Jean-Christophe Rufin : « Nous sortons d’une vision corrézienne de la diplomatie »
“NOUS SORTONS D’UNE VISION CORRÉZIENNE DE LA DIPLOMATIE”
II est l’un de nos écrivains les plus lus, mais il ne perd rien de la marche du monde. Médecin, académicien, diplomate, Jean-Christophe Rufin est un personnage du XVIIIe siècle très à son aise dans notre époque. Pour Le Figaro Magazine, il tire le bilan des débuts diplomatiques d’Emmanuel Macron. Selon lui, le président de la République, en se dégageant des déclarations morales et en reconnaissant la pérennité des relations entre Etats, restaure l’image de notre pays.
Après sept mois d’exercice du pouvoir, par Emmanuel Macron diriez-vous que nous sommes sortis de la vision néoconservatrice qui présidait sous François Hollande ? Il y a surtout désormais, à la tête de l’Etat, quelqu’un qui travaille, qui sait de quoi il parle et qui connaît la politique internationale. En somme, nous n’avons plus honte de celui qui nous représente. C’est faire beaucoup d’honneur à Hollande de penser qu’il avait une vision « néoconservatrice ». Je dirais que sa vision était surtout corrézienne… c’est-à-dire marquée par un manque de connaissance des réalités internationales. Souvenons-nous : en Europe, alliance avec les pays du Sud, pour finalement se ranger derrière l’Allemagne ; au MoyenOrient, politique brouillonne qui nous a très imprudemment conduits à servir de supplétifs aux Etats-Unis dans leur guerre contre Daech, au risque de nous désigner comme la cible privilégiée du terrorisme. Avec la Russie, leçons de démocratie qui ont conduit à une quasi-rupture.
Le seul terrain sur lequel Hollande se montrait à l’aise était celui des grands enjeux planétaires comme l’accord de Paris sur le climat. Malheureusement, la diplomatie, c’est aussi défendre ses intérêts propres et pas seulement ceux de l’humanité. Il y avait un souci moral…
La dimension morale de Hollande était purement déclaratoire. Quand Fabius, dès son arrivée, a dit : « Je donne trois mois à Assad pour quitter le pouvoir », c’était très beau, un magnifique effet de tribune ! Mais, cinq ans après… Assad est toujours là. Cette diplomatie morale a touché ses limites et Hollande a montré que se payer de mots n’a aucun sens, sinon s’exposer au ridicule. Nous revenons donc avec Macron, et c’est heureux, à un fonctionnement beaucoup plus classique. La diplomatie est fondée sur un principe élémentaire : nous reconnaissons des Etats, pas des gouvernements. Il y a une pérennité des relations entre Etats. On discute avec des gens que l’on n’apprécie pas toujours, c’est le principe de la diplomatie. Réchauffement avec la Russie, poignée de main amicale avec Trump, accueil du maréchal Sissi… Comment qualifier l’art diplomatique de Macron ?
Macron veut incarner pleinement la France, face aux autres Etats, en particulier les grandes puissances. Dans le terme régalien, il y a la racine « roi » : la dimension de souveraineté est nécessaire et inhérente à cette incarnation de l’Etat. C’est ça qui faisait défaut à Hollande et peut-être aussi à Sarkozy ; le premier était trop inconsistant pour assumer cette fonction régalienne ; le second avait du mal à l’incarner. Macron, lui, mobilise des symboles très anciens - le Louvre, Versailles, la Sorbonne – au service d’un renforcement de l’image de la France. Il ne s’est pas contenté de serrer fortement la main de Trump mais il l’a convié sur les Champs-Elysées pour le 14 Juillet. A chaque fois, il associe les dirigeants étrangers aux grands symboles nationaux, que ce soient ceux de la République ou ceux de la monarchie (Poutine au Trianon). Toute sa conception du pouvoir est là. Il confie la machinerie à ses ministres, qui sont pour la plupart de purs techniciens (et, quand ils sont de brillants politiques, comme Bruno Le Maire, ils sont contraints de s’en tenir à un rôle technique). La politique, elle, est incarnée et décidée par le chef de l’Etat. C’est particulièrement vrai pour la politique étrangère. Le ministre Jean-Yves Le Drian, malgré une popularité acquise à peu de frais au ministère de la Défense sous Hollande, se révèle pour ce qu’il est : un personnage sans consistance qui laisse le champ libre au président de la République, et c’est ce que l’on attendait de lui.
Vous connaissez bien l’Afrique. Que vous inspire l’approche générationnelle du président de la République à Ouagadougou ?
