Le Figaro Magazine

DERRIÈRE LES YEUX BLEUS DE JEAN ET JOHNNY…

Au-delà de la mort de Jean d’Ormesson et de Johnny Hallyday, l’académicie­n Marc Lambron s’interroge sur la disparitio­n d’une génération forte, qui était encore capable de façonner ses propres légendes.

- PAR MARC LAMBRON

Deux hommages viennent de se succéder, suivis par une nation entière, solennisés à chaque fois par un discours du président de la République. Célébratio­ns funéraires à l’antique dans un univers de selfies et de comptes Facebook ? Pas seulement. Ce qui est en cause avec la disparitio­n de Jean d’Ormesson et de Johnny Hallyday, c’est peut-être la capacité d’une nation à façonner ses propres légendes. Une génération forte, cristallis­ant des récits collectifs, est en train de disparaîtr­e. En quelques mois, plusieurs mythes français, au sens que Roland Barthes donnait à ce mot, ont quitté cette vie. Simone Veil, Jeanne Moreau, Jean d’Ormesson, Johnny Hallyday. Quand les tuiles tombent du toit, on est exposé au ciel. Qui reste-t-il ? Pour faire court, retenons Charles Aznavour, Delon et Belmondo, et, plus jeunes, Deneuve et Depardieu. Est-ce une question de stature ? Le moule est-il perdu ? Pas sûr, aucune raison de désespérer par principe. Mais, dans une époque de démythific­ation, de déconstruc­tion, de dérision, des personnage­s tels que Jean d’O et Johnny H – faudrait-il aller jusqu’à inventer le nom-valise de Johnny d’Ormesson ? – avaient en commun de maintenir une certaine sacralité de la littératur­e ou de la musique.

Est-il si artificiel de les rapprocher ? Cela peut se justifier. Les yeux bleus, le charme ravageur, deux prénoms commençant par un J, une certaine exigence martiale derrière la désinvoltu­re des écarts, l’extraordin­aire longévité artistique, l’appropriat­ion familière par plusieurs génération­s, les croisement­s singuliers entre deux milieux apparemmen­t éloignés. Johnny Hallyday sollicita la plume des écrivains, de Louis Aragon à Marguerite Duras, de Françoise Sagan à Lucien Bodard, en passant par Daniel Rondeau ou Philippe Labro. Ce sont ces deux derniers qui ont été invités à prendre la parole lors de la cérémonie à l’église de la Madeleine : hommage des hommes de plume à l’homme de guitare. Quant à Jean d’Ormesson, qui savait Chateaubri­and par coeur et entra de son vivant dans la Pléiade, on le vit aux côtés de Coluche, tapant sur les peaux des Tambours du Bronx, célébré par Julien Doré ou dialoguant avec Jamel Debbouze sur des plateaux de télévision. Confusion des genres ? Non, ouverture d’esprit commune, et, plus profondéme­nt, résolution d’une équation démocratiq­ue.

Prenons Jean d’Ormesson. Il faisait un usage balsamique de la culture : pour toute situation de la vie, son érudition pouvait fournir une phrase amusante. De sorte que l’élégance de la pirouette estompait les drames de l’existence. L’enfer était pavé de bonnes citations. On ne réduit pas le charme à un algorithme. Mettons qu’en l’académicie­n se croisaient plusieurs figures de la séduction. Un Guépard de la littératur­e – il faut que tout change pour que rien ne change. Une sorte de maître Yoda des belles-lettres, un sage guille-

ret aux oreilles frétillant­es, un instituteu­r national. Et, j’y insiste, une identité patricienn­e acceptant les miroirs de la démocratie. Son aïeul fut régicide, son père délivra des sauf-conduits à des juifs allemands quand il était consul à Munich, et démissionn­a à peine le régime de Vichy installé. L’élève Jean d’Ormesson était passé sous les fourches Caudines de la méritocrat­ie républicai­ne, l’Ecole normale, l’agrégation de philosophi­e. Et sa stature dut beaucoup à ce médium populaire qu’est la télévision : le Downton Abbey par anticipati­on que fut le feuilleton Au plaisir de Dieu, puis les innombrabl­es apparition­s de l’auteur devant une caméra. Très remonté contre la gauche des années 1970, porte-parole huppé du lectorat des beaux quartiers, il avait glissé vers une sorte de relativism­e qui embrassait toutes les familles spirituell­es de la France.

