DEGAS : PETITS RATS, GRANDES ÉTOILES
L’exposition du musée d’Orsay met en lumière un des thèmes favoris du peintre disparu il y a cent ans : la danse. Etrange séduction pour ce misanthrope réputé. Qui était Degas, affilié à tort aux impressionnistes, et dont l’obstination était d’être le seu
Lerepos est fini, la musique grince à nouveau, la torture des membres recommence, les exercices s’accélèrent, les jambes se dressent en cadence, les mains se cramponnent aux barres qui courent le long de la salle tandis que la pointe des souliers bat frénétiquement le plancher et que les lèvres sourient, automatiques… Toutes s’animent et pantellent, les cris du professeur percent l’aigre vacarme : “Avancez les talons, rentrez les hanches, cassez-vous”, alors qu’à ce dernier commandement, le grand développé se perd, que le pied surélevé, emportant le bouillon des jupes, s’appuie, crispé, sur la plus haute barre. »
C’est ainsi qu’en 1880, Huysmans commente les toiles que Degas présente à la cinquième exposition impressionniste : depuis quelques années, le thème de la danse et du ballet est apparu dans l’oeuvre du peintre qui s’attache aux danseuses sur scène et, plus encore, à l’exercice. Il multiplie dès lors les compositions qui vont retenir l’attention du marchand Durand-Ruel et qui vont inspirer à Paul Valéry un texte, – Degas, danse, dessin, évocation poétique qui paraîtra en 1937. Fil conducteur de l’exposition qui se tient au musée d’Orsay à l’occasion du centenaire de la mort du peintre, des extraits du texte de l’écrivain sont mis en regard des peintures, des oeuvres graphiques et des sculptures. Mais surtout, au-delà du texte de Valéry, qui est plus un caprice de l’esprit qu’une étude sur la recherche insatiable de formules nouvelles et d’expressions inusitées qui habitent le peintre, l’exposition offre une méditation sur la création de celui qui voulait « être illustre et inconnu ».
Fidèles à la tradition, les premières toiles de Degas,
qui se veulent dans la lignée des grandes peintures d’histoire, ont pour sujet la Bible, l’Antiquité, le Moyen Age. Mais vers 1865, il se lasse du grand genre qu’il abandonne pour des scènes de la vie contemporaine, répondant ainsi à l’injonction de Baudelaire qui réclame un « peintre de la vie moderne » . Degas sait évincer toute anecdote de ces scènes, hissant le geste quotidien au niveau de l’exemplaire. Résolument de son temps au fil d’évolutions successives, il commence les séries des champs de course, des danseuses et des nus. Ses amitiés aussi évoluent. Très lié avec Manet qu’il a connu au Louvre, aussi peu bohème que lui, Degas accepte de participer, de 1874 à 1886, aux expositions impressionnistes pour manifester son mépris envers l’académisme des « chers maîtres » qui ont la mainmise sur la vie artistique. Il supporte pourtant difficilement d’exposer avec Monet et Renoir, « ces hurluberlus qui encombrent les champs de blé de leurs chevalets » . Car Degas exècre la peinture de plein air et se moque bien de traquer les ombres colorées et les reflets de la lumière sur l’eau, que recherchent les impressionnistes. Il aimait répéter : « Jamais il n’y eut d’art moins spontané que le mien. Ce que je fais est le résultat de la réflexion et de l’étude des grands maîtres. De l’inspiration, de la spontanéité, du tem-
IL REPROCHE À MONET ET RENOIR LEUR AMOUR DU PLEIN AIR
pérament, je ne sais rien » , exprimant par là que « l’étude de la nature était insignifiante, la peinture étant un art de convention, et qu’il valait infiniment mieux apprendre à dessiner qu’à observer les effets changeants de la nature. » Son ambition était de découvrir cette « ligne vivante, humaine, intime », dont les Goncourt avaient parlé dans Manette Salomon. Mais tout en multipliant les études poussées, Degas consacre aussi des années à certaines toiles sans vraiment les achever. Il y a chez lui la volonté tenace d’aller toujours de l’avant, de trouver des formules nouvelles, tout en nourrissant un doute permanent qui le pousse à reprendre sans cesse d’anciennes toiles.
Il ne se soucie ni de se faire connaître ni de vendre.
Manet connaît depuis le scandale du Déjeuner sur l’herbe une gloire équivoque de chef de la jeune école, de porte-drapeau de la modernité. Degas reste dans l’ombre : les tableaux qu’il présente au Salon sont à peine regardés et commentés ; ses
« produits » , comme il qualifie ses propres oeuvres, ne lui rapportent rien. Il n’en éprouve aucune amertume. De plus en plus attiré par la vie de théâtre, Degas continue ses flâneries dans les coulisses de l’Opéra, où il découvre de nouveaux sujets qui, considérés sous divers angles, présentent des aspects inattendus et se prêtent admirablement à l’exploration picturale dont il a toujours rêvé (La Classe de danse). Il va se servir d’un matériau dont le XVIIIe siècle avait fait un grand usage, le pastel, qui permet de travailler avec spontanéité tout en autorisant les repentirs. Pour lui qui travaille vite, mais reprend à l’infini la même oeuvre, c’est un médium idéal qu’il compare à une « poussière d’ailes de papillon » (Etude de la tête d’une danseuse).