A Ouagadougou, pendant le voyage africain du Président, il y a eu deux phases. Le discours d’abord, très bien construit, très équilibré, puis l’échange avec les jeunes, qui est un exercice toujours périlleux. Les jeunes, en Afrique particulièrement, sont très malins et très joueurs. Leur grand plaisir est de mettre les politiques en confiance pour les entraîner ensuite sur des terrains glissants. Le Président s’est un peu laissé griser par l’ambiance… On a frisé l’incident diplomatique avec l’histoire du climatiseur. Ce n’est pas très grave. L’Afrique s’apprend… →
→ La jeunesse a été séduite…
Sans doute, mais ce comportement générationnel n’est pas sans danger quand on incarne autant l’Etat. C’est d’ailleurs tout le paradoxe de ce voyage africain. Emmanuel Macron est venu dire « il n’y a pas de politique africaine de la France, la France fera de la politique en Afrique comme elle le fera partout dans le monde » et pourtant, il s’est comporté comme il ne se serait comporté nulle part ailleurs. Qui peut l’imaginer, au Japon, se mettre à tutoyer les étudiants dans les amphis ? Cela ne pouvait arriver qu’en Afrique.
Pourquoi ?
A cause de tout ce que nous avons en commun. Emmanuel Macron est bien placé pour comprendre les ambiguïtés de l’Afrique : c’est le continent de son fameux « en même temps ». Les Africains rejettent la notion de « politique africaine de la France » et, en même temps, ils demandent des relations privilégiées avec nous. L’Afrique est faite d’Etats souverains qu’il faut respecter comme tels et, en même temps, notre passé colonial a scellé une très grande proximité culturelle, linguistique et de moeurs que nous n’avons avec aucun autre pays.
Certes, il faut en finir avec la Françafrique (j’ai payé assez cher mon hostilité à ces vieilles pratiques), mais il ne faut pas pour autant banaliser nos relations avec ce continent. Nous ne pouvons pas le réduire à son poids économique et mettre en balance sans autre considération le Niger avec Singapour, le Sénégal et le Brésil. Nous avons un rapport spécifique avec ces pays. Leurs populations sont présentes ici par l’immigration, nous sommes présents chez eux par l’histoire ; elle nous impose des responsabilités à leur égard. Il est normal que la France ait une politique spécifique à l’Afrique. François Hollande avait abandonné le terrain africain aux militaires. Le président Macron, en effectuant une visite longue et approfondie dans plusieurs pays de la zone, a relancé la dynamique de coopération. Il me semble cependant qu’il est resté au milieu du gué. Je suis de ceux qui pensent qu’il faut maintenir des structures fortes de coopération, avec un ministère dédié capable de mener une politique spécifique en direction de ce continent. Partager ces relations avec les autres Européens est une bonne idée, mais notre héritage historique et notre position géographique en face de ce continent en forte croissance démographique nous imposent de rester leader dans ce domaine et de nous en donner les moyens au niveau politique.
La crise des migrants – tragédie humaine autant qu’impasse politique – ne semble pas encore être traitée à sa juste mesure ....
Le seul traitement médiatique visible de la question migratoire, c’est celui qu’assume assez courageusement le ministre de l’ Intérieur. Gérard Collomb hé rite du dossier en bout de course, quand il faut évacuer les campements, expulser, reconduire à la frontière… On traite la jungle de Calais, de Vintimille, de La Chapelle-Pajol, mais c’est seulement une partie du problème, la fin du parcours migratoire, l’écume de la vague. En réalité, le phénomène est d’une ampleur et d’une complexité bien plus grandes. Il comporte de multiples dimensions : policières, certes, mais aussi humanitaires et géopolitiques. Là encore, la situation du continent africain est une donnée clé pour comprendre ce qui se passe. Prenons un exemple : certains disent (et le président Macron le reprend à son compte) que ce sont l’éducation et le développement qui permettront de régler la crise migratoire en donnant un avenir chez eux aux jeunes Africains. En réalité, plus on est éduqué et plus on a de désir - et de chances - de partir pour aller se fixer dans un pays du Nord. Les conditions pour permettre aux jeunes diplômés de rester dans leur pays ou d’y revenir après leurs études sont complexes. Il faut sans doute inventer des solutions nouvelles, permettre par exemple à ceux qui ont étudié ici de conserver un certain nombre de leurs avantages sociaux quand ils rentrent chez eux pendant le temps nécessaire à leur insertion professionnelle. L’instauration de visas de circulation, comme annoncé à Ouagadougou est une autre mesure favorable. Mais elle n’est pas suffisante. Il faut mener des études précises, en concertation avec les gouvernements africains, pour mettre en place de véritables incitations au retour des élites.
Que fait le gouvernement ?
