Oliver Stone : « Le Poutine que j’ai rencontré est bien différent du “méchant” des médias américains »
C’est une rencontre au sommet. Durant cinquante heures d’entretiens, Vladimir Poutine s’est confié au grand cinéaste américain, Oliver Stone. Le réalisateur de Platoon en a tiré un documentaire, puis un livre, Conversations avec Poutine (Albin Michel), pl
PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
JFK, Nixon, W. (Bush)… Oliver Stone s’était fait jusqu’ici une spécialité des biopics consacrés aux présidents américains. Cette fois, il a choisi d’explorer la personnalité et les choix politiques d’un président russe. Durant deux ans, à intervalles de six mois, le cinéaste a rencontré Vladimir Poutine dans son bureau du Kremlin. Dans Conversations avec Poutine (Albin Michel), celui-ci se livre comme jamais et révèle sa vision des relations russo-américaines. C’est sans doute le sujet qui a le plus passionné Oliver Stone, à la fois grand patriote américain et contempteur d’un « Etat profond » qu’il juge « belliciste ». Le réalisateur, également admirateur de Castro, apparaît fasciné par celui que d’aucuns décrivent comme un « nouveau tsar ».
A la fin du livre, Poutine prévient : « On vous fera souffrir pour ce que vous avez fait. » Une prédiction qui s’est révélée exacte. Ces Conversations avec Poutine peuvent être jugées trop complaisantes, il n’en demeure pas moins qu’aucun journaliste n’avait recueilli jusqu’ici un témoignage aussi nourri de celui qui est, qu’on l’aime ou le déteste, l’un des chefs d’Etat les plus puissants du monde. Cela mérite qu’on s’y arrête. La parole est à la défense.
Comment devient-on le confident de Vladimir Poutine ? J’ai rencontré M. Poutine pour la première fois par l’intermédiaire de l’avocat de Snowden (lanceur d’alerte américain exilé en Russie, ndlr) pour lui poser des questions sur ce dernier. Nous tournions les scènes finales de mon biopic, Snowden, à Moscou. Poutine nous a donné son point de vue sur cette affaire de manière très claire et très affable. De là est née l’idée de prolonger cet entretien et d’en faire un documentaire, puis un livre. Nous avons commencé à filmer juste après avoir bouclé le tournage de Snowden, en juin 2015. On a juste eu à faire déménager nos équipes pour les installer dans les bureaux du Kremlin. C’est ainsi qu’a débuté ce projet qui s’est finalement étalé sur deux années. M. Poutine a apprécié que nous ayons fait d’importantes recherches en amont et soyons au fait de la plupart des problématiques que connaissait le monde à cette époque. Cela nous a permis d’avoir une conversation spontanée. Selon moi, une attitude hostile se serait révélée contre-productive et aurait débouché sur des réponses cinglantes de M. Poutine, comme récemment avec Megyn Kelly de NBC News. Elle a évoqué en toute méconnaissance la cyberguerre. Résultat ? Le téléspectateur n’a rien appris de l’entretien et a juste retenu l’ignorance qu’a démontrée Megyn Kelly quant aux sujets sur lesquels elle interrogeait le président russe.
Votre perception du personnage a-t-elle changé ?
D’un point de vue occidental, j’avais une perception négative du personnage et de sa politique. Mais je m’étais souvent rendu en Russie. J’y suis allé pour la première fois en 1982, sous l’ère Brejnev. J’y ai rencontré plus de douze dissidents qui avaient eu des ennuis avec le régime et avaient été envoyés dans des hôpitaux psychiatriques. J’ai aussi fait la connaissance de M. Gorbatchev aux Etats-Unis et en Russie. Après ses critiques envers M. Poutine, il a changé sa position dans la foulée des événements de 2014 en Ukraine. A moi et à d’autres, il a affirmé qu’alors que l’Occident élargit l’Otan et monte un coup d’Etat en Ukraine, « M. Poutine est l’homme idéal pour la Russie ». Les médias occidentaux restent très discrets sur ce point de vue émanant d’une personnalité internationale aussi respectée que Gorbatchev. Les Américains décrivent à leur manière Poutine comme un être froid, cynique, sans pitié, comme un assassin de journalistes et de candidats de l’opposition, donc comme le pire des tsars. La personne que j’ai rencontrée est bien différente. Devant moi se trouvait un homme aux faux airs de technocrate européen. Et je dois dire que, sur plus de cinquante heures d’entretiens, je ne l’ai pas entendu une seule fois élever la voix, que ce soit avec nous ou avec ses équipes. Il se montrait toujours disponible. A l’évidence, son temps était précieux et limité, quelquefois il arrivait avec six à sept heures de retard et il devait parfois nous recevoir à 11 heures du soir. Mais s’il nous avait →
OLIVER STONE “LE POUTINE QUE J’AI RENCONTRÉ EST BIEN DIFFÉRENT DU ’MÉCHANT’ DES MÉDIAS AMÉRICAINS
→ promis deux heures, alors il nous donnait nos deux heures, même si l’entrevue devait se prolonger pour cela jusqu’à une ou deux heures du matin. Au fur et à mesure, je me suis senti de plus en plus en confiance. Je me sentais capable de le pousser un peu plus dans ses retranchements, notamment sur les questions relatives au processus démocratique en Russie. Il y a eu des moments où il devait bouillir intérieurement, c’est évident. Mais il ne l’a jamais montré. Il a toujours répondu avec patience.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de complaisance ?
