“Baby Pop”, par Victor Pouchet (nouvelle)
Il tentait avec une touchante insistance de faire de belles phrases, des phrases fuyantes et habiles qui promettaient des départs lointains sur des routes inédites, qu’elle s’ingéniait à refuser. « Et si on partait sur la Côte dans une décapotable extrêmement rouge et supérieurement rapide, qu’en dis-tu ? »
Elle se défilait, personne n’avait le permis, où trouver l’argent, et Paris n’était finalement pas si désagréable, au milieu de l’été.
« On pourrait s’embrasser sans regarder la route, comme dans les films américains, il y aurait un décor qui défile sur des toiles derrière nous, un long travelling en Technicolor, ce serait bien, non ? »
« Féerique », répondit-elle en s’allumant une cigarette, ultraféerique. Pour éviter que la gêne s’installe, elle lui demanda de mettre de la musique.
« Sur l’amour tu te fais des idées/Un jour ou l’autre c’est obligé/Tu seras une pauvre gosse/
Seule et abandonnée. »
Elle trouvait les chansons de France Gall d’une mélancolie sautillante :
« On dirait des pilules de cyanure acidulées : tu prends ça, tu danses toute la nuit, mais pour la dernière fois. »
Pour lui, c’étaient des hymnes qui donnaient envie d’être ivre, assez ivre pour les crier en rentrant pieds nus chez soi, marcher sur la plage et rêver de grandes aventures. Il lui proposa donc de lui servir un gin-tonic, de sortir enfin et d’aller danser dans des endroits « exceptionnellement infernaux ». Elle n’avait pas soif et trouvait son usage des adverbes épuisant.
« Chante, danse, Baby Pop/Comme si demain, Baby Pop/ Ne devait jamais, Baby Pop/Jamais revenir. »
Leur colloque sentimental se poursuivit sur le même ton pendant encore une heure ou deux. Une longue suite de jeux de mots, de formules tranchantes et caressantes et de théories bancales et inachevées sur le langage, la musique et l’amour. On aurait pu les croire échappés d’un roman de Sagan ou de Bernard Frank, et si on les avait regardés en cachette, on aurait pu s’agacer de leurs postures fabriquées, les grandes bouffées de cigarette, les gestes amples pour se décoiffer, et les phrases préparées avec trois coups d’avance. Eux-mêmes semblaient se lasser de leurs joutes : ils s’enfonçaient peu à peu dans le cuir bleu électrique du canapé, pris dans les rets de leur filet de paroles.
Quand ils eurent beaucoup causé, ils se servirent une vieille liqueur de citron, et l’inflexion de leur voix changea doucement. Ils arrêtèrent de faire des phrases et se mirent à rassembler leurs souvenirs avec une application sérieuse : les cours de maths et de philo qu’on comprenait à moitié, les fêtes ratées, les fêtes réussies, le bac, les cigarettes sur les quais, les amours des autres, les vacances chez Sophie. Lorsqu’ils eurent l’impression d’avoir épuisé la mémoire des derniers mois, ils se mirent à regarder dans l’autre sens, vers un futur proche de quelques semaines à peine : ils parlèrent alors de la fac, des engagements à engager, des bifurcations à bifurquer et des virages à ne pas rater. Peut-être était-ce la première fois qu’ils se rendaient compte qu’ils pouvaient sortir de la jeunesse. L’impression de vivre avec un coup d’avance qui les avait animés jusque-là se mettait à trembler, et leur liberté pesait comme un fardeau de plumes sur leurs épaules fines. Ils ne savaient plus s’ils avaient dix-sept, trentecinq ou soixante-dix ans.
« Tu ne peux ignorer les dangers/Que représentent les libertés/Les menaces de guerre/Semblent se préciser. »
« Allez, on pourrait danser, plutôt, baby ? Il fait un peu froid tout d’un coup. Tu n’as pas envie d’une grande nuit où l’on danse sans penser à rien, où l’on parle sans froncer les sourcils, où l’on boit sans se soucier de l’aspirine de demain matin ? »
« Ce canapé est un piège de la nuit, j’ai l’impression d’y sombrer. Remets de la musique, il faut que je me réveille. Après, on ira danser, peut-être. »
Il plaça sur la platine le même disque que deux heures plus tôt, mais augmenta le volume. Son intensité aiguë le saisit, il se mit à danser les bras en l’air, il hurlait les paroles, lançait ses genoux vers le haut pour la faire rire, glissait en chaussettes sur le parquet et prenait un plaisir enfantin à exagérer chacun de ses gestes. France Gall s’adressait directement à eux, songea-t-elle, c’étaient eux qu’elle tutoyait, et leur histoire qu’elle racontait. Pendant quelques couplets, elle le regarda s’agiter en souriant, puis elle enfonça son visage dans les coussins de cuir hypnotiques. Elle repensait à Ulysse écoutant l’aède à la fin du banquet chanter ses glorieux exploits devant les murs de Troie : elle le voyait dans un coin de la salle tirer sa grande écharpe pourpre sur sa tête, cacher sa belle face, et pleurer en secret.
« Chante, danse, Baby Pop/Comme si demain, Baby Pop/ Au petit matin, Baby pop/Tu devais mourir. »
* Ecrivain, romancier, auteur de Pourquoi les oiseaux meurent (Finitude).