Le Figaro Magazine

Marianne Durano : «La fécondité devient un marché de taille pour le système libéral»

- EXTRAITS CHOISIS PAR VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS

Une jeune normalienn­e signe un essai d’une profondeur vertigineu­se sur la nouvelle domination que la technique médicale et la société consuméris­te imposeraie­nt au corps de la femme. En reliant son expérience personnell­e aux catégories de la pensée, elle emprunte une perspectiv­e inexplorée : celle d’une philosophi­e de la maternité et de l’expérience du corps féminin.

EMichelt si la mémoire du corps ordonnait celle de l’esprit ? Marianne Durano n’a rien oublié de son parcours de jeune femme occidental­e. Premier rendez-vous chez le gynéco, première relation sexuelle, première pilule du lendemain, puis première grossesse, premier accoucheme­nt, premier enfant… De ce parcours banal elle a tiré, de

Foucault en Simone de Beauvoir, une réflexion nourrie, un propos radical qui fait voler en éclats la vitrine scintillan­te de la femme émancipée. Agrégée de philosophi­e, collaborat­rice de la revue d’écologie intégrale Limite, Marianne Durano considère, en effet, que de nouveaux tabous ont remplacé les anciens.

La femme des années 2010 doit obéir à une double injonction : contenir sa fécondité pour ne pas contrarier la vie économique des entreprise­s et laisser la technique médicale s’emparer de cette fécondité pour qu’elle devienne un circuit de production comme un autre. Elle s’y oppose avec force, intelligen­ce et sensibilit­é en appelant de ses voeux une organisati­on sociale où les femmes ne seraient plus réduites à leur fonction biologique – « un utérus, des ovaires, des hormones » – mais plutôt considérée­s comme « conscience singulière du temps, de la chair et de la nature ». Sortir du « Balance ton corps » pour recouvrer sa propriété, sa beauté et son mystère. V.T.V.

→ de l’existence. Seuls les échanges monnayés, générant une plus-value, sont considérés comme socialemen­t valables. Si je cuisine pour mes enfants, je ne travaille pas, parce que je ne réalise aucun profit ; si je cuisine pour des clients, en revanche, cette même activité sera considérée comme un travail, parce que je ferai payer à mes hôtes, devenus des consommate­urs, la peine que j’aurai prise à les servir. Et si je dépense cet argent pour rémunérer une babysitteu­se dont je me serais passée en ne « travaillan­t » pas, cela ne fait qu’entretenir un système économique fondé sur l’accélérati­on des échanges monétaires. Bref, pour qu’une activité soit reconnue comme telle, il faut que de l’argent circule : le reste n’est qu’aliénation.

Société atomisée

L’amour devient une affaire de sentiments privés, et non le point de départ d’une vie conjugale sociale ; l’enfant devient l’objet d’un projet privé, et non la promesse d’une pérennité sociale ; le corps devient le lieu d’une jouissance privée, et non la vie même des individus qui composent une société. Paradoxale­ment, proclamer que le sexe n’est qu’une constructi­on sociale, que les comporteme­nts sexués sont façonnés socialemen­t, n’a pas entraîné la reconnaiss­ance de l’importance sociale de la sexualité. Précisémen­t parce que le corps est social, il devrait être intégré dans l’organisati­on du rapport entre les sexes. Le mariage est donc la reconnaiss­ance de cette dimension sociale du corps, de l’impact social de sa fécondité, et de la responsabi­lité collective qu’elle devrait impliquer.

Parce que le sexe est une relation sociale, il ne peut pas être relégué dans la sphère privée au moyen de techniques plus ou moins artificiel­les.

A force de proclamer que les identités sexuelles doivent être déconstrui­tes et laissées à la seule initiative des individus, le résultat est qu’en effet le sexe ne bénéficie plus de la part de la société que d’un traitement technique. De la femme déconstrui­te, il ne reste plus qu’un utérus, des ovaires, des hormones, réduits à leur fonction biologique. Du sexe désocialis­é, demeurent seulement le plaisir et le jeu, dont s’empare le commerce. De l’engendreme­nt désinstitu­tionnalisé subsistent à peine des familles contractua­lisées. « Utérus cherche sperme caucasien pour enfant mâle partagé à 50/50. » C’est la société idéale des contempteu­rs du corps. Quand on substitue le projet individuel à la responsabi­lité collective, la volonté désincarné­e au corps socialisé, on aboutit en effet à une contractua­lisation de tous les rapports humains, charnels, qui fondent l’individu et la société. Du couple à l’enfant, le corps morcelé, la fécondité en négoce deviennent un marché de taille pour le système libéral.

Puritanism­e contempora­in

En effaçant pudiquemen­t la différence des sexes, reléguée au secret des cabinets gynécologi­ques, notre époque fait preuve d’un étonnant puritanism­e. Tout nous pousse à jouir en méprisant nos corps. On voit des seins partout, jamais d’enfant au bout. On étale des corps fantômes sur les murs de nos villes pendant qu’on relègue les corps réels en salles d’examen. Notre corps n’est pas seulement un inconnu : c’est un intrus. Avoir à se justifier dès lors qu’on l’évoque, vouloir le dresser, le plier à nos volontés, poser sur lui un regard de dompteur, ne le traiter que comme un étranger – sexe machine, obstacle ou menace –, n’est-ce pas là la définition du puritanism­e ? Il suffit d’ouvrir un tract d’éducation sexuelle à l’usage des lycéens pour s’en convaincre. Sida, maladies vénérienne­s, grossesses non désirées : la chair n’est pas triste, elle est dangereuse. Dès l’âge de 14 ans, toute jeune fille responsabl­e se doit de prendre la pilule et de se faire vacciner contre le papillomav­irus.

