Le Figaro Magazine

Libye : un maréchal face au chaos

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C’était naguère le coeur battant de Benghazi, deuxième ville de Libye. De Souk al-Hout (le marché aux poissons), il ne reste plus que décombres et gravats, immeubles défoncés et façades éventrées. La désolation. Tandis que les MiG de l’ANL (Armée nationale libyenne) survolent l’agglomérat­ion à basse altitude, le capitaine qui nous sert de guide dans cet amas de ruines prévient : « Surtout, ne rien toucher. Avant de partir, Daech a tout miné, tout piégé. » Les habitants ne sont pas autorisés à revenir, pour l’instant. Car une trentaine de djihadiste­s tiennent encore un pâté de maisons et quelques ruelles dans le quartier tout proche d’Akribich. Assiégés, privés d’électricit­é, sans eau ni vivres, ils n’ont plus qu’une alternativ­e : se rendre ou mourir. Avec une nette préférence pour la dernière option, ticket d’entrée au paradis et à ses 69 vierges. « Ils n’ont aucune chance, indique notre officier. Nous avons eu trop de pertes pour sacrifier de nouvelles troupes. Ils vont finir par pourrir et tomber comme des fruits mûrs. »

A quoi ressemble une ville (presque) libérée des islamistes, après trois ans de charia et de combats ? A une décharge publique, congestion­née par les embouteill­ages et asphyxiée par la pollution, où le sachet plastique est le principal élément de décoration urbaine, avec le béton et les ordures. Néanmoins, les magasins, fermés par les barbus pendant leur règne, commencent à rouvrir, petit à petit. Au coucher du soleil, on s’y rend en famille. Pour musarder plus que pour acheter : le salaire moyen ne dépasse pas les 50 euros mensuels et l’inflation est galopante. C’est le seul moment de la journée où l’on peut croiser des silhouette­s féminines, protégées des regards impies par plusieurs couches de foulards et autres textiles. Car si Fellini a inventé La Cité des femmes, Benghazi a engendré la cité des hommes. Non seulement le sexe faible y est quasiment invisible, mais il est interdit de le photograph­ier ! Les soldats qui nous escortent sont formels à ce sujet. On a beau combattre l’islamisme, on n’en demeure pas moins musulman…

L’artisan de ce (timide) renouveau n’est autre que Khalifa Haftar, commandant de l’ANL et maréchal depuis septembre 2016. Un cheval sur lequel personne n’aurait misé un dinar. Qualifié de général de pacotille ou de militaire d’opérette par ses détracteur­s, il a fait mentir tous les Cassandre en réussissan­t un pari osé : bouter Daech hors de Benghazi cet été et faire main basse sur le croissant pétrolier à l’automne. Il surveille désormais les quatre terminaux du littoral (al-Sedra, Ras Lanouf, Zueitina, Brega), par lesquels transitent 75 % des exportatio­ns d’hydrocarbu­res. Le nerf de la guerre. En effet, avec 48 milliards de barils, la Libye possède la neuvième réserve mondiale de pétrole, et la première du continent →

→ africain. A la tête d’une armée de 75 000 hommes, Haftar n’est plus seulement le roitelet de la Cyrénaïque (1), mais contrôle plus ou moins 80 % du territoire libyen, avançant ses pions jusqu’aux portes de Tripoli. C’est là que réside son principal concurrent, Fayez el-Sarraj, le président du GNA (Gouverneme­nt d’union nationale), qui n’existe plus que par le soutien de milices cryptomafi­euses et l’onction des Nations unies. Pour combien de temps ?

Car le maréchal ronge son frein.

Le 17 décembre, dans une allocution télévisée, il a déclaré que les accords de Skhirat (Maroc), signés en 2015, n’étaient plus que « de l’encre sur du papier ». Ce qui n’est pas faux : ce texte, qui prévoyait un règlement politique à la crise libyenne et la réconcilia­tion des factions rivales, a légalement expiré, sans avoir atteint ses objectifs. La Libye n’a jamais été aussi divisée, aussi fragmen- tée. D’un côté, le GNA de Sarraj, à Tripoli, reconnu par la communauté internatio­nale ; de l’autre le parlement de Tobrouk, à l’est, également reconnu par la communauté internatio­nale, mais qui refuse de voter la confiance à Sarraj ! Exécutif contre législatif. Sans parler des tribus et des ethnies (Touaregs et Toubous) qui jouent leur partition aux confins sableux du pays. Au milieu de ce chaos, Haftar, qui a l’avantage d’être adoubé par le parlement de Tobrouk, cherche ses

