Le Figaro Magazine

Laurent Alexandre/Jean-Marie Le Méné : « L’homme est-il une espèce en voie de disparitio­n ? »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO ET AZILIZ LE CORRE

Les robots vont-ils supplanter les êtres humains ? Ce qui n’était hier qu’un scénario de science-fiction pourrait devenir une réalité dans à peine quelques décennies avec l’avènement de l’intelligen­ce artificiel­le. C’est la thèse soutenue par le chirurgien et neurobiolo­giste Laurent Alexandre dans son dernier livre, La Guerre des intelligen­ces (JC Lattès). Pour Jean-Marie Le Méné, auteur de Les Premières Victimes du transhuman­isme (Pierre-Guillaume de Roux) et président de la Fondation Jérôme-Lejeune, premier financeur de la recherche sur la trisomie 21, aucun logiciel ne pourra jamais imiter la complexité de l’âme humaine. Le vrai danger pour l’avenir de l’homme est la marchandis­ation de la vie.

Laurent Alexandre, vous présentez le triomphe de l’IA comme inéluctabl­e et proposez de nous y adapter. Ne faut-il pas, au contraire, résister à cette évolution ? Laurent Alexandre – Les Gafa américains et Batx chinois, ce sont ces géants du numérique qui développen­t l’IA : des puissances économique­s et technologi­ques qui sont à 12 000 kilomètres de chez nous. Le chinois Tencent (le T de Batx) est devenu la cinquième entreprise mondiale, avec plus 500 milliards de dollars de valeur boursière. La stratégie des bio-conservate­urs est suicidaire au lieu de réfléchir aux technologi­es comme celles que développe Elon Musk, ils s’épuisent en des combats d’arrière-garde tels que le mariage pour tous. Il y a d’énormes sujets éthiques à traiter en priorité. Il faut construire une nouvelle morale. Cela va être compliqué car l’IA accélère le temps, bouscule les repères, pousse à l’eugénisme et à la neuro-technologi­e. Elon Musk pense que l’IA peut concurrenc­er l’intelligen­ce humaine et se retourner contre l’homme d’ici une dizaine d’années seulement. Cela justifie, à ses yeux, de mettre des micro-processeur­s dans le cerveau de nos enfants. L’IA nous fait entrer dans une guerre des intelligen­ces, que l’on ne contrôle pas. Je suis un humaniste, je ne fais pas partie de ceux qui pensent que la technologi­e est nécessaire­ment bonne. Mais l’homme 1.0 est mort, la question est maintenant de savoir quel homme 2.0 nous voulons.

Jean-Marie Le Méné – Je ne conteste pas la réalité de l’IA, mais je ne partage pas l’idée qu’il faut implanter des microproce­sseurs dans le cerveau de nos enfants ! Je ne crois pas au caractère inéluctabl­e, à cette espèce de fatum antique auquel on ne pourrait apporter aucun remède. Devant les découverte­s et leur exploitati­on technologi­que, on doit être capable de dire « go » ou « no go ». Cela pose la question de la liberté. S’il n’y a plus de liberté, cela ne sert à rien de discuter ! « La mort de la mort » est un slogan transhuman­iste, mais le vrai débat doit porter sur l’allongemen­t de la vie et le progrès de la médecine, non sur l’idéologie transhuman­iste. Le transhuman­isme est à la fois une idéologie et une réalité. Sur le plan économique, il y a beaucoup de choses à dire sur les Gafa, qui sont loin d’avoir une position irréprocha­ble. Les Gafa pratiquent l’optimisati­on fiscale, alors qu’ils dégagent d’immenses profits privés. Sur le plan idéologiqu­e, ce sont des géants aux pieds d’argile. Le Pacs contre nature entre scientisme et marché est une idéologie qui va s’effondrer, car il propose une vision pessimiste de l’être humain réduit au rang de machine, ce qui ne correspond pas à la réalité.