Les années 1873-1878 sont jalonnées de recherches fondées sur l’observation de la réalité. Degas élargit son champ d’investigation, il choisit toujours le moment qui synthétise tous les autres, et sur lequel il concentre son attention (Répétition d’un ballet sur la scène). Ainsi expérimente-t-il des angles de vue originaux que l’on a, un peu hâtivement, attribués à l’influence des estampes japonaises, mais qui ne sont que des relevés d’instants de vérité dans l’environnement artificiel du théâtre. Dans des cadrages absolument étonnants pour l’époque, au sens cinématographique du terme, il dessine selon des points de vue audacieux en plongée ou en contre-plongée, ou il esquisse des perspectives décentrées et fragmentées, comme aperçues par le trou d’une serrure. En février 1874, Degas reçoit, rue Blanche, la visite d’Edmond de Goncourt qui, le lendemain, note dans son journal : « Hier, j’ai passé ma journée dans l’atelier d’un peintre bizarre, du nom de Degas. Après beaucoup de tentatives, d’essais, de pointes poussées dans tous les sens, il s’est enamouré du moderne ; et dans le moderne, il a jeté son dévolu sur les blanchisseuses et les danseuses. Au fond, le choix n’est pas si mauvais. C’est du blanc et du rose, de la chair de femme dans du limon et de la gaze… Et l’on a devant soi, surpris sur la nature, le gracieux tortillage des mouvements et des gestes de ces petites filles-singes. (…) C’est jusqu’à présent l’homme
que j’ai vu le mieux attraper, dans la copie de la vie moderne, l’âme de cette vie. » Ce que confirme Valéry qui a souvent observé Degas dans son atelier : « L’artiste avance, recule, se penche, cligne des yeux, se comporte de tout son corps comme un accessoire de son oeil, devient tout entier organe de visée, de pointage, de réglage, de mise au point. »
Le peintre aurait voulu convaincre ses amis impressionnistes que « la voie du dessin était plus féconde que celle de la couleur » . Il n’approuvait pas leur fidélité absolue au motif choisi. Leur préoccupation unique des sensations immédiates les rendait, selon lui, esclaves des hasards de la nature et de la lumière, alors qu’en se fiant à sa mémoire, on conservait à la scène représentée sa spontanéité tout en y ajoutant l’ordre de l’art. Le critique Paul Manz ne se trompait pas en s’étonnant que Degas soit classé parmi les impressionnistes dont il n’appréciait guère les motifs picturaux.
L’année 1890 marque une rupture :
Degas perd tout contact avec ses confrères. Fuyant les relations nouvelles et se contentant de la société de quelques intimes comme les Rouart, il mène une vie d’ermite au centre de Paris, se plaignant de plus en plus de sa vue. Dans ses pastels de danseuses, lui qui avait toujours affirmé l’importance de la ligne dont il aimait le tracé fort et continu, va réduire le rôle accordé au dessin pour insister davantage sur l’effet pictural tantôt tamponné avec un chiffon, tantôt tripoté avec le bout des doigts, comme un enfant qui s’amuse à patouiller. Cherchant par-dessus tout à faire vibrer les couleurs, de plus en plus relevées au fur et à mesure que ses yeux malades le trahissent, il trouve dans le pastel un moyen d’unir la ligne et la couleur (La Coiffure). Ses pastels prennent l’aspect de feux d’artifice multicolores où disparaît toute précision de forme en faveur d’une matière étincelante comme une pyrotechnie de jaunes, de roses et d’orangés, qui semblent répercuter les audaces des peintres fauves. La légende veut que Degas perdant progressivement la vue soit le peintre aveugle au même titre que Beethoven, le musicien sourd. Il consacre à présent autant de temps au modelage qu’au dessin, s’efforçant comme sculpteur de donner une forme à l’instantané, d’exprimer le mouvement. Lorsqu’il dut abandonner complètement le pinceau et le crayon, il s’adonna uniquement au pétrissage de l’argile et de la cire. Personne pourtant, hormis ses intimes, n’avait vu du vivant de Degas ses sculptures. Sauf une.