IL VIT EN RECLUS, SOUS PROTECTION RAPPROCHÉE ET VIGILANTE

marques. Va-t-il se contenter d’arbitrer ce match aux prolongati­ons interminab­les ? Ou bien va-t-il s’imposer comme l’homme du recours, quitte à lancer son armée à l’assaut de Tripoli ? Une hypothèse que les chanceller­ies occidental­es souhaitent éviter. Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron a réuni Sarraj et Haftar au château de La Celle-Saint-Cloud, le 25 juillet. Pour le chef de l’Etat, il s’agissait de renouer le dialogue et de plaider en faveur d’une solution pacifique. Mais Khalifa Haftar est un guerrier. Jusqu’au bout des ongles. Longtemps coutumier des défaites, il tient peut-être enfin sa victoire et donc sa revanche… Né en 1943, il intègre l’Académie militaire royale de Benghazi à l’âge de 20 ans. Il se lie avec un dénommé Mouammar Kadhafi et fomente avec lui le coup d’Etat qui renverse le roi Idris Ier, le 1er septembre 1969. En 1973, il s’illustre pendant la guerre du Kippour, ce qui lui vaut de recevoir la médaille du Sinaï pour avoir franchi la ligne BarLev à la tête de ses blindés. En 1978, le « Guide de la Révolution » l’envoie compléter sa formation en URSS, à l’Ecole militaire Frounze de Moscou. En 1986, le colonel Haftar commande le corps expédition­naire qui s’en va guerroyer au Tchad contre Hissène Habré. Un fiasco. Fait prisonnier avec 350 camarades et lâché par Kadhafi, il bascule dans l’opposition. Avec l’appui de la CIA, il rejoint et anime le FSNL (Front de salut national de la Libye), basé au Tchad. Déclaré indésirabl­e par le pouvoir tchadien en 1990, Haftar et les membres du FSNL sont exfiltrés vers les Etats-Unis. On l’installe dans une villa cossue de Virginie, sise à 10 kilomètres de Langley, le siège de la CIA ! Son nom revient ensuite dans deux tentatives (avortées) de putsch anti-Kadhafi, en 1993 et 1996.

En 2011, après vingt ans d’exil et la chute de Mouammar Kadhafi,

le voici de retour. Propulsé général, il participe à la rébellion contre le régime honni. Suspecté d’être l’« homme des Américains », il doit se faire oublier quelque temps. Avant de procéder à un ultime come-back le 16 mai 2014. Ce jour-là, →

→ il déclenche l’opération « Dignité ». Il faut alors constituer une armée, l’équiper (avec l’aide de l’Egypte et des Emirats arabes unis), en fédérer tous les volontaire­s (ex-kadhafiste­s, officierse­nsommeil,chefsdecla­ns)etchasserl­esislamist­esdeBengha­zi et de la Cyrénaïque. Mission accomplie : hormis quelques poches de résistance (2), les djihadiste­s ont aujourd’hui reculé sur tous les fronts. Au passage, Haftar s’est rapproché de l’Occident, comme en témoigne la présence – discrète – d’agents français de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) surl’aéroportde­Benina,àBenghazi.Auprèsdela­population­reconnaiss­ante, il passe pour un sauveur et un héros. Une aura entretenue par le culte de la personnali­té orchestré par ses supporters : la ville est parsemée d’affiches géantes à son effigie, où il pose sous toutes les coutures (y compris en tenue de pilote) !

Si on peut admirer le maréchal en photo, il est plus difficile de le voir en chair et en os.

Secret et taiseux, il reçoit peu de visiteurs et sort rarement de son QG de Rajma, à 25 kilomètres de Benghazi. Un site hautement sécurisé, placé sous la garde de prétoriens tatillons et paranos, qui démontent et inspectent jusqu’aux stylos des journalist­es. Le syndrome Massoud (3), si l’on en croit le général Ferjani Aoun, patron de la Sécurité : « La tête du maréchal est mise à prix par les organisati­ons terroriste­s. En 2014, il a échappé à un attentat kamikaze (3 tonnes d’explosif dans un camion). Il s’en est sorti avec des blessures minimes, mais nous avons compté 6 morts et 18 blessés. La prudence est de rigueur. » Une fois le rendez-vous fixé pour l’interview, il faut s’armer de patience. Rien n’est gagné, loin de là : en ces lieux, les mots comme le temps n’ont pas la même valeur que dans nos contrées. Une heure, deux heures, trois heures : on attend. Godot ? Non, Haftar. Même si le spectacle relève du théâtre de l’absurde, à mi-chemin entre Samuel Beckett et Alfred Jarry. Dans le salon made in China où nous faisons antichambr­e, c’est un défilé permanent de quidams venus solliciter qui une audience qui une prébende. Nous ne savons pas qui ils sont. Ils ne savent pas qui nous sommes. Cela n’empêche pas l’affection : on se salue avec moult salamalecs et force banalités. Un sosie de Kadhafi s’installe à nos côtés. Au bout de trente minutes, le clone du « Guide » s’avère parler français (est-ce une coïncidenc­e ?) et confie être un fan de Brigitte Bardot !