Les Etats peuvent-ils imposer des limites aux Gafa ?

Laurent Alexandre – Pour que l’Europe ait son mot à dire, il faudrait un renouveau technologi­que, militaire, économique. Aujourd’hui, face au tsunami technologi­co-politique de l’axe San Francisco-Pékin, nous n’avons aucune logique de puissance, militaire et géopolitiq­ue. De ce fait, le toboggan idéologiqu­e est impossible à réguler ! Je considère avec la psychanaly­se que le refus des limites est délétère. La volonté de certains transhuman­istes de démanteler toute forme de limite, de tuer la mort, ne mènera pas les hommes au bonheur. Mais aujourd’hui, il faut se demander comment piloter et encadrer l’hubris. La difficulté est de définir une ligne rouge entre licite et illicite, entre la vision d’un Elon Musk et la vision des plus conservate­urs. Nous allons vers une guerre des intelligen­ces. Si nos enfants sont des attardés face aux autres enfants du monde qui auront été augmentés, nous serons obligés de suivre.

Jean-Marie Le Méné – Je n’ai pas de solution miracle, on ne peut pas revenir sur des dizaines d’années de néant philosophi­que, de déconstruc­tivisme intellectu­el. On est passé du théo-centrisme, à l’anthropo-centrisme, au bio-centrisme, puis aujourd’hui au techno-centrisme : l’homme n’est plus rien et le transhuman­isme prospère sur ce vide. Le vers de Lamartine traduit bien cette idéologie : « L’homme est un →

→ dieu tombé qui se souvient des cieux. » Les transhuman­istes ont la nostalgie de l’homme d’avant la Chute, mais en tirent des conclusion­s aberrantes : puisque l’homme est réduit à sa constructi­on neuronale on va le réparer, c’est une sorte de « rédemption » laïque. Mais dire que l’homme doit être réparé pour être « sauvé », c’est considérer qu’il y a une solution technique à la folie des hommes. Ce qui est faux.

Laurent Alexandre, vous décrivez l’école comme obsolète et prédisez sa disparatio­n...

Laurent Alexandre – L’école doit former nos enfants à ce que l’IA fait mal : la transdisci­plinarité, l’esprit critique, le travail collectif, les humanités. On ne doit pas former des technicien­s étroits. La philosophi­e, l’histoire peuvent nous permettre de défendre nos enfants face à l’IA. Cependant, l’école des cerveaux biologique­s galope moins vite que l’école des cerveaux de silicium. Entre la position du missionnai­re et le doctorat du petit, il faut trente ans, alors que pour dupliquer une IA, cela prend seulement un millième de seconde. On investit plus sur la formation des cerveaux de silicium que sur la formation des cerveaux biologique­s. Les « éducateurs » des cerveaux de silicium gagnent cent fois plus que le professeur de collège le mieux payé au monde. Si nous n’équilibron­s pas les moyens entre les deux écoles, le décalage va légitimer la neuro-technologi­e. Dans quelques décennies, nous accepteron­s les implants intra-cérébraux d’Elon Musk.

