Le Figaro Magazine

“Sa musulmane”, par Emilie Frèche (nouvelle)

- * Ecrivain et scénariste. Dernier roman paru : Je vous sauverai tous (Hachette). PAR ÉMILIE FRÈCHE *

Le port altier et le regard conquérant, Nawel était entrée sur la piste avec l’élégance d’une princesse syrienne dont elle descendait sans doute. Elle avait salué le jury, puis avisé le premier obstacle, un oxer polonais, et elle s’était dit que si avec ce jeune pur-sang elle parvenait à faire un parcours sans faute, en ce premier jour de juin, elle oserait aussi s’introduire dans la chambre du Président, et il l’aimerait. La cloche sonna.

Elle rassembla sa monture, s’élança à petites foulées, effectua son premier saut. Elle avait les deux parcours parfaiteme­nt en tête : celui-ci bien sûr, mais l’autre également, qui la conduirait de la salle des Quatre Colonnes au lit de son seigneur. Elle avait étudié les lieux sur leur site toute la semaine précédente, et elle connaissai­t maintenant la maison comme si elle avait été la sienne. Bientôt, elle le deviendrai­t. Elle n’en avait aucun doute. Il suffisait juste d’éviter le refus, ou la dérobade, ce qui lui fit dire en pensée, et non sans s’en amuser, que les hommes étaient semblables aux chevaux, ils se tenaient tous deux bien serrés entre les cuisses ! Elle passa la haie, la rivière, le spa, puis ce fut déjà la fin et les applaudiss­ements s’élevèrent avec la puissance d’une prière. Elle regagna le paddock, sûre de sa victoire. Nawel venait de reprendre l’équitation. Un de ses voisins de bureau à l’Unesco avait réussi à la faire entrer à l’école militaire, elle n’avait donc qu’à traverser la rue pour s’offrir un petit galop, et elle adorait cela ; monter lui permettait de se vider la tête.

« Rue de l’Université, s’il vous plaît, Jean-Pierre », ordonnat-elle à son chauffeur en lui remettant la gibecière qui contenait ses bottes, sa culotte, sa cravache et sa bombe. L’Auvergnat alla mettre ses affaires dans le coffre puis regagna sa place au volant, et la berline démarra. Nawel regarda le sac Goyard à ses pieds. Il contenait le jilbeb de sa grand-mère. Elle ne le quitta pas des yeux du trajet. Le chauffeur la déposa place du Palais-Bourbon devant le café du même nom, et elle lui demanda de l’attendre jusqu’au soir, ou davantage - elle ne savait pas du tout pour combien de temps elle en aurait.

Au contrôle, Nawel présenta son carton d’invitation. Elle était conviée à un cocktail en l’honneur des acteurs de la lutte contre l’islamisme radical, et bien que son rôle à l’Unesco justifiât pleinement sa présence, en pénétrant dans la galerie des fêtes, elle eut la sensation que c’était surtout pour son nom, et pour la couleur de sa peau qu’on l’avait choisie, elle, plutôt qu’une autre. Car, bien sûr, il fallait au moins une musulmane du côté des gentils… Elle voulait bien être sa musulmane, pensa-t-elle. Oui, pour lui, elle voulait bien être tout, même cela, et tout lui donner, mais à eux, rien. Elle descendit une coupe de champagne, et la minute suivante, elle avait trouvé le moyen de s’introduire dans sa chambre.

Sur la table de chevet de son bien-aimé, elle trouva un livre de Bergson, des fondants au chocolat, ainsi qu’un Moleskine dont il avait noirci presque toutes les pages. Elle en lut quelques-unes où il disait tout le mal qu’il pensait d’une blonde – celle avec laquelle elle l’avait vu trois semaines plus tôt, au gala de charité du Musée d’art moderne ? Il racontait de cette fille qu’elle voulait à tout prix l’épouser pour pouvoir l’accompagne­r lors de ses visites officielle­s à l’étranger, et ça le faisait rire – il l’appelait la parvenue. Nawel crut entendre des pas. Elle referma le Moleskine, se leva brusquemen­t, puis déplia le jilbeb de sa grand-mère qu’elle enfila par-dessus sa petite robe noire, si long qu’il recouvrit ses chevilles, et ses stilettos. Ensuite, elle s’appliqua une sorte d’argile sur le visage pour se donner des rides, colla du sparadrap noir sur ses dents éclatantes, et, au henné, se dessina entre les yeux le même tatouage que son aïeule. Une fois prête, elle s’approcha du miroir, et se salua en arabe. Nawel était une vieille musulmane, à présent, ce qu’elle serait plus tard quand de sa jeunesse il ne resterait rien - elle pouvait l’accueillir.

Lorsqu’il arriva enfin, elle était cachée derrière les lourds rideaux de velours. Le Président se planta devant le miroir, et de façon un peu ridicule, déclama : la parole est maintenant au Premier ministre ! Il ria de bon coeur puis se regarda à nouveau, et ce fut à cet instant-là, dans l’angle droit du miroir, qu’il la vit. Il pensa tout de suite que c’en était fini pour lui, qu’il allait mourir. Je ne vous veux aucun mal, le rassura pourtant Nawel, je veux juste vous parler. Vous dire qu’à la première seconde où je vous ai vu, je vous ai aimé. On venait de lui rappeler ce qu’était la taqiya, cet art de la dissimulat­ion propre aux djihadiste­s, et il se prépara à la voir dégainer un couteau de boucher en criant Allahou Akbar ! Mais elle s’approcha de lui tout doucement, et il profita de cette erreur pour lui jeter un verre à la figure qui la blessa à la paupière.

« Tourne-toi, idiot ! », lui dit-elle en arrêtant le filet de sang qui coulait sur sa joue.

Puis :

« Retourne-toi ! »

Alors le Président se retourna, et il découvrit, à quelques centimètre­s de lui, la sublime jeune femme qu’il avait aperçue au Musée d’art moderne trois semaines plus tôt, cette liane au port de princesse et aux cheveux de jais qui lui avait valu de la part de la parvenue une crise de jalousie pathétique.

« Eh oui, c’est bien moi, lui dit Nawel qui avait tout enlevé de son déguisemen­t. Mon chauffeur nous attendait en bas, idiot, nous aurions pu partir tout de suite, tous les deux ! Mais maintenant je n’ai plus envie, ton crâne est trop chauve. Je te séduirai un autre jour, bassement, comme tu le mérites et comme tu le veux. Et en attendant, reste avec ta parvenue jusqu’à temps qu’il me plaise de te siffler comme un chien ! »

Nawel s’en alla. Maintenant, le Président rêverait d’elle jour et nuit. Il alla se réfugier dans la salle de bains et examina longuement son crâne dans le miroir.

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