Guerre de cartels à Colima
C’est le deuxième conflit le plus sanglant de la planète. Au Mexique, la guerre contre les narcotrafiquants a fait, en 2016, plus de 23 000 morts. A Colima, petit Etat côtier du Pacifique, deux des plus puissants cartels se disputent le contrôle du plus g
Le cadavre est encore chaud. Le sang rouge vif n’a pas encore commencé à coaguler et goutte sur le sol poussiéreux. Observant le corps couché face contre terre, les hommes de la Policía Estatal de l’Etat de Colima remarquent trois impacts de balles sur la dépouille – deux dans la tête, une dans le dos. S’échappant de la fenêtre ouverte d’une maison voisine, Vivo per lei, le tube des années 1990, résonne par-dessus les aboiements des chiens du quartier et le grésillement des radios des policiers. « Il faut partir, maintenant », nous demande discrètement l’un d’entre eux tout en commençant à délimiter la scène de crime à l’aide d’un ruban jaune. En quittant les lieux, prenant soin de ne pas marcher sur les douilles jonchant le jardin qui jouxte la petite maison délabrée, nous passons devant un autel aux morts dressé à l’occasion du Día de los Muertos, célébré quelques jours plus tôt dans tout le Mexique. Dans la rue, un journaliste local resté en dehors du périmètre de sécurité nous indique que deux autres personnes ont été exécutées au même moment dans ce quartier vétuste de Manzanillo.
« Parfois, il peut y en avoir dix par jour des comme ça », confie d’un air blasé l’un des hommes de l’escouade avec qui nous étions en patrouille de routine quelques minutes plus tôt. L’appel était arrivé par radio lors d’un contrôle routier à l’autre bout de la ville. S’etait ensuivie une course effrénée sur le front de mer délavé et encore figé dans les années 1980 de cette ville portuaire réputée pour ses plages de sable fin ouvertes sur le Pacifique. Alors que le dispatch continuait de nous communiquer les détails de l’incident – « des coups de feu répétés » et la description d’une voiture suspecte –, les milliers de conteneurs entassés sur le port devant de gigantesques grues se découpant sur un ciel bleu sans nuage défilaient dans un →
→ tourbillon de formes et de couleurs à travers les vitres de notre voiture lancée à vive allure vers la scène de crime. Et, bien que nous talonnions les assassins de quelques minutes à peine, rien ne sera visiblement fait pour tenter de retrouver les sicarios (tueurs à gage) en fuite.
Cet incident ne relève pourtant que d’un épisode d’une banalité effrayante dans un pays caracolant depuis plusieurs années à la seconde place des Etats les plus meurtriers dans le monde – après la Syrie. Le meurtre de cet homme – au domicile duquel seront retrouvées, selon la police locale, de la drogue et des armes – vient s’ajouter à une sinistre litanie. En effet, durant les dix jours où nous étions sur place, plus d’une douzaine d’exécutions sommaires similaires seront officiellement recensées, dont celles d’un ancien responsable administratif suspecté d’avoir collaboré avec un cartel ennemi et d’une mère célibataire soupçonnée de tenir un point de vente, tuée par balle devant son fils. Une liste bien évidemment non exhaustive, certains incidents échappant à la vigilance des médias. A Manzanillo, les scènes de crime comme la présence de militaires lourdement armés et cagoulés sont devenues choses communes. Les organisations non gouvernementales s’accordent à établir le bilan de l’année 2016 à plus de 23 000 morts dans tout le pays. Un bilan qui, au vu des premières estimations de 2017, devrait être majoré de près de 30 % : en mai dernier, 2 186 meurtres étaient recensés, dépassant le sombre record de l’année 2011, particulièrement sanglante. Aux morts déclarés s’ajoutent les enlèvements et les disparitions, qui sont pléthore dans le pays. Depuis 2006, année où l’ancien président Felipe Calderón déclara officiellement la guerre aux cartels mexicains, ce conflit a complètement sclérosé le pays. Dernier symptôme de ce cancer institutionnalisé ? L’explosion de la violence dans l’Etat de Colima, le quatrième plus petit des 32 Etats mexicains et le deuxième moins peuplé.
« Je me souviens d’une époque où je quittais mon domicile sans fermer derrière moi », raconte Pedro Zamora Briseño, journaliste à la revue Proceso, auteur de plusieurs livres sur la corruption et la censure ayant derrière lui trente-deux années de journalisme d’investigation. « Je suis né ici. Et il est affolant de voir à quelle vitesse la violence s’est développée dans cet Etat qui, il y a quelques années encore, était relativement
DES POLICIERS PARFOIS COMPLICES DES CRIMINELS
paisible par rapport à d’autres régions du Mexique. » Selon l’Observatorio Nacional Ciudadano, un institut analysant les données du gouvernement, Colima est devenu l’Etat le plus violent du pays, proportionnellement à son nombre d’habitants. Jusque très récemment, ce petit bout de terre situé à quelque 700 kilomètres de la ville de Mexico n’était réputé que pour la beauté de ses plages de sable fin, ses palmiers, son climat tropical et son volcan. Aujourd’hui, Manzanillo, c’est Enfer-sur-Paradis. « Ici, c’est en 2010-2011 que tout à vraiment commencé, poursuit Pedro Zamora Briseño.
Notamment avec l’assassinat de l’ancien gouverneur Silverio Cavazos. » Et de préciser : « Mais le point d’orgue fut 2015. Quand le cartel de Sinaloa a annoncé sur Facebook qu’il venait de reprendre le contrôle de Colima. » Organisation criminelle emblématique du Mexique, le cartel de Sinaloa avait, il y a bientôt deux ans, fait la une des journaux du monde entier avec l’arrestation et l’extradition aux Etats-Unis de Joaquín Guzmán, dit « El Chapo ».
« Le cartel de Sinaloa a pendant très longtemps contrôlé Colima, explique le journaliste. Mais son influence a été affaiblie en 2010 après la mort d’un de ses chefs, Ignacio Coronel Villarreal. C’est à ce moment-là que beaucoup de leurs hommes sont partis re- joindre le cartel de Jalisco Nueva Generación (CJNG), une ancienne branche du cartel de Sinaloa. » Suivre et comprendre l’évolution de la géopolitique des cartels au Mexique relève de la gageure : c’est vouloir observer un monstre protéiforme dont les ramifications dépassent largement celles du simple trafic de drogue. C’est examiner l’émergence de ce qu’un autre journaliste, Ioan Grillo, auteur de El Narco et Gangster Warlords (deux bibles du genre), définit comme « une nouvelle race de criminel : un hybride entre le PDG, le terroriste et la rockstar qui orchestre des guérillas, soutient ou renverse des gouvernements tout en contrôlant la majorité du trafic mondial de drogue, d’armes et d’êtres humains. » Assis dans une petite salle nichée au fond d’un parking de la ville de Colima (homonyme de son Etat), sous la chambre des députés, Pedro Zamora s’interrompt dans son récit. Installés à leurs bureaux alignés contre les murs sans fenêtres de cette pièce d’une quinzaine de mètres carrés, ses confrères et ses consoeurs tapent frénétiquement sur leur clavier. Dans ce pays où plus de 100 journalistes ont été assassinés depuis 2000 – par les cartels, mais également par des officiels corrompus ou par la police –, poursuivre l’exercice de son métier relève d’un courage incommensurable et d’une abnégation qui forcent →