HOLDER : UN BOL D’AIR
Ce n’est pas un secret : je n’ai pas aimé le métier d’éditeur. Je croyais qu’on lisait des manuscrits avant d’aller déjeuner en notes de frais avec Angelo Rinaldi. En réalité on passe un temps fou en réunions de marketing et, le reste du temps, on se fait engueuler par des auteurs frustrés, soit parce qu’on a refusé de les publier, soit parce qu’on a accepté mais qu’ils n’ont pas trouvé leur livre au Relay de la gare de Perpignan. Malgré ma déception existentielle, ma brève expérience dans l’édition m’a procuré quelques joies : découvrir quelques auteurs, organiser quelques fêtes, sauver (provisoirement) L’Atelier du roman, et… déambuler au jardin du Luxembourg avec Eric Holder. Je ne me souviens pas précisément de nos conversations mais de moments de grâce sous les arbres, de silences parmi les statues, entre les bassins, derrière les cris d’enfants, au pied des étudiantes anglaises assises sur des chaises vertes. Eric Holder ne doit pas s’en souvenir mais ma chance de le rencontrer m’a fait comprendre pourquoi certains hommes ont pu sacrifier leur vie à éditer les autres. Ici passe un ange qui déverse des plumes soyeuses sur Paul Otchakovsky-Laurens et Bernard de Fallois.
Le nouveau roman d’Eric Holder est un hommage aux ermites submergés de littérature qui se cachent au fond des bois. Son héros, Antoine, tient une boutique de bouquins d’occasion dans le Médoc où personne n’entre jamais… sauf une cliente insomniaque, Lorraine. Encore une rencontre improbable. Tous les livres d’Eric Holder esquissent des silhouettes de filles renversantes : « On voit son sang circuler sous sa peau, lorsqu’elle est émue par un idiot » (p. 17). Il est sûrement notre meilleur aquarelliste de personnages féminins, de La Belle Jardinière (prix Novembre 1994) à La Correspondante (Flammarion, 2000) en passant par Mademoiselle Chambon (Flammarion, 1996). Son imaginaire est peuplé de femmes merveilleusement problématiques qui secouent l’existence de narrateurs fragiles : Eric Holder c’est l’anti-Weinstein. Il y a toujours une dame étrange pour violer sa solitude et l’empêcher de dormir. Sa presqu’île ressemble au comté de Yoknapatawpha (cher à Faulkner) : entre la mer et le fleuve, on se laisse voguer sur la vigne et les vieux romans parfumés au feu de bois d’acacia. Antoine se fait voler Daimler s’en va de Frédéric Berthet car certains kleptomane sont un goût très sûr. Ce libraire-ermite qui enveloppe ses bouquins de papier cristal, c’est lui, Holder, dont l’écriture fait briller les mots, comme si chaque page était un cadeau de Noël.
La belle n’a pas sommeil, d’Eric Holder, Seuil, 224 p., 18 €.