LA MORT D’ÉMILE ZOLA : ACCIDENT OU MEURTRE ?
Automne 1902. Depuis son célèbre article « J’accuse ! » (janvier 1898), Emile Zola poursuit son combat en faveur du capitaine Dreyfus. Gracié, l’officier juif n’a pas encore été totalement innocenté et l’auteur de
Germinal fait partie des intellectuels réclamant inlassablement sa réhabilitation, à la grande fureur des nationalistes, craignant que la virulence des critiques émises contre l’armée française, coupable d’avoir condamné Dreyfus, ne la fragilise à l’heure où le péril allemand ne cesse de croître. C’est dans cette ambiance électrique, alors que Zola, 62 ans, a déjà été à plusieurs reprises menacé de mort, que ses domestiques découvrent son corps sans vie au pied de son lit, le matin du 29 septembre 1902. Victime des émanations de carbone produites par la cheminée de la chambre à coucher de son appartement parisien du IXe arrondissement, conclut le rapport de police publié deux jours plus tard. Fait étrange : l’expression « asphyxie accidentelle » figure non dans le texte mais dans la marge de celui-ci, comme si elle avait été ajoutée. Comme si son auteur, le commissaire Cornette, avait hésité. De même, on apprendra un peu plus tard que deux hommes étaient intervenus quelques jours auparavant pour obturer la cheminée de l’immeuble mitoyen…
“Et s’il s’agissait de quelque chose de plus grave, d’une tentative d’assassinat ? C’est l’hypothèse qui surgit en 1953, à la suite d’une série d’articles publiés par Jean Bedel, grand reporter au journal Libération. Ces articles possèdent un titre qui n’a pas manqué d’attirer l’attention des lecteurs : « Zola a-t-il été assassiné ? » Après avoir d’abord retracé les circonstances de la mort de l’écrivain, Jean Bedel livre le témoignage surprenant que vient de lui fournir un homme alors âgé de 68 ans, un retraité, ancien employé de pharmacie, nommé Pierre Hacquin. […] Celui-ci, au cours des années 1920, faisait de la politique au sein d’un « petit comité local qui groupait des commerçants de droite ». Il a alors fait la connaissance d’un entrepreneur de fumisterie, dont il a gagné la confiance. Il a reçu de sa part une confession troublante, dont il souhaite livrer le contenu à Jean Bedel. […] « Hacquin, je vais vous dire comment Zola est mort. J’ai confiance en vous, et du reste, il va y avoir prescription. Zola a été asphyxié volontairement. C’est nous qui avons bouché la cheminée de son appartement. Et voilà comment : dans une maison voisine, il y avait des travaux de réfection de la toiture et des cheminées. Nous en avons profité, par suite du va-et-vient continuel dans cet immeuble, pour repérer la cheminée de Zola et la boucher. Nous l’avons débouchée le lendemain matin, très tôt. Nous passâmes inaperçus. Vous savez le reste… »
A la fin des années 1890, Henri Buronfosse (le fameux entrepreneur de fumisterie mentionné plus haut, ndlr) s’est engagé dans un mouvement politique d’extrême droite, la Ligue des patriotes, que dirige Paul Déroulède. Recrutant au sein des milieux populaires, la Ligue est particulièrement active dans le IVe arrondissement de Paris, où elle est animée par l’un des plus fidèles lieutenants de Déroulède, Henri Galli. D’abord simple adhérent, Buronfosse s’élève bientôt dans la hiérarchie de la Ligue dont il devient l’un des « commissaires ». Chargés d’encadrer les manifestations, arborant fièrement des brassards noir et vert, les couleurs de la Ligue, ces militants constituaient alors l’élite de l’organisation nationaliste.
