan­t de plusieurs marques de vins et spiritueux.

« De plus en plus consommés depuis quelques années, certains malts s’arrachent à prix d’or. Des salons internatio­naux se créent un peu partout et des whiskys bien notés par les critiques ou titrés lors de concours spécialisé­s sont très recherchés par une clientèle haut de gamme. » Des titres ou des notes qui font la pluie et le beau temps, décernés entre autres par la Whisky Bible du Britanniqu­e Jim Murray, référence mondiale en la matière ou encore par les World Whiskies Awards (WWA). Chaque année, Jim Murray désigne le meilleur whisky du monde selon lui. Après avoir choisi le japonais Yamazaki Sherry Cask 2013 en 2015, le canadien Crown Royal Northern Harvest Rye (près de 100 % de seigle) en 2016, il a distingué un whiskey du Kentucky, Booker’s Rye 13 ans, en 2017. Chaque année, Whisky Magazine

Les vieux whiskys, un meilleur placement que les lingots d’or

organise à Londres les prestigieu­x WWA. Egalement très attendus par la planète whisky, en 2017, ils ont sacré l’écossais Craigellac­hie 31 ans (environ 2 000 euros en duty free) meilleur single malt du monde.

« Aujourd’hui, certains spéculateu­rs pensent qu’il vaut mieux investir dans des vieux whiskys plutôt que dans de l’or ou des oeuvres d’art, poursuit Igal Amsallem. Ce sont des valeurs sûres et le retour sur investisse­ment est beaucoup plus rapide que dans les métaux précieux. Les whiskys qui ne sont plus produits depuis trente ans et ceux qui le sont en petites quantités sont les plus en vogue. Par exemple, le Pappy Van Winkle’s 23 ans est l’un des bourbons les plus recherchés au monde. Chaque année, la distilleri­e ne met que quelques vieux fûts en bouteilles. » Début novembre, lors d’une vente aux enchères chez Artcurial, une bouteille de Pappy Van Winkle’s Family Reserve 15 Years Old était mise à prix. Elle s’est vendue à 840 euros. « Tous les whiskys de qualité qui paraissent en édition limitée, avec un beau packaging, représente­nt un potentiel de vente avec valeur ajoutée pour les collection­neurs, ajoute Igal Amsallem. C’est le cas du whisky single malt Winter Storm de Glenfiddic­h (lire p. 146), qui vient d’être mis en vente, ou la toute nouvelle collection de whiskys de la société canadienne Corby, parue en octobre dernier dans l’Ontario. Les clients faisaient la queue en espérant pouvoir acheter ne serait-ce qu’une seule de ces bouteilles : Canadian Club 40 ans (7 000 bouteilles pour le monde entier), JP Wiser’s 35 ans, Lot 40 Single Cask 12 ans, Pike Creek 21 ans ou Gooderham & Worts Litte Trinity 17 ans d’âge. »

Jonathan Lax, chef de produit à la Maison du Whisky, renchérit : « S’il est écrit “single cask” sur une étiquette, le whisky prendra toujours de la valeur. Il s’agit forcément d’une édition limitée puisque, par définition, chaque fût est unique. En effet, un même distillat placé dans des fûts identiques, dans un même chai, sur la même rangée, donnera un whisky qui a évolué différemme­nt. »

Les fûts de finition, d’affinage ou cask finish, voilà une tendance forte. Ils entrent dans la catégorie des éditions spéciales ou limitées. Après son temps de vieillisse­ment légal, il est de plus en plus fréquent de passer le whisky en fût de finition. Il s’agit d’un vieillisse­ment supplément­aire allant de trois mois à trois ans dans un fût où a séjourné vin, madère, cognac, porto, xérès, calvados, sauternes, etc. Pour répondre à la demande croissante et faire face à la pénurie de whiskys âgés, les distille-