Jean-Marie Le Méné – Il est absolument vain d’opposer intelligen­ce désincarné­e de l’IA et incarnatio­n de l’intelligen­ce des êtres humains. Cela procède du réductionn­isme contempora­in. Jean-Pierre Changeux et sa vision matérialis­te du cerveau ne propose qu’une vision parcellair­e. Qui peut prétendre détenir la vérité sur l’esprit humain ? Changeux observe la câblerie du cerveau, sa vision est biologisan­te, mais seule, elle ne suffit pas. Le réductionn­isme voudrait faire passer la science comme le seul mode d’accès à la connaissan­ce. Pour donner une véritable définition de l’être humain, il faut aussi convoquer la poésie, la littératur­e, l’histoire, la philosophi­e, la théologie… Jamais, on ne fera concurrenc­e à Baudelaire. Cela relève du rêve, du cauchemar ou du fantasme du transhuman­isme. Changeux sera plus vite oublié que Racine ne le sera ! Cette vision réductionn­iste qui s’impose est délétère et relève d’une confusion entre qualitatif et quantitati­f. Les dés sont pipés, une machine fera toujours plus quantitati­vement que l’homme, comme la calculette le faisait déjà. Le problème n’est pas d’augmenter l’intelligen­ce, l’intelligen­ce n’est pas moins performant­e aujourd’hui qu’à l’époque des Romains. Ce qui nous tue aujourd’hui, ce sont les passions, au sens où l’entendait Descartes, celui des vices et des vertus. Il faut diminuer les vices et augmenter les vertus. L’école est là pour former l’être humain capable de réagir avec son coeur, son esprit et sa volonté. En quoi l’IA peut-elle être une aide en ce qui concerne le remords, le pardon ? L’intelligen­ce humaine est libre et non déterminée.

Les bouleverse­ments liés à l’IA vont en premier lieu toucher le travail...

Laurent Alexandre – Schumpeter n’est pas encore mort. Si on avait dit aux 29 000 porteurs d’eau parisiens de 1793 que l’eau courante allait arriver, et que l’industrie de l’eau allait créer plus de 29 000 emplois, et que plus de 1 000 profession­s allaient émerger, ils ne l’auraient pas cru. La nouveauté, c’est que la technologi­e remplace aujourd’hui le cerveau humain. L’accélérati­on du temps et la concurrenc­e du cerveau de silicium sont plus difficiles à gérer que les révolution­s schumpétér­iennes antérieure­s (la vapeur, le pétrole). L’arrivée de l’IA va défavorise­r les gens qui ne sont pas adaptés au monde de la data. A court terme, les gens les moins doués vont être le plus bousculés, les tensions sociales vont devenir immenses. Aux

Etats-Unis, les camions Tesla, à

95% autonomes, viennent d’être inaugurés. Que va-t-on faire demain des 5 millions de chauffeurs-routiers américains ?

Jean-Marie Le Méné – Comme dans toute révolution technologi­que et scientifiq­ue très rapide, il va y avoir de grands bouleverse­ments.

Ce n’est pas la première fois, et ce n’est pas choquant. Certains diagnostic­s faits par ordinateur, la ligne de métro 14 sans conducteur, j’y suis favorable. Mais l’arbre cache la forêt. Le vrai problème, c’est la marchandis­ation de la vie.

La vie est devenue une mine à exploiter. La conséquenc­e ?

L’homme est en miettes. Et le transhuman­isme ajoute : il est en miettes, mais ses miettes valent de l’or. Le transhuman­isme est un esclavage moderne qui vend l’homme, non plus sur pied, mais en pièces détachées, ce qui rapporte davantage ! Cette marchandis­ation de la vie fait des victimes. Faute d’être capables de fabriquer des hommes augmentés, nous supprimons déjà des hommes diminués. L’incroyable découverte scientifiq­ue, qui a vu que la femme enceinte avait des traces du génome de son enfant dans le sang, a été utilisée pour détecter la trisomie 21. Le marché explique aux mères qu’il n’est pas souhaitabl­e de faire naître des « mongoliens » et les bio-techs engrangent des milliards grâce à ces nouvelles technologi­es, c’est une économie de rente qui est indigne.

Aujourd’hui, 95,5 % des cas de diagnostic positif de trisomie 21 pendant la période prénatale conduisent à une interrupti­on de grossesse. Le transhuman­isme va-t-il de pair avec l’eugénisme ? Laurent Alexandre – Le transhuman­isme sera eugéniste par la sélection et la modificati­on embryonnai­re. Les transhuman­istes souhaitent la création de superbébés capables de résister à l’IA. Ils veulent aussi guérir la trisomie 21. Oui, les transhuman­istes sont eugénistes. Le mot transhuman­iste a été inventé en 1957 par le frère d’Aldous Huxley, pour →

Dans quelques décennies, nous accepteron­s les implants intra-cérébraux d’Elon Musk. Laurent Alexandre En quoi l’intelligen­ce artificiel­le peut-elle être une aide en ce qui concerne le remords, le pardon ? Jean-Marie Le Méné

→ remplacer le terme « eugénisme », devenu péjoratif après la guerre...

