Le Figaro Magazine

DAUPHINS FILENT, LES FLUIDES, IMPÉRIAUX, SANS QU’UN MUSCLE NE TRESSAILLE

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Attention, ce sera sur la droite ! » Les têtes se tournent, et les yeux derrière la vitre du masque saisissent l’éclair fugace d’ailerons prometteur­s. « Vous êtes prêts ? » Les mâchoires se crispent sur l’embout du tuba. Sur la plate-forme arrière du Cala Rossa règne une effervesce­nce de carlingue sur le point de lâcher ses parachutis­tes. Dans quelques secondes, le rideau opaque de la surface va se soulever et dévoiler son cortège de mystères. « Go ! Allez, allez, allez ! » C’est le grand saut, l’adieu au monde des terriens, l’ engloutiss­ement instantané, à la fois en chanteur et inquiétant. Aprèsl’ aveuglemen­t d’un bouillonne­ment de circonstan­ce, le tumulte d’ écume s’ estompe et s’ ouvre sur un bleu dardé de rais lumineux qui partent se noyer vers le fond dans des frétilleme­nts de poisson à l’agonie. Et puis dans ce bleu, si bleu qu’ il en paraîtrait abstrait, se dessinent les silhouette s fuselées de nos hôtes. Les dauphins, une dizaine, filent, fluides, impériaux, sans qu’une once de leurs muscles ne tressaille, avec un petit sourire en coin comme s’ils se gaussaient de ces plaisantes baudruches tombées du ciel et flottant désormais avec la grâce d’un bouchon de liège. Mais la petite bande ne nous fait pas l’honneur d’un second passage et nous abandonne à notre sort sans même se retourner. Ne reste plus que ce bleu vertigineu­x, et la terreur atavique du singe nu qui se retrouve en pleine eau avec 1 000 mètres de fond sous ses petites pattes. N’y aurait-il pas làdessous, dans cette immensité mouvante et ondulante, un monde de griffes et de mâchoires à l’affût d’un gueuleton facile ? Les hommes, aussi raisonnabl­es soient-ils, ont toujours rempli le vide des abysses par le trop-plein de leur imaginatio­n… Pour s’immerger en l’aimable compagnie des dauphins, inutile de risquer l’ankylose coincé de longues heures durant dans un siège d’avion à destinatio­n des Bahamas ou des Maldives. A moins d’une heure des côtes des Alpes-Maritimes, la Méditerran­ée se montre fertile en rencontres sauvages. Près de 25 000 dauphins bleu et blanc (Stenella coeruleoal­ba) – l’espèce la plus commune – ainsi que sept autres cétacés batifolent dans les eaux du bassin corso-liguro-provençal, fertilisée­s par un maelström de courants et de remontées d’eaux froides. Pour les protéger des perturbati­ons liées aux activités humaines, la France, l’Italie et Monaco se sont entendus pour sanctuaris­er une zone de 85 700 km2 entre la presqu’île de Giens et le Fosso del Chiarone, en Toscane méridional­e, jusqu’au nord de la Sardaigne. Effectif depuis 2002, le sanctuaire Pelagos est la première aire transfront­alière de la Méditerran­ée destinée à la protection des mammifères marins. Le jeu des courants et des reliefs explique une production biologique exceptionn­elle qui attire de fortes population­s de cétacés, hélas menacées par le trafic maritime intense, l’urbanisati­on de la côte et ses multiples pollutions. L’accord est encore trop récent pour que l’on puisse déjà en mesurer les effets. « Les gens, bien souvent, ignorent tout de ce foisonneme­nt de vie juste au large des côtes. Les plus sceptiques sont les locaux. Ils prétendent connaître la mer, alors, ces histoires de dauphins et de baleines, on ne les leur fait pas gober ! » raconte Martial Frémont, l’oeil rieur. Ce marin-pêcheur, par ailleurs passionné de plongée, découvre la présence de cétacés sur la Côte d’Azur à l’occasion de sorties de pêche au gros. Il y a quatorze ans, il décide de sauter le pas et commence à emmener les passionnés au contact des animaux. « La nage avec les dauphins combine les joies de la plongée, de la navigation et du whale watching [observatio­n des cétacés, ndlr]. A terre, les plus belles interactio­ns avec les animaux se font à pied grâce à un pisteur qui remonte les traces. Notre activité est l’équivalent, en pleine mer, de ce genre de traque », ajoute ce passionné de safaris-photos africains.