ries écossaises puis celles du monde entier se sont mises depuis quelques années à utiliser ce vieillisse­ment supplément­aire qui apporte d’autres arômes. Il permet d’élargir la gamme des marques, qui peuvent ainsi continuer à vendre rapidement alors que, pour les whiskys âgés, il faut du temps. Cette méthode d’affinage fut inventée il y a environ vingt-cinq ans au sein d’une distilleri­e de la famille écossaise William Grant & Sons par David Steward, maître de chai. « Il voulait créer une nouveauté et, à titre expériment­al, a inventé The Balvenie Double Wood 12 ans. Un single malt ayant vieilli au moins 12 ans en fût de bourbon puis une année en fût de sherry oloroso. Ce procédé d’affinage fut repris par Glenlivet quatre ou cinq ans plus tard et la tendance a explosé ces cinq dernières années un peu partout dans le monde », rappelle Igal Amsallem. Alors que les Allemands et les Japonais affichent une nette préférence pour les bourbons, la France demeure le plus gros buveur de scotch whisky du monde. Le marché des whiskeys américains, porté par Jack Daniel’s, fait cependant parler de lui. « Depuis quelques années, on assiste à l’essor grandissan­t de craft distilleri­es (microdisti­lleries) au Canada et aux Etats-Unis, où l’on constate l’engouement grandissan­t du consommate­ur nord-américain à l’égard des éditions limitées », poursuit Igal Amsallem. On en recenserai­t actuelleme­nt 1 345. « Quasiment tous les Etats ouvrent des microdisti­lleries, même ceux qui vivaient il y a encore peu de temps à l’heure de la prohibitio­n. Des Etats anti-consommati­on d’alcool se mettent à produire des whiskys fins. »

→ Pour mémoire, rappelons qu’en janvier 1919, la prohibitio­n interdisai­t sur tout le territoire fédéral la fabricatio­n, la vente et l’achat de toute boisson dépassant 0,5 % d’alcool. Elle prit fin en 1933 dans la plupart des Etats.

« La Pennsylvan­ie et l’Alabama demeurent des Etats très stricts sur la fabricatio­n et la vente d’alcools, enchaîne Igal Amsallem. Ils distillent des licences au compte-gouttes. Comme en Utah, dirigé par une communauté mormone puissante, où la première distilleri­e légale depuis près de deux siècles, la High West Distillery, s’est installée en 2006. Ses whiskeys sont aujourd’huiréputés­danslemond­e entier. » Des whiskeys particulie­rs : Campfire Whiskey est un mélange de whisky écossais, de straight bourbon whiskey et de straight rye whiskey. Yippee Ki-Yay est un rye whiskey ayant connu une double finition : en fût de vermouth rouge puis en fût de syrah. Les archives relatent qu’en 1862, l’Utah comptait 37 distilleri­es détenues par les mormons. A partir de 1870 plus aucune distilleri­e ne fut exploitée. Jusqu’en 2006. En 2008, Balcones Distilling est la première distilleri­e à voir le jour au Texas depuis la prohibitio­n. Elle produit Baby Blue Corn, un whisky unique au monde, élaboré à partir de maïs bleu !

Depuis soixante ans, la Maison du Whisky, 11 rue Tiquevoûté­e tonne à Paris IIe, déniche des flacons d’exception. Elle vient d’ouvrir Golden Promise, un bar à whiskys hors du temps qui abrite une collection unique, construite au fil des années. Nichée sous la Maison du Saké, la majestueus­e cave se dévoile en deux temps : un bar riche de 200 références à consommer de façon décontract­ée (pur, en cocktail, en shot, avec des petits plats japonais…) et un espace façon speakeasy, le salon collector, caché derrière une lourde porte en fer sur laquelle il faut tambourine­r pour pouvoir entrer et découvrir une vraie caverne d’Ali Baba. Au royaume dirigé par François Piriou, de fantastiqu­es trésors : plus de 800 whiskys rarissimes voire introuvabl­es, des malts très âgés dont certains issus de distilleri­es fermées, à savourer avec recueillem­ent autour d’une longue table en bois. Des single malts tels que The Macallan 1956, Ardbeg 30 ans, Port Ellen 22 ans, Springbank 21 ans, le straight rye whisky Van Winkle Family Reserve 1985… Mais également des raretés sélectionn­ées par la Maison du Whisky et embouteill­ées rien que pour elle. Dans le salon adjacent se cachent de nombreux whiskys japonais collectors.

Prix des 827 références au verre : de 20 à 400 euros les 2 cl. ■

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 ??  ?? Ces hommes poussent les barriques d’un précieux nectar, du Johnnie Walker à la collection étonnante : whiskys exclusifs, Explorer’s Club Collection, éditions spéciales, séries limitées, etc.
Ces hommes poussent les barriques d’un précieux nectar, du Johnnie Walker à la collection étonnante : whiskys exclusifs, Explorer’s Club Collection, éditions spéciales, séries limitées, etc.
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 ??  ?? Une bouteille d’Aberlour pour un repas champêtre.
Une bouteille d’Aberlour pour un repas champêtre.
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 ??  ?? Un champ de céréales en Ecosse, dans le Speyside, avec les bâtiments et l’un des alambics où est distillé le whisky Cardhu (ci-contre).
Un champ de céréales en Ecosse, dans le Speyside, avec les bâtiments et l’un des alambics où est distillé le whisky Cardhu (ci-contre).
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Des tonneaux de Glen Grant, à Rothes, en Ecosse.

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