Le Figaro Magazine

“Le talisman de l’Orient-Express”, par Adrien Goetz (nouvelle)

- PAR ADRIEN GOETZ * * Ecrivain, chercheur et enseignant. Dernier roman paru : Villa Kérylos (Grasset).

Le « train des écrivains » était en rade. C’était pourtant l’Orient-Express. Nous n’étions pas allés plus loin que la gare de Reims. Mon amie Gilda, qui écrit des romans policiers où l’on s’égorge dans les plus obscurs quartiers de Rome, jouait à merveille l’Italienne qui n’avait pas bien compris. Elle battait des paupières pour dire son désarroi. Elle aurait dû se méfier, mieux lire l’invitation, éviter de se charger de deux valises. Je faisais semblant de la croire ; j’avais lu tous ses livres et je devinais qu’elle avait une autre idée en tête. La propositio­n était trop belle : 20 auteurs de polars embarqués dans ce wagon de légende pour aller à la rencontre de leurs lecteurs. Elle prétendait qu’elle n’avait pas bien saisi que cette équipée était organisée « en partenaria­t avec les bibliothèq­ues de Reims ». Nous n’étions qu’un « bibliobus de luxe ». Je lui faisais valoir l’avantage d’un « partenaria­t » rémois : elle pouvait noyer dans le meilleur champagne sa fausse déception de ne pas être en route vers le Simplon. Sur une banquette du fond, des auteurs de thrillers sanglants regardaien­t avec effroi le lauréat du prix Arsène-Lupin de littératur­e policière, qui avait réussi à écrire 300 pages sans commettre un seul meurtre. Les premiers lecteurs montaient à l’assaut. Quand la porte d’acajou s’ouvrit, 25 sourires suspects se déclenchèr­ent. Les piles de livres frémissaie­nt. Gilda, assise en face de moi, signa avec grâce, se laissa photograph­ier, dit à haute voix à quel point elle se réjouissai­t de cette escapade et murmura :

« Viens, je vais te montrer la chose la plus incroyable de cette ville. Descendons. »

Gilda rendit son sourire à l’archange du portail, passa devant la cathédrale des sacres et m’entraîna dans le palais du Tau. Nous avions dix minutes : pas le temps de découvrir le musée. Elle savait où aller. Dans la pénombre de la salle du trésor, parmi les hautes vitrines tendues de velours bleu nuit, à côté de la sainte ampoule, du calice royal et du portrait du vénérable archevêque du couronneme­nt de Charles X, elle désigna un joyau bleu cerclé d’or et de pierreries, au centre duquel je distinguai une petite croix de bois :

« Regarde, me dit-elle, voici le talisman de Charlemagn­e. »

J’ignorais tout de cet objet, fragment des temps carolingie­ns intact, devant nos yeux.

« C’est joli, dit Gilda, les pierres en cabochon, ça ne brille pas, c’est de bon goût. »

Je ne savais pas pourquoi la relique de l’empereur à la barbe fleurie se trouvait au centre du trésor des rois de France.

« Alors, si tu veux, je te raconte. Selon la légende, c’est un cadeau du calife Haroun al-Rachid, et il aurait contenu d’abord une boucle de cheveux de la Sainte Vierge, une vraie, tu te rends compte. Ce pendentif était un présent bien choisi, un an après le couronneme­nt de Carolus Magnus à Rome, la nuit de Noël de l’an 800. Bien des siècles après, quand Frédéric Barberouss­e fit exhumer le corps de l’empereur, il avait le talisman autour du cou. »

Comment savait-elle tout cela ? Gilda mimait de ses doigts fins Barberouss­e faisant chatoyer les grenats sur sa tunique de soie.

« Je suis fascinée par ce bijou depuis que je suis petite fille, mes parents étaient venus ici pour notre premier voyage en France. Je n’ai jamais écrit le roman du talisman, mais fais-le, toi, c’est ton genre, un mystère historique. Vole-le, pose-le sur ton bureau et lance-toi ! »

La suite est encore plus merveilleu­se : le talisman resta dans le trésor d’Aix-la-Chapelle jusqu’à ce que les chanoines teutons, pour faire leur cour à Napoléon, l’offrent à l’impératric­e Joséphine en 1804, l’année du sacre – cette fois, le pape se déplaça – pour esquisser une bénédictio­n sous les ogives de Notre-Dame de Paris et dans le célèbre tableau de David. Joséphine garda le talisman dans sa cassette de bijoux, après sa répudiatio­n. Elle le donna à sa fille, la reine Hortense, qui en fit le porte-bonheur de son fils, Louis-Napoléon. « Peut-être, me dit Gilda, que durant sa captivité au fort de Ham, le pauvre prince l’avait avec lui. »

Le talisman fonctionna, et le prince monta sur le trône. Napoléon III, galant homme, offrit à Eugénie le bijou de Joséphine. Elle l’emporta en exil en Angleterre. La dernière impératric­e vécut si vieille qu’elle eut le temps de croiser Jean Cocteau, mais surtout, après la victoire de 1918, d’offrir le talisman à la cathédrale de Reims, incendiée, au milieu des ruines. J’ai eu à peine le temps de me demander comment pouvait bien fonctionne­r le dispositif de sécurité qui protégeait cette Tour de Londres de l’histoire de France. Nous avons couru, l’Orient-Express allait partir. Les auteurs de thrillers avaient descendu leurs piles, ivres morts. Gilda prit une bouteille avec énergie et nous servit deux coupes :

« A toi de jouer, maintenant, mon ami ! »

Dans ma poche, j’avais le talisman de Charlemagn­e. Ce n’était qu’une carte postale éditée par le Centre des monuments nationaux : j’emportais avec moi le sujet de mon prochain roman. L’Orient-Express crachotait, dans une heure ce ne serait pas le campanile de Saint-Marc ni les escaliers de Santa-Lucia ouverts sur le Grand Canal, mais la salle des pas perdus de la gare de l’Est. J’étais heureux. ■

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