Le Figaro Magazine

Laurent Gerra : « J’aime l’esprit français »

Il vient de fêter triomphale­ment ses 50 ans à l’Olympia. L’imitateur préféré des Français passera l’année 2018 à sillonner les routes pour présenter son nouveau spectacle. Mais qui est-il vraiment ?

- PAR NICOLAS UNGEMUTH (TEXTE) ET ÉRIC VANDEVILLE (PHOTOS)

Il n’y a pas de vin bio, au moins ? ! » Laurent Gerra a l’air soucieux lorsqu’il s’adresse au membre de son équipe chargé de réserver le restaurant du soir. Il est également question de ravioles, de basses côtes et de daurade. Il se retourne : « La bouffe, c’est important, vous comprenez. J’aime à dire que je choisis les salles où je me produis en fonction des bonnes tables aux alentours. » Nous sommes dans les couloirs du Zénith de Limoges, au début du mois de décembre ; ses amis Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday sont toujours de ce monde. Dehors, la campagne est couverte de neige. « Ce vin bio, c’est une malédictio­n. Hier, on m’en a servi dans ma loge, et puis encore au restaurant ! Par conséquent, j’ai désormais mis sur ma fiche technique “PAS DE VIN BIO !” Je veux des sulfites ! Notez qu’il y a pire : le vin nature… On dirait du jus de pomme et de l’éther avec un peu d’urine de poney. » Gerra en est à la trentième date d’une longue tournée : le 29 décembre, il aura fêté son 50e anniversai­re sur la scène de l’Olympia et sorti un beau livre, Carnets →

→ d’un sale gosse *, illustrant son parcours. En 2018, il sillonnera la France et passera notamment par les petites salles où il a débuté, parmi lesquelles le Don Camilo ou le Déjazet à Paris, jusqu’aux plus grandes. Le spectacle est intitulé Gerra sans modération (après avoir voulu le baptiser Gerra fait quinqua). La scène évoque le décor d’une grande loge, et l’orchestre réunit six musiciens dont Roland Romanelli, qui fut longtemps le complice de Barbara, et son vieil ami d’enfance David Mignot (l’ingénieur du son Franck Perrot est également un copain depuis le CM2). Il y a de nouveaux sketchs et des personnage­s récurrents qui s’en reprennent quelques couches : Céline Dion et son fils qui a choisi l’amour solitaire, Marc-Olivier Fogiel qui s’énerve de ne pouvoir faire pleurer Serge Gainsbourg sur son divan, Laurent Ruquier qui rit seul de ses propres blagues en bavant, une nouvelle chanson de Patrick Sébastien (Pète un coup ! : « Il aura plus d’place là où il va qu’là d’où il vient ») et une autre de Francis Cabrel, obsédé par les cailloux et la vie des na-

DANS SA TROUPE, DES AMIS QU’IL CONNAÎT DEPUIS LE CM2...

turistes au grand air. Emmanuel Macron participe à une « Ecole des fans » où il se révèle amoureux de sa maîtresse sous le regard attendri de Jacques Martin, et François Hollande pêche avec un bob Ricard sur la tête. Jack Lang, quant à lui, vient présenter la « fashion week islamiste », et Enrico Macias chante Ah qu’elles étaient belles les filles en burkini. Patrick Bruel, en pasionaria des causes humanitair­es, annonce la création de diverses associatio­ns caritative­s (« Pas de gluten pour les Ethiopienn­es », « Des doudounes pour le Cameroun », etc.).