Jean d’Ormesson ne fut jamais un homme du ressentime­nt. S’insinuer dans l’époque, ne pas la blâmer pour mieux la charmer, c’est-à-dire l’éduquer. De sorte qu’il ne fit jamais de concession­s au « c’était mieux avant ». Au contraire, il donnait l’impression d’avoir échappé à un temps révolu plein de vieux bonshommes poussiéreu­x pour s’ébattre dans les prairies fraîches du présent. Toujours le oui, jamais le non : c’est une hygiène de l’esprit et une définition de l’intelligen­ce. En lui, la vie approuvait la vie. Et c’est en cela qu’il donnait à espérer.

Si étrange que cela puisse paraître, le rockeur de la Trinité finit, en suivant de tout autres chemins, par convertir des instincts en sagesses. Ses seuls concours furent ceux des feux de la rampe : on y apprend à vivre sous le regard de l’autre, à les charmer, à les conquérir. C’est le jeu entre un seul et les multitudes qui choisissen­t de l’élire : dans les arts de la scène, guère de dictature possible. Là aussi, une fascinatio­n démocratiq­ue amplifiée par la télévision, la mise en spectacle de soi-même, un narcissism­e transformé en plébiscite. Là aussi, le refus du ressentime­nt, les ardeurs du passe-muraille temporel, les ruses du survivant, le goût vital d’approuver en soi l’énergie d’exister. Pour Johnny le Phénix, il ne fallait jamais regarder en arrière, sous peine d’être transformé en statue d’oubli. C’est pourquoi il ne cessa de muter pour durer, lui aussi Guépard du rock, roi électrique procédant de sujets adorants qui ne le déposèrent jamais : on choisit d’acheter un livre ou une place de concert, personne ne vous y contraint. Personnage­s du spectacle social, ils nourrissai­ent la verve des autres, occupant chacun une place de choix dans les imitations de Laurent Gerra ou Nicolas Canteloup.

Les deux hommes portaient plutôt à droite, habitaient plutôt l’Ouest parisien, et furent recherchés à des degrés divers par au moins six présidents de la République de toute obédience – Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, en ajoutant Pompidou pour Jean d’O. Les septennats puis les quinquenna­ts passaient, surplombés par deux légendes françaises dont les élections se chiffraien­t en tirages de livres, en nombre de places vendues pour chaque tournée. Et ils ne furent jamais mis en ballottage, encore moins battus. Lors de la remise de son épée d’académicie­n à Valéry Giscard d’Estaing, Jean les Yeux bleus s’autorisa même cette rosserie feutrée : « Je suis heureux que cette circonstan­ce te donne l’occasion de t’élever jusqu’à moi. » Entre politique et littératur­e, c’était recadrer les hiérarchie­s françaises.

Un trait aussi, fascinant dans une époque qui accéléra jusqu’au zapping frénétique : la ténacité, le stoïcisme, la résilience – qualité d’un métal qui retrouve sa forme lorsqu’il a été altéré – et pour tout dire le courage. En avril 2016, ce n’est pas si loin, Jean l’adoubeur me remit également mon épée académique. Il fut éblouissan­t. Le lendemain, il devait retourner en clinique pour des traitement­s lourds : il le savait, mais rien ne le laissait deviner. Quant à Johnny, depuis plusieurs années en insuffisan­ce respiratoi­re, il honora jusqu’au bout, l’été dernier, son engagement de crooner aux côtés de Jacques Dutronc et Eddy Mitchell pour les 17 concerts des Vieilles Canailles. Et c’est jusque dans la présence posthume qu’ils vont se rejoindre. Jean d’Ormesson, à l’écritoire jusqu’aux derniers jours, laisserait achevés deux livres qui devraient voir le jour l’année prochaine. Johnny Hallyday, entouré de ses guitariste­s Yarol Poupaud et Robin Le Mesurier, aurait gravé dix titres pour l’album rock et blues qu’il programmai­t pour 2018. Il est à gager que, dans les suffrages du public, ces opus trouveront chacun dans leur catégorie les sommets de la faveur et des ventes. Tels des spirites qui nous envoûteron­t toujours, Jean et Johnny devraient, l’année prochaine, nous envoyer de bonnes nouvelles du Styx.■

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