Le théâtre de Philippe Tesson
Pour peu que l’on trouve dans le théâtre les clés de la compréhension des passions, on ne se lassera jamais de L’Avare. C’est sans doute la comédie la plus riche de Molière, en ce qu’elle balaie avec une acuité exceptionnelle le paysage de l’âme humaine dans ses relations avec la réalité. Les thèmes qu’elle explore y sont innombrables. Au premier chef, l’argent, bien sûr, mais à partir de lui, l’amour, le mensonge et autres vices, la hiérarchie sociale et les haines qu’elle engendre, la famille, le rapport père-fils, la folie, etc. On ne s’étonne donc pas qu’elle ait été considérée par certains comme une tragédie, tel Goethe qui saluait sa « grandeur extraordinaire d’un haut degré tragique ». Ou Jacques Copeau qui, tout en voyant en elle la pièce la plus méchante de l’auteur, décrivait Harpagon comme un personnage comique, mais « à demi halluciné ». Jouvet mettait tout le monde d’accord en disant en substance que c’était au comédien d’en décider par les intentions, les grimaces, les hoquets qu’il apporterait à l’interprétation de ce personnage qu’on pouvait multiplier « sans jamais l’atteindre ou l’épuiser ».
Emmanuel Dechartre donne une couleur personnelle assez proche de ce que recommandait Copeau : grotesque et demihalluciné. Non pas tragique, non pas lyrique, mais un bourgeois moyen comique, méchant sans trop le vouloir, et même innocent dans les apparences, résolument non violent, habité par une folie mais une folie douce, voire par moments poétique, le tout dessinant une figure plutôt sympathique qui masque une nature profondément méprisable. C’est une réussite. Il y a beaucoup de finesse dans cette composition, beaucoup de nuances et d’intelligence. On n’en attendait pas moins de Dechartre qu’en vérité on n’imaginait pas dans la férocité. Il donne finalement au personnage d’Harpagon une sorte d’humanité qui est d’ailleurs la sienne propre, et que l’on retrouve très agréablement dans l’environnement où il évolue. La mise en scène de Frédérique Lazarini et la dramaturgie d’Henri Lazarini sont en effet à l’unisson de cette mesure. La scène est un grand jardin joliment arboré, un peu fané comme il sied à un avare. Toute l’action s’y déroule, ce qui nous vaut quelques instants fort pittoresques. La famille d’Harpagon s’y trouve rassemblée dans un décor de sérénité en contradiction totale avec les passions qui s’y déchaînent. Ce décalage est très amusant. Il ajoute à cette étrange folie qui inonde la pièce, et à laquelle participe l’invraisemblable dénouement. On oublie par là même qu’on vient d’assister à une atroce tentative de meurtre entre un père et ses enfants. Car c’est au fond cela, L’Avare.
L’Avare, de Molière. Mise en scène de Frédérique Lazarini. Avec Emmanuel Dechartre, Cédric Colas, Charlotte Durand-Raucher… Théâtre 14 (01.45.45.49.77).
Une folie douce, parfois poétique