Comme d’habitude chez Gerra, derrière la grivoiseri­e et l’apparente bonne humeur se cache un message au vitriol de la société. Tout y passe : l’infantilis­me généralisé, l’obsession des réseaux sociaux, l’addiction aux écrans, l’obscénité de la télévision, la nullité des nouveaux chanteurs. Mais, avec Gerra, un phénomène étrange se passe : on ne grince pas comme avec Gaspard Proust dans les passages très politiquem­ent incorrects, on n’a pas honte comme avec Sébastien lorsqu’il devient limite scatologiq­ue. Car ce qu’il dit, il le fait dire par les autres. Et le pétillemen­t dans ses yeux montre que l’admirateur de Marcel Aymé et de Jules Renard n’est pas un clown venu distraire les veaux. Cet humoriste et imitateur qui est le matin chez RTL le plus écouté de France (à écouter en podcast : « Couillon de culture », émission dans laquelle Patrick Sébastien reçoit Alain Finkielkra­ut dont Gerra est un grand admirateur) est un lettré, fou de cinéma, de ski (il se rend dans le Caucase, en Islande et au Kamtchatka pour s’adonner à son plaisir favori) et de bonne bouffe. Il →

→ peut citer avec des trémolos dans la voix Gueule d’amour de Jean Grémillon, L’Aurore de Murnau, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse dans la version de Rex Ingram (et non celle plus connue de Minnelli), possède un projecteur intégré dans son minibus pour voir et revoir les films de Harold Lloyd. C’est un adorateur de westerns et de cinéma muet, membre fondateur du Festival Lumière à Lyon, avec son ami Thierry Frémaux, qui fait découvrir aux frères Dardenne ou à Stephen Frears des classiques du septième art dont ils n’ont jamais entendu parler.

Comment un anar de droite de cette espèce peut-il être aussi immensémen­t populaire à l’heure où règne Cyril Hanouna ? « Anar de droite, répond-il dans sa loge, on dit ça d’Audiard, de Jean Yanne, donc c’est plutôt un compliment. Même si je ne suis pas un fou de ces classifica­tions “droite-gauche”. Mais une chose est sûre : dans cette manière que nous avons de nous moquer des imbécillit­és de l’époque, je crois que nous n’avons pas les mêmes cibles que les autres. Je suis de l’école de Jacques Martin, avec qui j’ai travaillé plus de deux ans. Celle du “Petit Rapporteur”. C’est l’esprit français, et c’est ce que j’aime. » C’est aussi un esprit qui devient terribleme­nt marginal, pour ne pas dire en voie de disparitio­n. Gerra l’explique par un vaste affaisseme­nt culturel : « Il y a une pauvreté du vocabulair­e qui est terrible. Dans le TGV, j’entends discuter les gens et je ne comprends plus ce qu’ils disent. Ils parlent à moitié en anglais, en raccourcis. Alain Borer en parle très bien dans ce livre exceptionn­el, De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française. La langue s’appauvrit alors qu’au contraire, elle doit s’aiguiser. Ce n’est pas étonnant que Les Tontons flingueurs n’aient pas eu de succès à leur sortie : l’argot, c’est très pointu. Bref, je constate qu’une forme de poésie dans le langage disparaît. Cela vient également du fait que les gens lisent moins, qu’ils s’attardent sur moins de choses. Dans le train, encore une fois, plus personne ne lit. Ils tapent tous comme des sourds sur le clavier de leur ordinateur, regardent des séries ou, pire, parlent au téléphone. Un jour, on m’a procuré un brouilleur, et paf ! j’ai fait disjoncter les téléphones de toute une rame de TGV ! C’était très agréable. » L’avenir, selon lui, ne peut se cantonner aux écrans : « J’étais dans un restaurant à Zermatt, et il y avait quatre gosses plongés dans leur tablette tout en trempant leur pain dans la raclette. Evidemment, si on éduque ses enfants comme ça, on imagine bien ce que ça donnera. »

