UNE JOURNÉE DE PERDUE, DIX DE RETROUVÉES
Frédéric Schiffter est un oisif qui pond un livre par an. On l’avait quitté petit garçon, orphelin du Burkina Faso, émigré à Biarritz (dans On ne meurt pas de chagrin, en 2016) et voici qu’on le retrouve diariste nonchalant et toujours aussi basque. Il reste fidèle au rendezvous du désespoir chic, mais son HP favori se nomme l’Hôtel du Palais. Il pourrait chanter comme Vian : « Et quand je serai mort, j’veux un suaire de chez Dior », puisque son luxe consiste essentiellement à se lamenter au spa Guerlain de ce palace balnéaire. Ses livres se suivent et se ressemblent comme ceux de Roland Jaccard, son frère ennemi, ou de feu André Blanchard, autre atrabilaire introverti. Mais dans ce tome qui couvre les années 2015 et 2016, il franchit un cap, ajoutant dans son cocktail une dose nouvelle d’acidité et d’émotion. Messire Schiffter développe une Weltanschauung paresseuse et littéraire, détachée du gnangnan mais défendant malgré tout un certain humanisme (pour employer un terme qu’il déteste). Ces deux années furent compliquées pour les nihilistes light : ce sont celles des massacres de Charlie Hebdo et du Bataclan. De quoi disqualifier le cynisme pendant au moins une décennie. Même pour un intello je-m’en-foutiste, il a fallu choisir un camp. Frédéric Schiffter refuse d’écraser sa colère sous une feinte bile réactionnaire. Les fanatiques le révulsent. Pourtant il ose prendre la défense de l’islam, tout en louant les blasphémateurs. Il ne peut plus se moquer de tout : « Les chasseurs de nouveaux horizons me rasent. Les rebelles me lassent. La vraie vie est ailleurs ? Qu’ils y aillent. Mon utopie est ici, entre la plage, ma chambre, ma bibliothèque. » On peut paresser tout en soutenant certaines valeurs. Acteur dans des films de Jean-Charles Fitoussi, Frédéric Schiffter a placé sur la couverture de son livre une photo du comédien Toni Servillo, allongé en costume bleu ciel dans un hamac surplombant Rome, dans La Grande Bellezza de Sorrentino. La plupart de ses lecteurs vont se tromper, croyant que M. Schiffter a casé sa tronche sur son bouquin (comme le font beaucoup de philosophes photogéniques). Ce n’est pas le cas. Il ne se dévoile qu’à l’abri de ses pages intérieures, entre deux « sessions » à la Chambre d’Amour. Si vous ne retenez qu’une seule chose de cet article, retenez ceci : Frédéric Schiffter est incapable de laideur. La littérature est un combat dont les seules armes sont : la mer, les nuages, les bikinis, le champagne, l’amour… C’est pourquoi, à la fin, la Grande Beauté vaincra. Journées perdues, de Frédéric Schiffter, Séguier, 211 p., 21 €.