Les meilleures choses ayant une fin, un officier d’ordonnance vient couper court à notre improbable papotage : nous sommes convoqués (et fissa !) dans le bureau du maréchal. Raide et grave, cheveux blancs et moustache noire, il nous reçoit dans son bureau, devant le drapeau libyen. L’hypergalon­né est vêtu d’un uniforme vert olive (au style vaguement soviétique) et arbore un placard de décoration­s. Il commence par rappeler les sacrifices de l’ANL et le bilan de sa croisade : « Nous avons payé le prix du sang : entre 20 et 30 000 morts ou blessés. A cause de l’embargo sur les armes (4), nous avons dû combattre avec nos seuls moyens – de l’armement récupéré sur le champ de bataille – un adversaire impitoyabl­e et fanatique. Un ennemi souvent venu de l’étranger : des pays arabes, mais aussi d’Afrique subsaharie­nne et même d’Europe. Si nous n’avions pas éradiqué le terrorisme en Libye, toute l’Afrique du Nord, voire tout le Moyen-Orient, seraient déstabilis­és. C’est pourquoi je réclame ardemment la levée de cet embargo. Cela nous permettrai­t de sécuriser et de stabiliser complèteme­nt le pays. Telle est la condition sine qua non pour organiser des élections. En l’état actuel, l’ordre n’est assuré que dans les secteurs où l’ANL est présente. Dans l’Ouest, à Tripoli ou à Misrata, sous la prétendue administra­tion du GNA, les milices font la loi et prospèrent sur le crime : enlèvement­s, trafic de migrants, marché aux esclaves. Sarraj, qui n’a aucune légitimité si ce n’est celle que lui accorde l’ONU, est leur otage. Il faut mettre un terme à ces pratiques. »

De quelle manière compte-t-il s’y prendre ? La force ou le droit ? « Sur le principe, explique-t-il, je ne suis pas opposé aux élections, mais le réalisme doit prévaloir : comment garantir un scrutin dans les conditions actuelles ? C’est un voeu pieux. Nous devons classer les priorités : d’abord la sécurité, ensuite la démocratie. Et quelle est l’institutio­n la plus apte à maintenir la sécurité, si ce n’est l’armée ? L’idéal serait un pouvoir militaire pendant une période transitoir­e. Le temps de ramener l’ordre. Soyons clairs ; les accords de Skhirat sont caducs. Le peuple est fatigué de la guerre et a besoin de changement. Et si la volonté populaire me réclame, je ne décevrai pas ses attentes : je serai là ! » Et d’évoquer le

EN AFFRONTANT LES DJIHADISTE­S, SA TÊTE EST MISE À PRIX

général de Gaulle, qui figure dans son panthéon personnel, juste derrière Omar al-Mokhtar, héros national pendu par les Italiens en 1931 (5), et Khalid al-Walid, compagnon et général de Mahomet, surnommé l’« épée d’Allah ». L’homme providenti­el : c’est à l’évidence le costume qu’il aimerait endosser. Il y croit d’autant plus que, lors de son voyage estival à La Celle-Saint-Cloud, affirme-t-il, le président Macron lui aurait glissé : « Vous me faites penser au général de Gaulle ! » Comparaiso­n certes valorisant­e, mais un brin excessive. Ainsi que le souligne le député Naserdin Mehana, député au parlement de Tobrouk : « Heureuseme­nt que le maréchal était là : il nous a vraiment sauvés. D’un point de vue militaire, c’est incontesta­blement the right man in the right place. Mais la différence entre lui et de Gaulle, c’est que ce dernier ne portait plus l’uniforme lorsqu’on est allé le chercher à Colombey. Il n’était pas n° 1 de l’armée ! »

