ICI, LE VOYAGEUR PLONGE DANS UNE MOSAÏQUE DE CULTURES...
DDOliviers, epuis le mont des
on embrasse la vieille ville de Jérusalem. Derrière le cimetière juif et la muraille ottomane, le coeur de la cité millénaire se détache des quartiers modernes. Le regard glisse sur l’esplanade, se perd dans l’entrelacs de dômes, clochers, portes, ruelles, remparts, minarets, coupoles. Dans cet « océan imaginaire », qui fascina Lamartine et tant d’autres assoiffés d’Orient, le passé entre en collision avec le présent et le présent avec le sacré. Quelques rares visiteurs succombent au choc émotionnel en proie à un délire mystique nommé « syndrome de Jérusalem ». Pour les autres, débute alors le voyage dans la Palestine d’aujourd’hui, terre convoitée, disputée, occupée, à l’histoire maintes fois réécrite. Le vendredi, Jérusalem bouillonne. A quelques heures du début du shabbat, il faut se laisser envahir par les plaintes des mères sanglotant contre le mur des Lamentations, les pages de la Torah plaquées sur le visage. Sous les magnifiques voûtes mamelouks du marché al-Qattanine, il faut sentir la foule se presser vers l’esplanade des Mosquées pour l’appel à la prière, puis en sens inverse, vers la porte de Damas où se déploient les stands de bonbons et de bibelots religieux. Il faut se laisser happer par l’élégant cortège blanc qui chemine dans le sillage d’un prêtre érythréen drapé d’un voile immaculé. Puis suivre les chants italiens des frères franciscains s’élevant à chaque station du chemin de croix le long de la via Dolorosa, dans le souk, avant de résonner dans la basilique du Saint-Sépulcre. A l’écart de la ferveur religieuse, le temps s’étire sous la vigne et le figuier. On respire. On s’attarde sur les photographies en noir et blanc punaisées chez les vendeurs de houmous, on grimpe sur les toits dorés où des ados font des saltos. Ainsi se dévoile par recoins et couches successives la ville repue de culture et de religion, annexée par les Israéliens en 1967 à la suite de la guerre des Six-Jours, revendiquée à l’Est
par les Palestiniens comme capitale de leur futur Etat. Jérusalem esquisse la mosaïque qui compose la Terre sainte. Le petit musée du patrimoine palestinien, près de la porte de Damas, en offre un remarquable aperçu. Pour une immersion plus large, plusieurs routes s’enfoncent dans les terres arides où se sont succédé les Assyriens, les Grecs, les Romains, les Perses, les Arabes, les croisés, les Ottomans… Depuis le nord de la Cisjordanie, un itinéraire se dirige vers le sud sur les pas d’Abraham, père des trois monothéismes. Le chemin partant d’Irak a été dessiné par des guides il y a une quinzaine d’années, suivant les récits bibliques et des découvertes archéologiques parfois contradictoires.
Première étape, Sebastia, un carrefour des civilisations. Ce bourg de 4 500 âmes repose sur les ruines de Samarie, capitale du royaume d’Israël à la mort du roi Salomon. Bien que mal entretenu, le site archéologique est impressionnant : les vestiges d’une tour de défense d’Alexandre le Grand côtoient ceux d’un théâtre et d’un forum romains, d’une église byzantine, d’un temple qu’Hérode fit bâtir pour l’empereur Auguste, et même des traces de la présence des Omrides et des Cananéens.Danslesquareduvillage,àcinqminutesdemarche, les anciens jouent au backgammon à l’ombre des eucalyptus et des ficus géants. En face, dans l’enceinte de la cathédrale latine, dont les pierres ont servi à la construction d’une mosquée en 1187, campe un minuscule musée exposant poteries, bijoux, ossuaire et un sarcophage finement orné de serpents et de licornes. « Celui-ci a deux mille ans, comme de nombreux objets qui sortent de terre. Le sous-sol regorge encore de trésors cachés », estime Wala Ghazal, jeune archéologue palestinienne qui a participé à des fouilles menées par des chercheurs français. A côté, des étudiants se photographient devant le tombeau de saint Jean-Baptiste… quand leur professeur juge judicieux de rappeler qu’« Il en existe six autres au ProcheOrient… correspondant à six autres versions de la vie du saint. » Ces ambiguïtés sont fréquentes sur la terre de Palestine.