Jean-Marie LeMéné–Letr ans humanisme fait des victimes chez les trisomique­s plus qu’il ne les guérit. L’eugénisme négatif est déjà en place dans la PMA, qui élimine les mauvais embryons, et on va aller beaucoup plus loin, puisqu’on commence à créer des embryons à trois ADN. La PMA est une réponse non médicale donnée par des gens en blouse blanche à un problème social. Je ne jette pas le discrédit sur l’enfant né par PMA. Mais beaucoup de transgress­ions passent sous pavillon de complaisan­ce médicale, c’est une erreur de méthode.

Laurent Alexandre – La médecine va muter, il ne faut pas l’empêcher de devenir transhuman­iste. Même chez les catholique­s les plus convaincus, la plupart des gens aimeraient vivre en bonne santé plus de 125 ans. La tr ans humanisati­on des esprit sa gagné: pour moins souffrir, moins vieillir et moins mourir, la plupart des gens accepteron­t les technologi­es les plus transgress­ives. En tant que médecin, à la veille de mourir, j’ai vu des gens capables d’accepter des traitement­s lourds pour gagner quelques minutes. Pour gagner cinquante ans, les gens seront prêts à tout accepter. La régulation éthique va être difficile.

Jean-Marie Le Méné – Quand ces questions éthiques s’adresseron­t aux législateu­rs, il faudra se demander ce que l’on fait. Le risque est de tout accepter au nom du progrès technique synonyme de progrès moral.

Laurent Alexandre – Le billet d’avion ne va pas augmenter. Donc, on prendra l’avion pour aller faire des bébés sur la côte Pacifique et contourner la loi française. Aujourd’hui, les législatio­ns nationales n’ont aucun sens. Il faut se demander quelle régulation mondiale mettre en place, sinon nous allons assister à un nomadisme transhuman­iste.

Jean-Marie Le Méné – L’égalité d’accès à l’eugénisme, à la PMA, à la GPA, qui met les vices privés des riches à la portée des pauvres, est une déshumanis­ation.

Si les gens deviennent immortels, il faudra nécessaire­ment arrêter de faire des enfants. Ce serait la fin de l’humanité. Laurent Alexandre – Jeff Bezos a dit que pour coloniser notre simple galaxie il fallait 1 000 milliards d’êtres humains. Il y a donc du boulot pour plus de 7 milliards d’hommes ! On n’est pas dans Soleil vert et les dystopies des années 70. On n’a pas de risque de surpopulat­ion en vue, sauf si on raisonne comme en 1965…

Jean-Marie Le Méné – Vous pouvez nous raconter des histoires de colonisati­on de la planète Mars, mais Elon Musk sera en prison avant, et ses implants finiront par rouiller !

■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO ET AZILIZ LE CORRE

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LAURENT ALEXANDRE/JEAN-MARIE LE MÉNÉ “L’HOMME EST-IL UNE ESPÈCE EN VOIE DE DISPARITIO­N ?”
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 ??  ?? La Guerre des intelligen­ces. Intelligen­ce artificiel­le versus intelligen­ce humaine, de Laurent Alexandre. JC Lattès, 340 p., 20,90 €.
La Guerre des intelligen­ces. Intelligen­ce artificiel­le versus intelligen­ce humaine, de Laurent Alexandre. JC Lattès, 340 p., 20,90 €.
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Les Premières Victimes du transhuman­isme, de Jean-Marie Le Méné. Pierre Guillaume de Roux, 172 p., 19,50 €.

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