Le sujet des migrations internationales est à l’évidence une des plus grandes priorités pour la France. C’est un immense défi à relever. C’est aussi un très grand danger pour les pays du Sud qui voient leurs élites fuir et manquent des cadres nécessaires au développement. Au lieu de le reconnaître et de l’afficher, le gouvernement semble privilégier une approche fragmentaire, éclatée entre divers secteurs de l’Etat. De deux choses l’une : soit il n’a pas mesuré l’ampleur du problème, et ce serait extrêmement regrettable, soit il veut garder une certaine discrétion, et il préfère agir en secret contre les passeurs avec des actions des services spéciaux et en négociant en sous-main des accords avec les pouvoirs africains. Une telle approche pourrait se concevoir ; elle est à mon avis dangereuse et vouée à l’échec. La question des migrations internationales suppose information et transparence. Il faut que chacun soit conscient des enjeux cruciaux que porte ce sujet et que l’action soit soutenue par l’opinion publique. Une telle politique doit être incarnée, ni par le ministre de l’Intérieur, si bien disposé soit-il, ni par d’obscurs délégués interministériels mais par de grandes voix morales qui seront capables de la placer dans une perspective humaniste.
Etes-vous de ceux qui estiment que Trump est fou, ou pensez-vous qu’il a une véritable vision géopolitique ?
Trump et Macron sont très différents. Pourtant, ils ont plus de points communs qu’il n’y paraît. Ce sont l’un et l’autre des transgressifs. Ils détestent l’immobilisme : ce sont des anti-Hollande ! Ils savent jouer des médias, l’un pour séduire, l’autre pour choquer, mais ce sont de grands professionnels de l’image.
La presse française a présenté Trump, depuis le début, d’une manière tellement réductrice qu’on ne pouvait même pas concevoir que des gens votent pour lui. Pourtant, il a été élu. De la même manière, son action est présentée comme incohérente, mal maîtrisée, vouée à l’échec. Il y a pourtant eu un certain nombre de tournants ces derniers jours →
Trump et Macron sont très différents. Pourtant, ils ont plus de points communs qu’il n’y paraît
→ qui devraient nous faire réfléchir : son décret contre l’immigration, qui a été accepté, son budget, qui a été voté. Il est en train d’appliquer son programme. En politique étrangère, ses coups sont plus calculés qu’il n’y paraît ; il a annoncé qu’il allait déplacer l’ambassade à Jérusalem mais il ne le fait pas tout de suite ; sur la Corée, c’est : « retenezmoi ou je fais un malheur », mais il fait preuve de retenue dans ses réactions militaires. On n’est pas au bout de nos surprises. Je ne serai pas étonné que Trump soit réélu. Les Français doivent comprendre qu’il représente une Amérique. Ce n’est peut-être pas celle que nous aimons mais elle existe, et c’est avec elle qu’il faut compter.
Trump est-il une chance pour Macron ?
A cause de la situation de Merkel en Allemagne, et du Brexit au Royaume-Uni, la place de leader de l’Europe est vacante. Macron dispose là d’un espace de manoeuvre immense, et il compte certainement l’occuper. Un leadership mondial, c’est une autre affaire ! Gardons les pieds sur terre : sur la scène planétaire, les acteurs majeurs restent les Etats-Unis, la Russie, la Chine… Si le dynamisme de Macron contribue à renforcer l’Europe et lui permet de ne pas disparaître face aux géants de l’espace Asie-Pacifique, ce sera déjà une grande victoire. Il est d’autant plus important de ne pas perdre de terrain dans nos zones d’influence traditionnelles. Nous avons évoqué l’Afrique. Au Moyen-Orient, nous devons redoubler d’efforts pour conserver une place dans le « grand jeu ». A cet égard, l’intervention française pour débloquer l’affaire Hariri est un signe très encourageant.
Faut-il penser que la menace islamiste est derrière nous ?
Daech n’est pas vaincu du tout. Ce qui a été vaincu, c’est l’ambition territoriale de Daech, qui était extravagante. On n’a jamais vu une organisation terroriste dotée d’un territoire ! Désormais, les forces de Daech sont éparpillées. Le caractère diffus de ce mouvement et la possibilité qu’il se greffe sur toutes les situations d’anarchie de la planète sont plus préoccupants que lors qu’ il était à la tête d’ un« califat» territorial. Certes, nous ne verrons plus de jeunes djihadistes européens quitter leurs cités pour aller s’ installer dans ces zones avec femmes et enfants. Les terroristes ne jouent plus aux propriétaires terriens ; mais ils se sont mis en location en Libye, en Somalie, dans le Sinaï… La grenade dégoupillée peut exploser partout. Certains de ces nouveaux foyers terroristes sont plus proches de nous que ne l’était le théâtre syro-irakien. Macron l’a dit très clairement : ce sont ces réseaux terroristes qui dirigent les filières d’immigration clandestine en Libye et à travers le Sahara, se rendant coupables d’un véritable crime contre l’humanité.
Pour toutes ces raisons, nous sommes face à une nébuleuse terroriste qui sera aussi dangereuse qu’auparavant. Le combat pour nous s’est déplacé. Il se concentre sur la rive sud de la Méditerranée, et sur l’Afrique. Plus que jamais, nous avons besoin d’une politique africaine.