A dix kilomètres, tapie dans une vallée, Naplouse arbore des airs de grande dame meurtrie depuis la seconde Intifada. →
→ Pourtant, dans les ruelles byzantines, près des bains turcs ou de la mosquée à l’imposant dôme vert, on murmure que la « Petite Damas » abriterait plusieurs centaines de millionnaires. « Il y a 400 ans, l’industrie du savon a donné naissance à de grandes dynasties marchandes. Elles assuraient les transferts d’argent sur la route de la soie et ont créé les premières banques de l’empire ottoman », souligne Majdi Shella, coordinateur de projets culturels. Les Touqan possèdent la dernière savonnerie en activité. Au premier étage, un mélange de soude et d’huile d’olive sèche au sol. Abdel Majid le découpe et le poinçonne avec une grande dextérité. « Je fais ça depuis trente-cinq ans. Je suis accro ! Je n’arrêterais pour rien au monde », sourit-il. Le carillon ottoman retentit. Il a résisté à plusieurs tremblements de terre. Comme Abou Imad, 81 ans, qui tient le restaurant de kebab voisin. « C’est mon père qui l’a ouvert, j’ai été témoin de tous les épisodes du siècle ! J’ai connu les Anglais, puis les Jordaniens, puis les Israéliens », rappelle-t-il avant d’évoquer Jacques Chirac et même Guy Mollet. Les curiosités ne manquent pas autour du souk de la vieille ville : la fabrique de bonbons Kuka campée dans une ancienne prison ; le braiment des ânes gardés derrière les lourdes portes cochères ; le fournil Breik, transformé par Basel en caverne d’Ali Baba, où les épices côtoient de vieux outils agricoles, un gramophone hors d’âge et une surprenante tour Eiffel en coquillages. Le caravansérail al-Wakala, dont les chambres du XVIIe siècle viennent d’être rénovées pour accueillir de nouveau les voyageurs de passage, offre un peu de quiétude.
Les Samaritains habitaient le quartier adjacent jusqu’aux années 1980. Depuis, les 400 membres de cette religion proche du judaïsme ont migré au sommet du mont Gerizim. Selon eux, c’est en ce lieu qu’Abraham aurait offert son fils en sacrifice. « Je suis samaritain et palestinien, mais nous refusons de prendre part au conflit », insiste Yavné Cohen, le grand prêtre, qui discute aussi bien de religion que de sa dernière entrevue avec Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne. Deux fois par an, des foules viennent à la synagogue honorer une copie de la Torah considérée comme la plus vieille du monde. Le reste du temps, c’est sur le trottoir d’en face que règne l’agitation. L’épicerie est le seul endroit de la vallée où l’on vend de l’alcool depuis que le dernier chrétien de Naplouse a fermé son débit de boissons. Certains habitants du centre-ville y ont discrètement leurs habitudes.
La route vers le sud serpente entre les collines. Des villages aux toits plats se découpent dans les oliveraies, certains dotés de vastes demeures avec colonnes et allées de palmiers, témoins de la richesse de propriétaires probablement exilés aux EtatsUnis ou en Europe. Les colonies israéliennes morcellent le paysage de toutes parts, avant-postes protégés par l’armée, accrochés sur les hauteurs.
A Taybeh, l’alcool n’a rien de tabou. Ce village 100 % chrétien a même donné son nom en 1994 à la première brasserie de Palestine. Chaque année des milliers de fêtards se réunissent sur le domaine de la famille Khoury pour célébrer l’Oktoberfest. « C’est un endroit petit, mais nous avons un grand →
“J’AI ÉTÉ LE TÉMOIN DE TOUS LES ÉPISODES DU SIÈCLE !”
→ rêve ! Nous voulons prouver que l’on peut faire des produits de grande qualité », s’enthousiasme Madees, 31 ans, qui brasse la bière avec son père. Son frère, Canaan, récemment diplômé d’Harvard, s’est lancé le défi de vinifier les 21 cépages indigènes de Cisjordanie. Ses deux premières cuvées vieillissent en fûts de chêne. A deux coins de rue, George a accroché aux murs de son épicerie un surprenant tableau d’honneur : à côté des portraits d’un pope orthodoxe et de Vladimir Poutine, figurent ceux de Bachar al-Assad et de Kim Jong-un. « Bachar est un héros, il protège les chrétiens. Le Coréen, je l’ai ajouté il y a deux mois parce qu’il s’est opposé à Donald Trump », un prési- dent américain jugé trop proche des positions israéliennes… Un autre Georges a marqué les lieux : saint Georges, le patron du village. Trois églises lui sont dédiées, une melkite, une maronite et une en ruines, perchée sur une colline à l’écart, restaurée sous les auspices du consulat général de France à Jérusalem. De cet édifice croisé, il ne reste que quelques murs et un escalier qui s’élance vers les nuages. Mais le drap d’autel qui claque au vent et les traces d’un récent sacrifice animal trahissent la vitalité qui habite encore les vieilles pierres.