Dont acte. Mais il n’est pas certain qu’Haftar ait envie du pouvoir. Chef de guerre ? C’est indéniable : les faits sont là. Leader politique ? On peut en douter. Il ne goûte ni les bains de foule ni les discours publics. Or, pour se dresser en porte-parole de ce « peuple » qu’il invoque à tout bout de champ, encore faudrait-il aller à sa rencontre ! Une chose est sûre : pour les puissances impliquées dans le dossier libyen, le maréchal est devenu incontourn­able. Un interlocut­eur obligé. Il multiplie les contacts avec l’étranger. Pas uniquement avec ses alliés égyptiens et émiratis, mais aussi avec Moscou et l’Union européenne, en insistant sur la lutte antidjihad­iste. Des arguments qui font mouche. Si Londres et Rome penchent toujours du côté de Sarraj, Paris, engagé dans une guerre antiterror­iste au Sahel et conscient de sa dimension régionale, a choisi la realpoliti­k. Les relations entre le maréchal et JeanYves Le Drian sont plus que cordiales. Elles datent de l’époque où l’actuel ministre des Affaires étrangères était à la Défense. Quant à l’assistance militaire française dans le renseignem­ent, c’est un secret de polichinel­le depuis que trois sous-officiers de la DGSE ont été tués dans le crash de leur hélicoptèr­e à Benghazi, en juillet 2016. Une coopératio­n que Khalifa Haftar résume à sa manière, abrupte et directe : « La France et son président sont avec nous, pour la juste cause. Votre pays est un partenaire privilégié. Nous saurons nous montrer reconnaiss­ants. » A bon entendeur, salut ! ■ JEAN-LOUIS TREMBLAIS

(1) La Libye est subdivisée en trois grandes provinces : la Cyrénaïque à l’est, la Tripolitai­ne à l’ouest, et le Fezzan au sud.

(2) Ils ne tiennent plus que le port de Derna (120 000 habitants), soumis au blocus de l’ANL.

(3) Ahmed Chah Massoud a été tué le 9 septembre 2001 en Afghanista­n dans un attentat kamikaze. Les deux auteurs de cet assassinat étaient des islamistes tunisiens se faisant passer pour des journalist­es et munis de faux passeports.

(4) Décrété en 2011 par la résolution 1970 du Conseil de sécurité de l’ONU. (5) La Libye fut colonie italienne de 1911 à 1947 (de facto, jusqu’en 1943 à cause de la Seconde Guerre mondiale).

 ??  ?? Le maréchal Haftar (à droite) avec l’un de ses plus fidèles lieutenant­s, le général Ferjani Aoun, patron de la Sécurité. Ils ont tous les deux survécu à un attentat en 2014.
Le maréchal Haftar (à droite) avec l’un de ses plus fidèles lieutenant­s, le général Ferjani Aoun, patron de la Sécurité. Ils ont tous les deux survécu à un attentat en 2014.
 ??  ?? Manifestat­ion de soutien au maréchal Haftar, le 17 décembre 2017, dans les rues de Benghazi. Spontanée ou organisée ? Dieu seul le sait.
Manifestat­ion de soutien au maréchal Haftar, le 17 décembre 2017, dans les rues de Benghazi. Spontanée ou organisée ? Dieu seul le sait.
 ??  ?? Sous la férule des islamistes, Benghazi était ville morte. Depuis sa libération par l’ANL, la vie reprend (timidement).
Sous la férule des islamistes, Benghazi était ville morte. Depuis sa libération par l’ANL, la vie reprend (timidement).
 ??  ?? « Ils sont venus, ils sont tous là », comme dit la chanson d’Aznavour (« La Mamma »). Sauf le maréchal Haftar, leur chef, au cours de ce défilé militaire.
« Ils sont venus, ils sont tous là », comme dit la chanson d’Aznavour (« La Mamma »). Sauf le maréchal Haftar, leur chef, au cours de ce défilé militaire.
 ??  ?? L’un des énièmes check points entre Benghazi et la base de Rajma, unique lieu où Khalifa Haftar se sent en sécurité.
L’un des énièmes check points entre Benghazi et la base de Rajma, unique lieu où Khalifa Haftar se sent en sécurité.
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 ??  ?? Le maréchal Khalifa Haftar (au centre), avec deux de ses généraux d’étatmajor, dans sa base de Rajma, à l’est de Benghazi. C’est d’ici qu’il planifie toutes ses opérations militaires.
Le maréchal Khalifa Haftar (au centre), avec deux de ses généraux d’étatmajor, dans sa base de Rajma, à l’est de Benghazi. C’est d’ici qu’il planifie toutes ses opérations militaires.
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 ??  ?? L’ANL et le maréchal Haftar contrôlent une grande partie du pays. La capitale Tripoli et ses environs sont dirigés par Fayez el-Sarraj, soutenu par la communauté internatio­nale.
L’ANL et le maréchal Haftar contrôlent une grande partie du pays. La capitale Tripoli et ses environs sont dirigés par Fayez el-Sarraj, soutenu par la communauté internatio­nale.
 ??  ?? Le 25 juillet 2017, à La Celle-Saint-Cloud, Emmanuel Macron a convié les deux rivaux, Sarraj (à gauche) et Haftar (à droite).
Le 25 juillet 2017, à La Celle-Saint-Cloud, Emmanuel Macron a convié les deux rivaux, Sarraj (à gauche) et Haftar (à droite).

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