Au cas où. Du confession­nal au cabinet médical, du corset au stérilet, il n’y a qu’un pas que le puritanism­e contempora­in n’hésite pas à franchir. Si l’on proposait autrefois aux femmes de procréer sans jouir, il leur faut désormais jouir sans procréer. Et si elles veulent encore engendrer, la technique se chargera de réaliser ce que Calvin ne pouvait que prêcher. Congélatio­n d’ovocytes, FIV, PMA, GPA : la descendanc­e sans jouissance est la panacée des nouveaux hygiéniste­s.

Le ventre micro-ondes

La grossesse s’exporte comme n’importe quelle production, et l’embryon devient un bien qu’on s’échange. Que cette transactio­n soit gratuite ne change rien à l’affaire. Lorsque Ophélie, la mère porteuse d’un documentai­re pourtant largement favorable à la GPA, affirme : « Je suis comme le four qui tient au chaud les petits pains », c’est le ventre de toutes les femmes qu’elle compare à un micro-ondes, et tous les bébés du monde qu’elle assimile à une friandise. Une friandise au chocolat, comme dans le test de l’agence de biomédecin­e… Mon ventre n’est pas un four, mes ovules ne sont pas du chocolat, mon bébé n’est pas une viennoiser­ie : que la boulangère soit consentant­e et ses gâteries gratuites n’y changera rien. [….]

Naître ou être produit, telle est désormais la question. La nature est l’ensemble des choses nées, engendrées, surgies, qui ne sont pas l’effet d’une projection, d’un plan, d’une fabricatio­n. La naissance a longtemps été le paradigme de ce surgisseme­nt, l’emblème de cette gratuité de l’existence qui échappe à toutes les production­s. Le corps féminin, comme lieu de ce jaillissem­ent imprévisib­le de la vie, a logiquemen­t incarné cette nature, cette « Terre-Mère », l’ensemble des existences que l’homme n’a pas fabriquées. Quel est le point commun entre une coccinelle, vous-même et les chutes du Niagara ? Votre existence n’est l’oeuvre de personne, vous avez surgi dans l’être sans que quelqu’un ait dessiné votre plan, soumis votre projet à des autorités compétente­s, voté votre réalisatio­n, avalisé votre production. Vous n’avez été ratifié par aucun pouvoir, vous n’êtes pas la

version améliorée d’un précédent produit, et personne n’a rien à redire à votre existence. La naissance est l’acte anarchique par excellence. Le corps féminin est le dernier refuge de cette liberté absolue.

Etre une mère

Si l’on définit la vérité comme l’adéquation de l’esprit au réel, du vécu à la vie, alors l’accoucheme­nt est l’épreuve de vérité par excellence. C’est en devenant mère que j’ai compris pour ainsi dire charnellem­ent ce qu’étaient la succession des génération­s, la nécessité de la mort, l’énormité d’une vie qui surgit à partir du néant, la complexité de ma personne, indissocia­blement corps et esprit, la faiblesse, l’amour et la durée. J’ai compris que tout ce qui ne faisait pas l’objet d’un raisonneme­nt n’était pas pour autant étranger au régime de la vérité. Le vrai n’est pas seulement objet de démonstrat­ion mais de compréhens­ion. [….]

Conscience tragique

Les hommes, eux, parce qu’ils sont capables de transmettr­e la vie jusqu’à leur mort, « peuvent ainsi nourrir l’illusion de leur permanence, voire de leur éternité ». L’expérience féminine se caractéris­e, elle, par une conscience tragique du temps qui passe, ce que Camille Froidevaux appelle « l’expérience de la perte » : « Pertes menstruell­es qui disent chaque mois la disparitio­n momentanée de la potentiell­e fécondité, perte de l’enfant qu’il faut laisser sortir de soi puis partir de chez soi, perte de la capacité maternelle elle-même dans la ménopause qui indique aussi la perte irrémédiab­le de la beauté ou de sa possibilit­é. »

Etre une femme

Qu’est-ce qu’être une femme ? C’est vivre dans sa chair la possibilit­é d’un autre, redouté et désiré, dont la virtualité même scande son devenir. C’est rejouer chaque mois dans son corps le rythme des saisons, l’effervesce­nce du printemps et la décomposit­ion de l’automne, savoir intimement que l’humain est un être de nature, et que la vie en lui veut se transmettr­e avant de mourir. C’est être, en son corps même, un être de relation, qui vit ses amours dans la perspectiv­e de cette union cachée qu’est la grossesse. Un être dont le corps est capable d’en soigner et d’en nourrir un autre. Ce n’est ni un destin biologique ni une constructi­on artificiel­le, ce sont les conditions d’une expérience de soi irréductib­le à celle de l’homme. L’avenir du féminisme se jouera dans cette libération de la parole et des corps. Il est urgent de dire aux femmes que leurs contradict­ions ne sont pas des aliénation­s, que leur corps est beau et digne, que la société doit le respecter parce que, sans lui, elle n’existerait pas.

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 ??  ?? Mon corps ne vous appartient pas. Contre la dictature de la médecine sur les femmes, de Marianne Durano. Albin Michel, 282 p., 19 €. En librairie le 17 janvier.
Mon corps ne vous appartient pas. Contre la dictature de la médecine sur les femmes, de Marianne Durano. Albin Michel, 282 p., 19 €. En librairie le 17 janvier.

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