De la part des médias privés américains, cela n’est pas une surprise. Au cours de ces dernières années, ils ont affiché une hostilité manifeste envers M. Poutine et ses politiques. De fait, ces médias privés font désormais office de porte-parole du gouvernementaméricain,quiaimposédessanctionsàlaRussie après le début de la guerre dans l’est de l’Ukraine. Le but de ces sanctions et de ce conflit attisé par les Etats-Unis est de diviser l’Europe, de freiner ses liens commerciaux avec la Russie et de la maintenir dans le camp de l’Otan. Les propos de M. Poutine sur l’Ukraine, la Syrie, l’Otan, le terrorisme et toute une série d’autres sujets de ce type n’ont, et c’est un fait, jamais été retranscrits dans leur intégralité en Occident. Les médias américains, emmenés par le Washington Post et le New York Times, et suivis de près par les chaînes d’information, ont outrageusement fait montre de leur refus de proposer une couverture juste, ou même simplement respectueuse sur l’un des plus puissants chefs d’Etat du monde. Un chef d’Etat qui a pour seul tort d’avoir décidé de montrer un peu de réticence et de résistance au concept de nouvel ordre mondial édicté par les Etats-Unis. Je n’ai pas lu un seul article sur la Russie dans ces journaux qui se rapprocherait même un tout petit peu de la réalité que j’ai vue de mes yeux et étudiée. Mes observations sont très semblables à celles, entre autres, de Stephen Cohen, professeur émérite à la New York University et à Princeton, et considéré par beaucoup comme le plus grand spécialiste américain de la Russie. Les critiques quant à l’objectivité de mon travail et sa supposée complaisance sont à l’image des constantes critiques américaines contre la politique russe. Leur but est uniquement de diminuer l’impact des réponses données par Poutine, lui qui est déjà si peu écouté par l’Occident.
Paradoxalement, vous êtes parfois plus sévère avec les Etats-Unis que Poutine lui-même ! Le ressentiment que vous pouvez avoir à l’égard de votre propre pays ne vous a-t-il pas conduit à idéaliser le maître du Kremlin ?
A mon avis, de manière inédite dans les médias occidentaux, nous avons permis à M. Poutine de présenter sa propre vision des faits qui, à ses yeux, ont marqué les relations russo-américaines entre 1999 et 2017. Il faut lui prêter une oreille attentive. Il convient d’écouter sa description de la crise ukrainienne et du coup d’Etat jamais reconnu par les Etats-Unis. Fait par fait, comparez l’exposé de M. Poutine avec la version « convenue » aux Etats-Unis. De même, réexaminez l’« annexion » de la Crimée – ou s’agissait-il d’un référendum sur lequel le peuple de Crimée s’est prononcé ? Voyez aussi par vous-même, de
Nous nous trouvons dans une situation où la suprématie américaine tous azimuts et les dernières évolutions en matière de guerre menacent tout l’univers
manière rationnelle, qui sur ce point se rapproche le plus de la réalité – la Russie ou les Etats-Unis ?
Ceux qui liront le livre, découvriront que M. Poutine prône inlassablement un respect du droit international comme unique solution pour garantir la stabilité dans l’ordre mondial et préserver la paix dans tous les pays. Il le répète constamment et, pourtant, on le représente invariablement comme le « méchant ».
Votre expérience de la guerre du Vietnam [engagé volontaire, Oliver Stone a servi dans la 25e division d’infanterie et la 1re division de cavalerie, ndlr] a-t-elle modifié pour toujours votre vision du monde ?
Mon expérience au cours de la guerre du Vietnam a certes influencé ma vie. Il ne s’agit toutefois pas du seul événement déterminant. Rendez-vous compte. Sous l’influence de mon père, dans ma jeunesse, j’étais très conservateur. Mon père était farouchement opposé à Roosevelt et au New Deal. Il a embrassé l’idée de la guerre froide. Dans mon ouvrage intitulé
Une autre histoire de l’Amérique, rédigé plusieurs années plus tard, je propose une lecture critique de l’histoire officielle de cette période. J’en suis arrivé à croire que la guerre froide a été elle-même une fiction promue par les Américains pour terroriser notre population et permettre l’expansion du complexe militaro-industriel tel qu’il existe aujourd’hui. C’est pour ces raisons que je porte un jugement sévère sur les Etats-Unis. De fait, selon moi, nous nous trouvons dans une situation où notre suprématie tous azimuts et les dernières évolutions en matière de guerre menacent tout l’univers. A présent, il nous est possible de détruire avec trop de facilité l’humanité tout entière.