[…] L’acte qu’a pu commettre Henri Buronfosse s’inscrit dans l’atmosphère de violences continues qui a entouré les combats de l’affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle. Pour mesurer ce degré de fureur, il suffit de parcourir les listes des souscripteurs en faveur du monument Henry que La Libre parole (journal antisémite fondé et dirigé par le pomémiste Edouard Drumont, ndlr) a fait paraître entre le 14 décembre 1898 et le 15 janvier 1899. Dix-huit listes où se déploie toute la litanie des horreurs engendrées par les délires de la pensée nationaliste. Un « mémorial de honte », un « répertoire d’ignominies », écrit Pierre Quillard, qui les a réunies dans un volume publié en 1899. Pour les souscripteurs, il s’agissait de défendre la mémoire du colonel Henry, qui venait de se suicider après avoir avoué être l’auteur d’un des faux qui accablaient Dreyfus. La plupart des donateurs se contentent d’inscrire leur nom, à côté du montant de leur obole. Certains expriment avec vigueur leur ferveur patriotique, en faisant l’éloge de l’armée. Mais quelques-uns motivent leur geste en clamant leur haine des Juifs qu’ils souhaitent expulser de France, dont ils veulent « crever les yeux », « couper les jambes », qu’ils aimeraient « pendre », « fumer » comme des « jambons », etc. D’autres disent leur détestation des « intellectuels », qu’ils considèrent comme des « décadents » ou des « détraqués ». Le nom de Buronfosse ne se trouve dans aucune de ces listes. Mais on découvre un « fumiste » qui a signé le 23 décembre 1898 sans indiquer son nom. Et dans d’autres listes apparaissent, à quatre reprises, les initiales « H. B. » (car beaucoup de souscripteurs se contentent de mentionner leurs initiales). Henri Buronfonsse, qui avait 24 ans en 1898, se dissimule peut-être derrière l’une de ces occurrences. Dans ce « répertoire d’ignominies » il a pu, en tout cas, trouver une source d’inspiration…
Zola a-t-il été la cible d’un attentat dirigé contre lui par la Ligue des patriotes ? Il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin et de soutenir une telle hypothèse. On peut supposer seulement que Buronfosse a profité des circonstances qui s’offraient à lui. Etait-il accompagné d’un ouvrier ou de son associé, Ludovic Branca ? Quoi qu’il en soit, il était en mesure d’agir. Alors, il est passé à l’acte. Il a souhaité punir celui que la presse nationaliste présentait comme un romancier « sans patrie », défenseur du « traître » Dreyfus, coupable par ses écrits d’avoir porté atteinte à l’honneur de l’armée. Peut-être imaginait-il simplement qu’en enfumant son habitation il lui donnerait une leçon, une terrible leçon, sans penser forcément que son action conduirait à la mort de l’écrivain. Mais son geste a eu des conséquences tragiques.
[…] Un dernier élément doit être ajouté pour compléter ce dossier. Il possède un caractère troublant. Quand on consulte les listes électorales du IVe arrondissement, on s’aperçoit qu’à partir de 1903 (et jusqu’en 1923) le nom de Buronfosse apparaît, précédé de trois prénoms : Henri, Charles, Emile. D’après son acte de naissance, le fumiste ne possède qu’un seul prénom, celui d’Henri. L’addition de deux prénoms supplémentaires est sans doute pour lui une façon de dissimuler son origine bâtarde. Cette trilogie de prénoms l’inscrit dans une lignée familiale imaginaire, en le rattachant à des ancêtres supposés. De fait, Charles est le prénom de son grand-père maternel, Charles François Séverin Buronfosse. Mais qu’en est-il d’Emile ? Il est surprenant que Buronfosse fasse ce choix quelques mois seulement après la mort de Zola. Veut-il faire référence à l’écrivain dont il a causé la mort ? Souhaitet-il laisser ainsi une trace de son acte ? Est-ce de sa part un geste fou, insensé, celui d’un guerrier vainqueur exhibant symboliquement la dépouille de son ennemi ? Une sorte →
→ d’aveu annonçant la confession qui sera faite vingt-cinq ans plus tard ?
Mais il y a plus étrange. L’acte de décès, rédigé à Sarcelles en mai 1928, est établi au nom d’Henri Charles Buronfosse. Le prénom Emile a disparu. Ou plutôt il s’est déplacé. Car on lit que l’entrepreneur de fumisterie est le fils d’un certain Henri Emile Buronfosse, « retraité, 75 ans, demeurant à Saint-Quentin, 41 rue des Jacobins ». Qui est ce père inconnu, dont l’identité surgit ainsi ? Les recensements de la population de Saint-Quentin effectués en 1921 et 1926 montrent qu’aucun Henri Emile Buronfosse n’a vécu rue des Jacobins pendant cette période ; et il est impossible de retrouver un quelconque acte de naissance correspondant à ce nom dans les registres d’état civil du canton de Saint-Quentin autour de 1850. De toute évidence, cet homme n’a jamais existé. Du reste, le nom a été raturé après coup sur l’acte de décès. La modification s’est accomplie dans les formes légales : l’indication de la ligne raturée a été paraphée par Augustine Buronfosse, la soeur du fumiste, qui a signé la déclaration de décès aux côtés du maire de Sarcelles. Etabli dans un premier temps à partir des indications que possédait la mairie de Sarcelles, le texte de l’acte de décès a ensuite été corrigé à la demande d’Augustine, soucieuse de ne pas laisser subsister la mention d’une origine généalogique fausse.
On ne peut que s’interroger sur cette étrange invention onomastique : Henri Emile Buronfosse ? A ce père imaginaire qu’il n’a jamais connu, le fumiste de la rue Mornay attribue deux prénoms, le sien et celui d’Emile. Est-ce pour lui une façon de laisser une trace, une empreinte gravée dans l’état civil soulignant la rencontre tragique qui s’est produite, un jour de septembre 1902, entre deux destinées que tout opposait ? ■