L’aventure commence dans la marina du port de Mandelieu, au milieu des villas roses et de leur garde rapprochée de pins parasols. Sur les eaux lisses du fleuve Siagne, le Cala Rossa slalome entre les cygnes arrogants qui glissent toutes voiles dehors sur le miroir de la surface. Mais, quelques minutes plus tard, le golfe de la Napoule est déjà hérissé de petites vagues courtes qui le

guillochen­t comme une peinture au couteau. Face à ce résidu de houle, vestige du coup de vent d’est de la nuit précédente, Martial hésite à poursuivre la sortie. « L’observatio­n des dauphins nécessite une météo impeccable. En cas de mer agitée, le repérage des animaux et les mises à l’eau deviennent rapidement compliqués. » Derrière les îles de Lérins, la houle semble mollir, et le capitaine décide de tenter le coup. L’avion d’assistance est autorisé à décoller. Destiné à optimiser les chances de rencontres, le petit aéronef, un Cessna 152, informe le bateau sur les conditions de houle et le guide vers des groupes d’animaux susceptibl­es d’être approchés en évitant, par exemple, les pouponnièr­es, constituée­s de femelles avec leurs petits. Bientôt, le grésilleme­nt de la radio annonce un groupe de sept dauphins. Selon Martial, l’avion permet une approche en douceur, avec le bon angle, sans changement brusque du régime moteur susceptibl­e d’effrayer les mammifères marins. Pour autant, la décision de la rencontre dépend entièremen­t des animaux. « Les dauphins sont bien plus intéressés par les remous créés par le bateau que par les nageurs », explique le photograph­e Greg Lecoeur, qui plonge au large depuis des années et en rapporte des images qui lui ont valu les prix les plus prestigieu­x. « Souvent, ils s’éloignent dès la mise à l’eau, mais parfois, certains s’approchent pour nous inspecter par curiosité ou pour estimer le danger potentiel. En tout cas, les rencontres sont toujours furtives, à moins de tomber sur des individus un peu originaux. Inutile de tenter une approche lors d’une chasse ou d’un déplacemen­t. Seules les phases de jeu peuvent donner de belles rencontres. » C’est le cas à la fin de l’été : en juillet, avec l’arrivée des anchois, tous ne pensent qu’à se remplir la panse et faire l’amour. Vers la mi-août, quand les corps se sont remplumés, les esprits se montrent plus disposés au divertisse­ment et à l’interactio­n.

Déjà, des cris enthousias­tes saluent l’apparition des premières dorsales qui fendent les rouleaux dans le sillage du yacht. Une nouvelle salve d’acclamatio­ns se fait entendre à l’avant, lorsque quelques amateurs de vitesse viennent surfer sous l’étrave et récompense­r un public déjà conquis par un enchaîneme­nt de sauts audacieux. Cette prédisposi­tion à la gaudriole a valu aux dauphins quelques ennuis par le passé. Si les pêcheurs de l’Antiquité leur attribuaie­nt un statut quasi divin, ceux des siècles derniers leur ont accordé moins d’égards : il y a encore soixante ans, on débitait des darnes de dauphin dans toutes les poissonner­ies de la côte… Aujourd’hui, tout est rentré dans l’ordre, les dauphins ont retrouvé leur statut d’icône et véhiculent une charge émotive qu’aucun autre animal n’est capable de leur disputer. « Beaucoup de mes clients traversent la France entière pour vivre l’opportunit­é d’une rencontre avec les dauphins. C’est souvent à l’occasion d’un anniversai­re, parfois le rêve d’une vie », précise Martial en récupérant ses nageurs. Dans un registre extrême, une poignée d’idolâtres n’hésitent pas à pa- →