Quand la Petite Danseuse de quatorze ans parut, en retard, à l’exposition de 1881, ce fut la stupeur. Etait-ce de la sculpture, cette fillette en cire, haute de moins de un mètre, vêtue d’un vrai tutu de mousseline, les cheveux noués avec un vrai ruban de soie ? Par son hyperréalisme cru, elle avait tout pour décontenancer, troubler ou scandaliser. « Devant elle le public, ahuri et comme gêné, se sauve, écrit Huysmans. La terrible réalité de cette statue lui produit un évident malaise ; toutes ses idées sur la sculpture, sur ces froides blancheurs inanimées, se bouleversent. Le fait est que, du premier coup, M. Degas a culbuté les traditions de la sculpture comme il a, depuis longtemps, secoué les conventions de la peinture. Cette “Petite Danseuse” est la seule tentative vraiment moderne dans la sculpture. » Cette « fleur de ruisseau » , comme l’appela le critique Jules Claretie, fut posée par une jeune danseuse
IL COLLECTIONNE AVEC PASSION INGRES, DELACROIX, MAIS AUSSI COROT
d’origine belge, Marie Van Goethem, dont Degas fit plusieurs dessins sans s’attarder sur les détails de l’anatomie, la pose ou les proportions. L’oeuvre reste prémonitoire : on pense à Picasso et à ses assemblages d’éléments divers, parfois de récupération, faisant naître des sculptures d’une vie étonnante.
En 1895, l’expérimentateur qu’était Degas se passionne pour la photographie, pour les rapports des noirs et des blancs, les jeux du clair-obscur. Si la lumière délimite le contour, elle suggère aussi une ambiance. Dans le cas des danseuses, le peintre ne se prive pas de découper, de désarticuler, de disloquer, de jouer des gros plans et des plans fondus. Souvent, il resserre l’action pour lui donner le maximum d’intensité : la femme y est aimée et agressée à la fois. Paul Valéry a rapporté combien Degas se montrait sévère pendant ces séances où, peu à peu, aux filles maigres de l’Opéra, il préfère les femmes du faubourg au corps plein. Il les oblige à se contorsionner comme le maître de ballet imposait aux adolescentes les exercices épuisants à la barre. Ces études, de moins en moins précises dans le contour, mais de plus en plus lumineuses dans le mouvement, sont pathétiquement arrachées à la solitude et à la baisse croissante de la vue de Degas. Elles sont le fruit d’un combat quotidien contre le désespoir. A la nuit qu’il sait devoir venir, l’artiste oppose la plus exaltante liberté. A la même époque, les rutilances éclaboussent les pastels véhéments et nerveux des groupes de danseuses. A mesure que son isolement volontaire devenait complet, la demi-obscurité dans laquelle il vivait le rendait chaque jour plus irritable. Toutefois, la solitude semble l’avoir aussi rendu conscient du fait qu’il avait souvent heurté nombre de ses confrères. Après toute une vie passée à déguiser un caractère fait de timidité et de violence, de modestie et d’orgueil, de doute et de dogmatisme, il fit cet aveu à son vieil ami Evariste de Valernes : « Je viens vous demander pardon (…) d’avoir semblé être dur avec vous (…). Je me sentais si mal fait, si mal outillé, si mou, pendant qu’il me semblait que mes calculs d’art étaient si justes. Je boudais contre tout le monde, et contre moi. »
Bientôt, Degas ne fut plus capable de travailler
ni de jouir de la magnifique collection de tableaux et de dessins qu’il avait patiemment accumulée, où Ingres partageait les honneurs avec Delacroix, Cézanne et Gauguin. Il en était maintenant réduit à déambuler dans les rues de Paris, alors que les batailles de la guerre faisaient rage non loin de la capitale. Il refusait désormais d’aller chez le coiffeur et, amaigri, flottait dans des vêtements trop grands, plus beau que jamais avec des yeux sondant l’éternité, laissant dans l’esprit de ceux qui le virent l’image du roi Lear ou du vieil Homère. A l’automne, il fut frappé d’une congestion cérébrale et mourut dans la nuit du 26 au 27 septembre 1917. Le canon tonnait dans le lointain. Le lendemain, Daniel Halévy, qui avait toujours été proche de Degas, se rendit chez lui. « Je l’ai longuement regardé, écrit-il, la bonté de ce masque, idéalisé par la vieillesse, émacié par la maladie, apaisé par la mort ! Les cheveux longs, la barbe longue : un christ. »
Il y eut peu de monde à ses obsèques, mais Degas avait toujours voulu être seul, seul par son tempérament, seul par sa loyauté, seul par son audace, seul par sa détermination, seul par son opiniâtreté, seul par son génie, seul par son art. Il n’avait eu ni maître ni élève. Pour la jeune peinture d’avant-garde, il était plus qu’un inconnu, un dinosaure. Degas se montra toujours hostile à toute innovation. Il n’était guère possible de le taxer de rébellion contre la tradition, qui apparaissait comme la caractéristique de l’art moderne. Nous avons contracté cette curieuse habitude de tenir pour négligeable tout artiste qui ne commence pas par choquer. Degas ne cherchait pas à offusquer. Il se référait constamment aux maîtres et montrait bien plus d’intérêt pour les grands anciens que pour ses contemporains. En ce sens, il n’a pas changé la peinture, mais il en a bouleversé notre vision.
■ VÉRONIQUE PRAT
« Degas, danse, dessin », musée d’Orsay, Paris VIIe, jusqu’au 25 février 2018. Catalogue coédition musée d’Orsay/Gallimard. Il faut compléter la visite de l’exposition par celle des salles impressionnistes du musée où sont accrochées plusieurs superbes toiles de Degas.