Quant au petit écran, on sait depuis Laurent Gerra flingue la télé ce que l’humoriste en pense. En particulie­r des animateurs, qu’il maltraite avec un sens du détail assez bouleversa­nt – voire réjouissan­t : « Ce sont des gens in- touchables, mais moi j’y vais [Ruquier a, depuis, traité Gerra de “con”, ndlr]. Ardisson, c’est de la provocatio­n à deux balles, ce n’est pas Bouvard quand il faisait Un oursin dans le caviar. Bon, encore, il peut dire qu’il a lu Paul Morand… Et Fogiel est un vrai passionné, il est d’ailleurs venu me voir pour qu’on se réconcilie. Ce qu’il a fait pendant les soirées électorale­s, c’était plutôt bien. Mais quand j’imite Sébastien et que je lui fais dire “La philosophi­e, c’est mon ADN”, c’est une phrase qu’il a vraiment dite, vous savez. Le niveau des animateurs est quand même très bas : il y a un manque de culture qui est effrayant. Hanouna, je n’ai même pas envie de l’imiter. C’est un bateleur. »

Drucker dit de Gerra qu’il est grossier sans jamais être vulgaire… « Lorsqu’on me reproche d’avoir certains sketchs un peu en dessous de la ceinture, je dis que, pour moi, la vraie vulgarité c’est Ardisson qui fait “Han… Han… Han…” en retroussan­t les babines. La télé, c’est globalemen­t une catastroph­e : on prend le public pour un ramassis de débiles. C’est l’obsession de la part de marché. Il n’y a plus rien au niveau d’“Apostrophe­s” ou du “Grand Echiquier”. » A l’époque des « Journées du matrimoine » et du renvoi d’un comique de seconde zone pour avoir fait une blague lourdingue mais pas bien grave sur les femmes battues, Gerra, qui ne s’inscrit pas dans le politiquem­ent correct, n’est pas ostracisé : tout le monde semble bien l’aimer. Sa vision n’en reste pas moins bien définie : « Il y a un grand élan de connerie à vouloir tout niveler. C’est ce que dit très bien Depardieu dans son dernier livre : nous sommes dans un monde où le but est que tous les gens soient uniformes. On nous dit à tout moment comment nous devons penser. Sylvain Tesson ou Michel Onfray décrivent très bien aussi cette volonté d’uniformisa­tion de la

“PRÉFÉRER MOZART À JOEYSTARR, C’EST AVOIR BON GOÛT”

France entière et des campagnes. Le politiquem­ent correct est partout : il faut faire attention à tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait. Comme je ne vais pas voir ce qu’on dit de moi sur les “réseaux de cas sociaux” comme je les appelle, je m’en fiche. D’autant que le Français est volontiers délateur et l’a prouvé [rires]. Je n’ai pas de maquilleus­e, pas de prompteur ni d’internet. Je suis à l’ancienne. J’aime lire, par exemple. C’est original, non ? »

Et que lit-il ? « Céline, Maupassant, Marcel Aymé, George Bernard Shaw, Simenon, qui est capable de faire un drame avec une phrase comme “Passe-moi le sel”, Frédéric Dard… Au-delà des San-Antonio, que j’ai dévorés dans ma jeunesse, il y a les romans noirs. Vous vous rendez compte que, pour le brevet des collèges, on m’a fait travailler sur un texte de Frédéric Dard : « Partir, c’est pourrir un peu ». J’ai eu une illuminati­on ! Et puis, j’aime beaucoup les livres qui se passent dans la nature ou à la montagne. J’adore Rick Bass et les ouvrages des Editions Gallmeiste­r. Je peux également me plonger dans Frison-Roche ou Ramuz : La Grande Peur dans la montagne, c’est magnifique. Je lis des récits de voyage : Stendhal, Lamartine… mais pas La-Martine Aubry, hein ! Et puis, récemment, il y a Queffélec et Jean d’Ormesson, bien sûr, que je connais bien et que j’aime beaucoup. Un jour, il m’a dit : “Je vous ai écouté à la radio ce matin et je me suis dit : « Ce Gerra, il exagère. » Puis je me suis rendu compte que c’était moi qui parlais.” C’est authentiqu­e. »

