En vue : Daniil Trifonov
Avec le jeune virtuose que le monde s’arrache, le piano russe est à son zénith.
On eut le fantasque Horowitz, le sauvage et froid Richter, et à ce jour l’étrange Sokolov. Avec Daniil Trifonov, 26 ans, la Russie aurait-elle engendré l’un de ces phénomènes extraterrestres dont elle a le secret ? Car l’onde de choc se répand dans la sphère musicale mondiale de façon si frénétique que le pianiste envisage de réduire l’impossible cadence de ses concerts ! Lui qui rêve de temps pour composer sa propre musique… Déjà une dizaine d’enregistrements dont l’éblouissant The Carnegie Recital en 2013 (DG) et une trace majeure apposée sur tout ce qui touche au piano romantique, de Chopin et Liszt à Tchaïkovski et Rachmaninov. Les Parisiens pourront en juger le 15 janvier, lors de son récital à la Philharmonie. L’ère du disque a donné ses repères au public, la vidéo l’abreuve de performances, mais rien ne remplace le choc de la présence, l’intensité de l’emprise exercée sur une foule tendue à craquer, tels que les engendre un concert de celui qu’on ne peut plus guère appeler un jeune prodige. Cela, c’était il y a longtemps, lorsque, à 8 ans, Trifonov jouait une de ses oeuvres devant le public russe avant de quitter, à 19 ans, sa mythique Nijni Novgorod pour affronter le Nouveau Monde, Cleveland, où l’attendait le professeur qui deviendrait son mentor, le prestigieux Arménien Sergei Babayan. « Je venais d’un pays qui était resté fermé à toute influence extérieure, et je connaissais bien peu la langue. J’ai donc pris des cours du soir, mais ce fut dur de s’adapter. » Il y est bien parvenu puisque, à ce jour, il habite New York, tandis que ses parents résident à Moscou. Etonnante arrivée en scène : étroit, mains effilées, il sort de l’ombre des coulisses comme une figure hoffmannienne, démarche saccadée, menton en casse-noisettes, raide comme un soldat de bois. Puis le dos se casse, la barbe frôle les doigts, les cheveux font rideau, un masque éperdu se pose sur ce fin visage froid. L’artiste se resserre : il n’a plus d’âge, il n’a plus de corps, il n’est que fusion avec la note, patte de velours, ondoiement fascinant, fractionné d’envolées fulgurantes. Sans rien qui rappelle ces caricatures de virtuoses outranciers dont les contemporains de Liszt se régalaient, le pianiste est d’une rigueur implacable, même dans ses libertés les plus personnelles, et le clavier ne souffre jamais de ses galopades. Tout a un sens dans ce jeu que la grande Martha Argerich, éblouie, qualifie de « légèrement démoniaque ». Puis il s’arrête, la salle trépigne : vidé, il sort de sa nébuleuse et l’on se rend compte soudain qu’il est jeune, qu’il peut sourire et perdre son allure de pope harassé.
A la ville, un débit de mitrailleuse, un regard de glace qui vous passe au scalpel, et rien du romantique que ses présents programmes laisseraient augurer. « Je ne souhaite pas me catégoriser, dit-il, en position de repli. La musique me suffit, même si mon rêve de jeunesse fut la physique, demeurée ma passion. » Pour l’heure, il accomplit une tournée mondiale consacrée à Chopin, placé au coeur d’une galerie de compositeurs qui l’évoquèrent, tels Schumann et Tchaïkovski : subtil jeu de miroirs – fixé chez DG – qui s’achève sur la 2e sonate, unique dans l’oeuvre du Polonais, passant du brouillard au pas lourd de la célèbre Marche funèbre et s’engloutissant dans une course à l’abîme, course qui n’est pas sans faire songer au galop dans la brume de Noces, le film de Wajda.
« Par-delà ce répertoire fameux, complète-t-il, il y a aussi une immense sphère que je veux explorer, celle du XXe siècle, avec Schoenberg, Ligeti, Messiaen, Schnittke, tout en restant fidèle à Rachmaninov, dont j’enregistrerai l’intégrale des concertos l’an prochain avec l’Orchestre de Philadelphie. » Russe toujours, donc, il se dit fasciné par Boulgakov, Tarkovski ou Prokofiev et garde intacte sa passion pour Boris Godounov de Moussorgski. Piano moderne, hérité de Rachmaninov, dernier des grands romantiques et déjà frotté du purisme des modernes et de leur caractère percussif, ou piano unique, isolé ? Tient-il de Cortot, son idole, dont il a dévoré les recueils d’exercices ou plutôt de Dinu Lipatti, autre dieu, lequel mit cinq ans à enregistrer le concerto L’Empereur de Beethoven, comme pour le fixer dans une immuable perfection ? Piano rêve, piano dément, piano expérimental, il ne reste qu’une chose à apporter à ce jeu sidérant : la simplicité d’un chant.