Poutine apparaît dans votre livre comme un « nationaliste russe blessé ». Peut-on dire que vous êtes vous-même un « patriote américain blessé » ?
Oui, on peut dire ça. Mais ma vision du monde dépasse largement mes états d’âme au sujet de mon expérience de soldat au Vietnam. Dans les années 1980, je me suis rendu en Amérique centrale pour réaliser Salvador. Sur place, de nouveau, j’ai pu constater cette pratique bien américaine qui consiste à mener des guerres inutiles sous des prétextes fallacieux. On pourrait aussi rappeler les mensonges racontés par l’Administration Bush au sujet des armes de destruction massive pour justifier la seconde guerre en Irak. Les agences de renseignement ont aujourd’hui atteint un niveau de puissance qui n’a jamais été celui pour lequel elles ont été conçues. Eisenhower lui-même serait choqué. Est-ce que les agences de renseignement peuvent soudainement annoncer que Donald Trump est un candidat mandchou mis en place par les Russes et s’attendre à ce que tout le monde les croient ?
Concernant M. Poutine, on peut le voir comme un « nationaliste » russe dans la mesure où il défend les intérêts nationaux de la Russie, à l’instar, par exemple, des dirigeants chinois. Au contraire, l’Occident et l’Europe de l’Est sont manifestement tombés sous la coupe de l’Otan. D’aucuns pourraient cependant être surpris de constater que M. Alexeï Navalny, opposant de Poutine et chouchou des médias →
OLIVER STONE “LE POUTINE QUE J’AI RENCONTRÉ EST BIEN DIFFÉRENT DU ’MÉCHANT’ DES MÉDIAS AMÉRICAINS
→ occidentaux, est bien plus nationaliste que le président russe. Si Poutine venait à perdre les élections de 2018, je n’entrevois aucune alternative valable. Au pouvoir accéderait soit un régime très nationaliste, soit un suppôt de l’Occident à l’instar d’Eltsine. Et une fois de plus, la Russie serait dévastée et dépouillée de ses ressources.
Trois personnes de l’entourage de Trump ont été inculpées, soupçonnées de collusion avec la Russie…
S’il y a une chose que l’affaire Snowden a bien prouvée, c’est que ce sont les Etats-Unis qui ont des oreilles partout, qui surveillent les débats politiques et essayent de contrôler les événements et les élections. Les allégations d’ingérence russe dans les élections américaines me font bien rire. Les montants évoqués par les sources d’information occidentales sont ridiculement bas pour que la Russie puisse obtenir le moindre résultat d’envergure. A titre de comparaison, on pourrait pointer du doigt l’exorbitant montant des campagnes publicitaires financées par des milliardaires américains tels que Sheldon Adelson ou les frères Koch, qui ont une influence énorme sur le paysage électoral. De surcroît, au cours de ce nouveau siècle, le collège électoral lui-même a attribué à deux reprises la présidence aux perdants du vote populaire : George W. Bush et Donald Trump.
Alors, qui sape la démocratie américaine ? Pas la Russie. Ce sont les Etats-Unis eux-mêmes. Je ne crois pas un seul instant à la moindre incidence de l’influence russe. M. Trump a été désigné sur ses propres mérites, et en raison de la défaillance du système politique américain, qui permet le découpage électoral et l’investiture sur la base des suffrages du collège électoral, et non du vote populaire.
Lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, vous avez annoncé ne soutenir ni Donald Trump ni Hillary Clinton…
J’aurais aimé voir Bernie Sanders nominé légitimement pour représenter le Parti démocrate aux élections. J’aurais voté pour lui si cela avait été le cas. Comme je l’ai dit publiquement, j’ai donné ma voix à Jill Stein, la candidate d’un parti tiers. Je n’aurais jamais pu appuyer Hillary Clinton, une secrétaire d’Etat au lourd bilan belliciste. Elle semble ne rien avoir appris des erreurs commises en Libye, en Irak ou en Afghanistan.
Comme de nombreuses personnes, j’ai été assez surpris par le résultat de l’élection présidentielle américaine de 2016 mais pas vraiment choqué non plus. Je crois que j’avais quand même compris la colère qui montait contre le statu quo et le verrouillage de Washington. Les actions menées ensuite par Donald Trump ont été pour la plupart lamentables. Il a désigné les mauvaises personnes dans son gouvernement et presque sur chaque question, il n’a pas pris les bonnes décisions. Il n’a pas été en mesure de parvenir au moindre rapprochement avec la Russie. Mais cet échec résulte malheureusement une fois de plus de l’impasse créée par les services de renseignement et l’Etat profond en matière de politique extérieure.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
Conversations avec Poutine, d’Oliver Stone. Albin Michel, 430 p., 22 €.