A ce stade, un crochet par Ramallah s’impose.
La capitale, refuge de l’Autorité palestinienne depuis les accords d’Oslo de 1993, est en constante ébullition. Dans le quartier des institutions, le mausolée de Yasser Arafat s’est doté voilà un an d’un intéressant musée dédié à la vie du héros du Fatah. A quelques kilomètres, à côté de la fac de Bir Zeit, le tout nouveau Musée palestinien propose une autre approche de l’identité nationale. Derrière les vitres du bâtiment moderne, des installations d’art contemporain pointent dans les jardins. « Notre mission première est de faire connaître notre patrimoine aux Palestiniens, ici et partout dans le monde. Nous voulons être un centre d’art et de culture majeur, avec des expositions itinérantes », indique Mahmoud Hawari, son directeur venu de Londres. Ramallah, la bulle cosmopolite, est aussi renommée pour sa vie nocturne. Le week-end, toute la jeunesse des environs se donne rendezvous dans les cafés aux noms français, La Vie, La Paix, et dans les restaurants et les bars où l’on danse tard le jeudi soir. En quittant les plateaux, la route traverse des reliefs arides, plonge vers le Jourdain, puis débouche sur Jéricho. Sise à 240 mètres sous le niveau de la mer, celle qui se vante d’être la plus vieille ville du monde est aussi la plus chaude de Palestine : en moyenne 20 degrés de plus que la montagneuse Ramallah ! Ici, l’eau ne manque pas. Les sous-sols regorgent de sources millénaires, mais la bataille pour leur contrôle est rude face aux colonies israéliennes qui ont investi la vallée. Un étonnant téléphérique relie la plaine au monastère de la Quarantaine, accroché au mont de la Tentation, où Jésus aurait jeûné dans le désert. L’ascension est grandiose : la cabine survole des vestiges des Natoufiens, présents il y a 10 000 ans, des jardins, des bananeraies, puis on aperçoit la mer Morte qui scintille dans la brume de chaleur et une chaîne de monts jordaniens. Impossible de partir sans une visite du palais d’Hisham, →
RELIGIEUX OU FESTIF, LE COEUR DES VILLES BAT JOUR ET NUIT
→ résidence d’hiver des califes omeyyades qu’un tremblement de terre a jetée au sol. Des fouilles ont révélé un tapis de mosaïque de 900 m² ! Faute de moyens, le joyau a été recouvert de sable, mais la partie visible laisse rêveur…
Le décor est lunaire. Les ocres changent de ton avec le soleil. Soudain Nabi Musa apparait. Une oasis au milieu des dunes. « Elle abrite un caravansérail, une mosquée et l’emplacement du tombeau de Moïse… Enfin, c’est ce que dit la tradition ! », sourit Jahalin Saker, un Bédouin accompagné de son fidèle Pistachio. « Mon grand-père élève des chameaux sur les hauteurs, mon père m’a appris le dressage. Beaucoup de choses ont changé, les Bédouins sont sur Facebook mais nous nous battons pour conserver nos traditions. Notre campement est à trois kilomètres d’ici », dit-il en désignant le désert de Judée (Sahara Yehudan, en arabe).
Le sentier d’Abraham mène au monumental monastère de Mar Saba. Le site orthodoxe, dont l’accès est interdit aux femmes, est à couper le souffle. Au petit matin, le promontoire d’en face permet d’observer discrètement la vie s’éveiller dans le sanctuaire. Derrière, les silhouettes des dromadaires se découpent sur les crêtes nues.
Retour en ville avec une halte dans la localité de Beit Sahour.