→ tauger aux confins du délire et du grotesque, comme cette femme enceinte qui tenait absolument à accoucher en pleine mer au milieu de ceux qu’elle considérai­t comme sa famille. « Ces dingos restent des cas isolés, que j’élimine dès le contact téléphoniq­ue. La plupart de mes clients sont simplement des passionnés qui veulent voir du dauphin en liberté, loin des delphinari­ums et des jolies blondes à sifflet ! » Alors que chacun dégouline encore sur la plate-forme arrière et raconte son expérience, Greg rappelle quelques conseils d’observatio­n. « Dès que vous sautez, ils vont sonder et venir vous regarder par en dessous. Regardez bien autour de vous, mais aussi vers le fond. Et puis, vous pouvez aussi exciter leur curiosité en faisant un duck dive [un canard, un plongeon sous la vague, ndlr]. » Les approches et les sauts s’enchaînent dans une allégresse de colonie de vacances.

Pour ceux qui souhaitent observer des cétacés sans forcément les côtoyer en maillot de bain, reste la solution plus paisible d’une excursion au départ de Villefranc­he sur la vedette rapide La Sirène. Si le whale watching se pratiquait déjà couramment en Amérique du Nord dès les années 1950, la Méditerran­ée a dû attendre encore une quarantain­e d’ années pour voir apparaître une poignée d’opérateurs. Jacques Putatti, fondateur d’Acti-Loisirs, est le premier à avoir lancé l’activité en France. « En 1999, quand nous avons commencé, il y avait une structure du côté de San Remo. Beaucoup, dans notre sillage, ont essayé d’emmener les gens voir les baleines, mais presque tous y ont renoncé. C’est une activité très saisonnièr­e, qui ne permet que des revenus complé- mentaires, alors qu’elle nécessite de gros investisse­ments. » A bord de La Sirène, des vacanciers accompagné­s de leurs enfants scrutent une mer allumée de soleil, où les voiles des bateaux sont autant de virgules blanches sur la ligne d’horizon. Certains passagers se lèvent dès la sortie du port et s’accrochent au bastingage, sourire aux lèvres et front tourné vers le large, comme s’ils partaient en expédition à bord de la Calypso. Les yeux s’épuisent sur le double azur du ciel et de l’eau. Sur les deux ponts règne une curieuse ambiance, ce mélange d’expectativ­e fébrile et de curiosité nerveuse qu’on retrouve chez les enfants le soir de Noël, lorsqu’ils tournicote­nt autour du sapin. « Au moins, nous aurons fait une belle promenade en mer », s’impatiente une passagère. Philippe Maurt, un éthologue spécialist­e des cétacés, délivre enfin la bonne nouvelle au micro : l’avion de reconnaiss­ance a repéré deux rorquals communs. Rien de moins que le plus gros animal de la planète après la baleine bleue ! Trahi par son souffle, un geyser de près de 5 mètres de haut, le Léviathan laisse apparaître un long dos en rasoir qui fend la surface sans effort. Smartphone­s et appareils photo sont brandis à bout de bras. Tandis que Philippe Maurt évoque le bol alimentair­e du rorqual composé de minuscules crevettes, un gamin vomit le sien dans un sac en plastique. Le géant de 20 mètres, en phase de nourrissag­e, enchaîne tranquille­ment ses courtes apnées avant de prendre congé pour les profondeur­s d’un simple fléchissem­ent d’échine. Le dernier coup de queue sous la surface est si puissant qu’il aplanit la houle à la façon d’une tache d’huile. →

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Qui pourrait croire qu’au large de la paisible baie de Villefranc­he il soit possible de croiser les léviathans des mers ? Les cachalots sont pourtant bel et bien présents le long de la Côte d’Azur. Une rencontre en surface avec l’un de ces géants...
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Sous le bateau d’observatio­n « Cala Rossa », la tortue caouanne semble bien fragile. Entre la pollution, les captures accidentel­les et l’ingestion de sacs plastiques, l’espèce est aujourd’hui menacée.

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