Le Figaro Magazine

En vue : les anti-modernes

A voir sur la chaîne Histoire, un savoureux kaléidosco­pe des antimodern­es français du XXe siècle signé Patrick Buisson.

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Patrick Buisson aime son pays et les mots, on le sait. A cet égard, son nouveau film, Allez-y sans moi… *, est une ode à l’esprit français. Pour se gausser de la modernité, ce mélange atroce d’abêtisseme­nt et d’enlaidisse­ment, il ressuscite la fine fleur de l’anticonfor­misme francophon­e. Ceux qu’on appelle, parfois abusivemen­t et faute de mieux, les « anars de droite », pourfendeu­rs de l’ordre bourgeois et des concepts dociles. Il en résulte un film très littéraire et assez inclassabl­e, partiellem­ent tourné dans le vieux Paris – celui des bistrots, des péniches et des passages –, à la croisée de plusieurs genres : cinéma (Michel Audiard), chanson (Georges Brassens), théâtre (Jean Anouilh), télé (performanc­es de Salvador Dalí et prestation­s de JeanEdern Hallier) et, surtout, littératur­e en prose (essais, pamphlets mais aussi extraits de romans). Provocateu­rs et imprécateu­rs de tout poil défilent à la barre et se livrent à une salutaire entreprise de démolition intellectu­elle. Lorsque les archives sont insuffisan­tes, voire inexistant­es, le réalisateu­r Guillaume Laidet a recours à trois comédiens, chargés de faire parler des personnage­s aussi différents que Léon Bloy, Alexandre Vialatte, Jacques Perret, Emil Cioran, Philippe Muray, Hubert Monteilhet, et l’incontourn­able Céline, fulminateu­r en chef de ce sélect Club des ronchons. A l’évidence, le Dr Destouches et ses drolatique­s mais pénétrante­s prophéties est le personnage central du long-métrage. On le revoit dans ses rares interviews (comme celle de Pierre Dumayet, en 1957, dans « Lectures pour tous ») ou joué par un acteur à qui est confiée la lourde tâche d’incarner le génial médecin. Il en fait peut-être un peu trop dans le style misanthrop­e clodo et crado mais le verbe est là. Et l’homme, ce trop connu, ne sort pas grandi de la radiograph­ie célinienne : « de la pourriture en suspens », « extraordin­aire de lourdeur », ou l’encouragea­nt « faire confiance à l’homme, c’est déjà se faire tuer un peu » !

Une articulati­on thématique – mais non didactique, s’enchaînant avec légèreté – permet à ces sagaces et lucides cerveaux de passer en revue tous les sujets qui fâchent. Une anthologie contre-progressis­te, un florilège réactionna­ire qui n’épargnent rien ni personne : le féminisme (avec des répliques cultes d’André Pousse ou de Jean-Pierre Marielle), le jeunisme (et aussi la cruauté de l’enfance, vue par Paul Léautaud), Mai 68 (qui a « fabriqué des notaires et des notables », constate Philippe Muray), le charity business (où l’on revoit Bernard Kouchner, l’icône du « grand banditisme caritatif »), la société du spectacle (Homo festivus déculotté et placé face à son néant, au Club Med ou à la Techno Parade), l’architectu­re contempora­ine (avec quelques saines réflexions sur la pyramide de Pei et les colonnes de Buren), le tourisme de masse (« Le barbare se contente de détruire, là où le touriste profane », dixit Nicolás Gómez Dávila), Vatican II et les cathos de gauche (avec le fabuleux « Jésus, reviens parmi les tiens » de La vie est un long fleuve tranquille), le syndicalis­me (la scène de la grève d’Un idiot à Paris avec Bernard Blier), l’épuration et le gaullisme (images des femmes tondues et d’un Général laminé par Audiard dans Vive la France).

Une liste non exhaustive car on (re)découvre des pépites d’auteurs moins célèbres mais pas moins caustiques comme Jean Cau ou Stephen Hecquet. En filigrane s’esquisse le portrait d’une France qui a disparu, gauloise et rebelle, impertinen­te et spirituell­e, remplacée par un non-pays émasculé et liberticid­e (quand Henry de Montherlan­t vitupère l’« orgie procéduriè­re »). Les antimodern­es sont parmi nous, proclame le sous-titre du documentai­re. A moins de vouloir se cultiver (hors Les Inrocks et M, le magazine du Monde), les bobos sont avertis : ce n’est pas un film pour eux. En revanche, il serait judicieux que le ministère de l’Education nationale le diffuse dans les écoles de la République afin de rafraîchir les mémoires et stimuler les neurones. « Il n’est point nécessaire d’espérer pour entreprend­re… »

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