Les vieilles rues pavées, rénovées pour les fêtes de l’an 2000, abritent la fontaine où Marie aurait bu lors sa fuite en Egypte. La quiétude des lieux a aussi attiré les sculpteurs sur bois d’olivier, les intellectuels et les artistes, qui se retrouvent sur les banquettes du Singer Café. Dans son atelier, le chaleureux Arif Sayed semble attendre le visiteur pendant que le vernis d’un oud (luth) sèche sur son établi. « J’ai étudié les violons à Crémone, en Italie, à Istanbul, mais c’est en Allemagne que j’ai finalement appris à fabriquer des instruments orientaux ! », résume le luthier. « Aujourd’hui, je veux développer ce savoir ici, pour qu’on sache conserver nos instruments anciens. »
Les bus des pèlerins qui se rendent sur le lieu de naissance du Christ, dans la basilique de la Nativité de Bethléem, marquent désormais l’arrêt devant une curieuse enseigne. Celle du Walled Off Hotel, juste en face du mur de séparation. Sa promesse marketing ? « La pire vue du monde » ! Les portes ont ouvert en mars 2017 à l’occasion des cent ans de la déclaration de lord Balfour, ministre britannique qui promit au mouvement sioniste la création d’un foyer national juif en Palestine. Derrière l’ensemble baroque – hôtel, galerie d’art, musée sur l’occupation israélienne – se cache Banksy, le street artist anglais mondialement célèbre. Ses réalisations habillent les murs et les chambres, attirant les fans et les courtiers de toute la planète. « Bientôt, on viendra plus à Bethléem pour les peintures de Banksy que pour l’église de la Nativité ! » s’emballe Baptiste Ozenne, un jeune Français, collectionneur et marchand d’art installé à Londres. Le dépaysement est total. On en oublierait presque que le mur de béton qui pousse depuis 2003 en Cisjordanie prive les Palestiniens de mouvement et défigure les paysages en bien des endroits. Les habitants de Battir n’en reviennent toujours pas d’y avoir échappé. Les →
LA PROMESSE DU WALLED OFF HOTEL ? LA PIRE VUE DU MONDE !
→ terrasses de pierres plantées de potagers, de vignes et d’oliviers, irriguées par un système de canaux millénaires ont bien failli disparaître. Mais c’était sans compter sur la détermination des villageois. « Si les bulldozers avaient détruit les 554 000 mètres de murs en pierres sèches, c’est 5 000 ans d’histoire qui partaient en fumée. Cette décision n’appartenait ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens ! », s’émeut Hassan Muamer, un ingénieur reconverti dans le maraîchage. Lorsque le village obtient en 2011 le prix Mélina-Mercouri pour la sauvegarde des paysages culturels, la Palestine n’est pas encore membre de l’Unesco. Elle y est admise peu après. Battir entre au patrimoine de l’humanité en 2014, deux ans après l’église de la Nativité. Désormais, le village aux sept sources mise sur le tourisme durable. Le point d’orgue de la journée y est réservé aux lève-tôt. Des membres des huit grandes familles se rassemblent à l’aube pour partager l’eau disponible dans le réservoir selon un système de mesure inscrit sur une branche de citronnier. La vallée inspire le repos.
Un grand bol d’air est nécessaire pour mettre le cap sur Hébron,
que les tensions et les drames tiennent à l’écart des circuits touristiques. A tort. La vieille ville, avec son souk et ses hosh hébronais, système d’habitation en grappe unique au monde, est une merveille d’architecture. L’Unesco l’a d’ailleurs classée au patrimoine mondial en péril en juillet 2017, déclenchant l’ire du gouvernement Netanyahou. Le tombeau des patriarches, appelé mosquée al-Ibrahim par les musulmans, est le noeud du conflit. Il abrite les cénotaphes d’Abraham, Isaac, Jacob et de leurs épouses Sarah, Rébecca et Léa. Le sanctuaire, comme le reste de la ville, est divisé en deux zones à l’accès restreint par des portiques métalliques. On parle de 2 000 soldats qui patrouillent pour assurer la protection de 500 colons revenus s’y installer. « C’était une ville riche et animée ! Les commerçants et les habitants ont déserté. Les bâtiments tombent en ruine, le caveau est coupé du reste de la ville », regrette Anouar Abou Eisheh, ancien ministre de la Culture du gouvernement Abbas et cofondateur de l’association d’échanges culturels Hébron-France. Pour saisir la schizophrénie de la ville, il faut dépasser le poste de sécurité et emprunter la sinistre rue Shuhada, renommée « rue des Martyrs » : l’artère est interdite aux Palestiniens et surveillée par des militaires et des colons armés. A Hébron, le conflit est plus visible que n’importe où ailleurs. « Je suis originaire de Sarcelles et j’enseigne l’histoire à l’école juive. Je me suis installé ici il y a quinze ans par conviction religieuse, près d’Abraham notre père », débute Eliyahou Attlan, un Français qui accepte de guider les étrangers jusqu’à l’enclave des colons. Du point le plus haut, on aperçoit la mer d’oliviers. Les troncs sont tortueux, comme les chemins de la Terre sainte. Avec ses splendeurs et ses plaies à vif, la Palestine ne laisse aucun voyageur indifférent. ■
DEPUIS CET ÉTÉ, HÉBRON FIGURE AU PATRIMOINE DE L’UNESCO