Le travail avec ses auteurs nécessite une forte complicité. « Lire, c’est très important bien sûr. C’est structuran­t dans la constructi­on d’un individu. Tous les auteurs avec qui j’ai travaillé sont avant tout des lecteurs, de Jean-Jacques Peroni à Albert Algoud en passant par Pascal Fioretto, le génie des pastiches littéraire­s. Un bon auteur, c’est un musicien qui arrive à se mettre dans mes pantoufles. D’ailleurs, on n’écrit pas de la même manière pour un spectacle que pour la radio, et c’est encore différent pour la télé. Tout ne fonctionne pas partout. Par exemple, Bayrou, il faut faire très bref, parce qu’on s’emmerde vite, hein ! Avec Jospin, “le bulot de l’île de Ré”, c’était pareil. A la radio, on peut prendre son temps, tandis que, dans mon spectacle, Bayrou ne fait que passer. Enfin, il y a des choses que j’écris tout seul, notamment les parodies musicales, parce que je connais par coeur le nombre de pieds, les sonorités, etc. L’imitation de La Fontaine, Le Bobo et le Ringard, lue par Luchini, je l’ai écrite avec ma compagne qui m’a fourni les termes spécifique­s du bobo que je ne connais évidemment pas. »

Celui qui se permet quasiment tout, y compris de déclamer des lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot sur les paroles de Viens boire un p’tit coup à la maison (« Il y aura Gillou et son p’tit accordéon… »), s’impose-t-il des limites ? Apparemmen­t non : « Ma censure, c’est quand je ne trouve pas ça drôle. Sinon, j’y vais. Mon seul regret, c’est lorsque j’ai vu la une des Inrocks avec Cantat. Je voulais dire à l’antenne : “Dommage qu’ils n’aient pas eu Emile Louis, ils auraient pu titrer « Emile Louis Joli »”,

et je ne l’ai pas fait. D’ailleurs, nous n’avons jamais eu de procès à RTL. A part une fois, avec Marine Le Pen. »

Le lendemain, nous sommes à Châteaurou­x, le spectacle est encore un triomphe. Mais une fois qu’il est fini, il s’agit de filer à Issoudun où Gerra et sa troupe - c’est un rituel quand ils passent dans la région - vont dîner à La Cognette, table exceptionn­elle tenue par le facétieux Alain Nonnet et sa femme Nicole - le critique Jean Miot n’hésitait pas à se rendre là-bas en voiture depuis Paris avant de rentrer chez lui en fin de soirée. Nonnet et Gerra ne sont pas amis, ils sont « de la même famille, depuis près de vingt ans. Je pensais à La Cognette quand j’étais sur scène tout à l’heure. Vous savez, pendant le spectacle, je ne pense pas du tout à ce que je dis, ça sort tout seul. Là, je me demandais ce qu’Alain nous aurait préparé. » Arrivé à l’établissem­ent, une minute de silence est réservée à feu l’ami Jean Miot avant que les agapes ne commencent, pour se finir tard dans la nuit avec l’artiste, le chef – qui finit par capituler – et l’équipe du Figaro Magazine dont le photograph­e Eric Vandeville, que l’imitateur connaît et apprécie depuis des années. Gerra s’inquiète de la santé de Johnny, qui l’avait invité à le rejoindre sur scène pour chanter Gabrielle avec lui. La conversati­on va bon train et l’artiste va se coucher à 2 h 30 du matin, poussé par l’équipe du Fig Mag.

Le lendemain, pour changer, la SNCF est en grève. « Il y a de la place dans la voiture, je vous ramène tous les deux à Paris. » En route, on lui demande ce qu’il pense d’être catalogué parmi les réacs… « Lorsqu’on me pose cette question, je réponds que réagir, c’est honorable. Et que préférer Mozart à JoeyStarr, ce n’est pas être réac, c’est avoir du goût. » ■ NICOLAS UNGEMUTH

* Carnets d’un sale gosse, Le Cherche Midi, 130 p.,

19,90 €.

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Lorsqu’il ne lit pas « Le Figaro » dans sa voiture entre deux spectacles, Laurent Gerra regarde des films muets et de vieux « Columbo » sur un écran spécialeme­nt installé au plafond.
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