Le Figaro Magazine

Lecture-Polémique

- EUGÉNIE BASTIÉ * Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi), de Fabrice Hadjadj, Tallandier, 340 p., 18,90 €.

On le savait philosophe, dramaturge, écrivain et même musicien. Fabrice Hadjadj endosse avec talent un nouveau costume : celui de chroniqueu­r. Le fondateur de l’université Philantrop­os a donné une série d’éditoriaux hebdomadai­res au quotidien italien l’Avvenire. Ils ont été réunis dans un recueil : Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi), sous-titré Chroniques d’une disparitio­n annoncée *. Ne pas s’arrêter au titre apocalypti­que : dans ces 90 textes enlevés et stimulants, Hadjadj feuilleton­ne la vie quotidienn­e dans ce qu’elle a de plus trivial et l’actualité dans ce qu’elle a de plus dérisoire. Transit intestinal, viande in vitro, imprimante 3D et émoticônes : tout est sujet à réflexion, motif d’émerveille­ment ou prétexte à la méditation. On navigue d’un « éloge du gros orteil » au « cantique de la limace » en passant par la « charité de la boxe » et analyse de l’hologramme de Jean-Luc Mélenchon. On rit souvent, avant de plonger dans des réflexions métaphysiq­ues sur les fins dernières.

Derrière ces échappées hétéroclit­es se cache une profonde unité : Hadjadj est avant tout un philosophe chrétien. Jonglant avec les mots et les paradoxes, il met saint Thomas d’Aquin à la portée de la génération Y. En actualisan­t la philosophi­e de l’incarnatio­n à l’aune de l’enjeu majeur de l’époque : la technicisa­tion et la marchandis­ation du monde. « Ce dont mes chroniques font le procès, c’est de la technologi­e comme paradigme se substituan­t au paradigme de la culture. Il ne s’agit pas d’exclure mais de hiérarchis­er : que l’iPod soit subordonné à la guitare, que la tablette soit au service de la table », dit-il dans sa préface.

Parfois, ses intuitions sont audacieuse­s et même provocatri­ces, comme lorsqu’il rapproche terrorisme et techno-capitalism­e, qui permettent tous deux de « s’envoyer en l’air en appuyant sur des boutons ». Et de noter que « le fondamenta­lisme technoscie­ntifique et le fondamenta­lisme religieux refusent chacun à leur façon l’ordre de la culture. Pour les uns, l’innovation technologi­que a réponse à tout ; pour les autres, c’est le Coran ». Aux idéaux du djihadiste et du cyborg, Hadjadj préfère l’héroïsme du père de famille loué en son temps par Péguy. Et déplore que les principaux dirigeants européens, de Merkel à Macron en passant par Juncker, n’aient pas d’enfants. « Comment peuvent

La famille, dernier rempart du marché ?

systématiq­uement présider au futur de l’Europe des personnes qui n’y sont pas impliquées charnellem­ent ? » s’interroge-t-il dans une chronique intitulée « No kidding ». Lui-même père de sept enfants, il prône la fécondité contre l’assèchemen­t matérialis­te, et la famille comme dernier rempart au marché.

Ne l’accusez pas de vouloir retourner à l’âge de la pierre, il connaît la chanson. Citant Marx, il refuse les « robinsonna­des », ces retours à l’état de nature solitaire façon Into the Wild qui ne sont qu’une fuite adolescent­e et individual­iste. La culture, voilà ce que défend Hadjadj. Dans une société de la dissociati­on, qui fragmente l’existence, dissocie le sexe de la procréatio­n, prône la division du travail et le plateau-repas, le philosophe aspire à l’unité : unité du foyer, de la marmite, de la Création et du corps. Hadjadj cite souvent Houellebec­q, le penseur du vide spirituel de l’Occident. Mais il ne se limite pas à la descriptio­n clinique des temps de l’avachissem­ent : « Le progressis­me magnifie le monde futur : n’est-ce pas qu’il diminue le présent ? C’est pourquoi le décliniste ne peut que le conforter. Où celui-ci montre les décombres, il envoie les pelleteuse­s. »

La chair n’est jamais triste et il y a tant de livres ! Dans ces pages incisives, on trouve l’étincelle chesterton­ienne qui éclaire de joie la critique de l’époque et l’empêche de sombrer dans l’accablemen­t. Comme le joyeux Chesterton qui voulait défendre « la patrie ensoleillé­e du sens commun », notre chroniqueu­r ambitionne de lutter contre le « néo-obscuranti­sme de l’époque ».

Face aux sirènes médiatique­s qui nous enjoignent en permanence à l’indignatio­n ou à la déploratio­n, il nous réapprend sans niaiseries un mot d’ordre oublié : « Emerveille­z-vous ! »

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