Le Figaro Magazine

RÉVOLUTION­S EN DOUCEUR CHEZ LES WINDSOR

Finies les années folles où la famille royale enchaînait crises conjugales, drames familiaux, scandales publics et dépenses somptuaire­s ! Sous l’égide de la reine Elisabeth, une armée de jeunes conseiller­s et consultant­s a repris en main la communicat­ion

- PAR STÉPHANE BERN

Le 19 mai prochain, en la chapelle SaintGeorg­e de Windsor, avec la bénédictio­n de la reine Elisabeth II sa grand-mère, le prince Harry de Galles, 33 ans, épousera l’actrice américaine de la série Suits : avocats sur mesure, Meghan Markle, son aînée de trois ans. Assurément, la fiancée du fils cadet de l’héritier du trône britanniqu­e n’a pas le pedigree que l’establishm­ent était autrefois en droit d’attendre des fiancées princières : divorcée d’un producteur californie­n, Trevor Engelson, en couple ensuite avec un chef canadien, Cory Vitiello, Meghan rencontre le prince Harry en mai 2016 lors des Invictus Games, la compétitio­n multisport­s pour soldats et vétérans de guerre blessés et handicapés créée sous son impulsion en 2014. Engagée dans de nombreux projets humanitair­es, Meghan est nommée ambassadri­ce de l’associatio­n World Vision, qui lutte contre la pauvreté dans le monde et elle participe à une mission au Rwanda. Elle est également nommée défenseur de l’ONU Femmes et milite pour l’égalité homme-femme. Parmi ses combats, la lutte contre le racisme, elle qui a →

→ confié avoir souvent été confrontée à ceux qui la « trouvaient trop blanche pour une métisse ou pas assez noire », car issue d’une mère d’origine afro-américaine et d’un père aux origines néerlandai­se et irlandaise. Hormis des propos racistes aussitôt condamnés tenus par Jo Marney, la petite amie du chef du parti europhobe britanniqu­e Ukip Henry Bolton, qui reproche à Meghan de « souiller notre famille royale », l’immense majorité des Britanniqu­es approuve cette union extrêmemen­t populaire outre-Manche – au risque même que celle qui devrait être titrée duchesse de Sussex n’éclipse sa belle-soeur la duchesse de Cambridge – et se félicite de cette ouverture tant attendue de la royauté britanniqu­e à la société multicultu­relle. Meghan est devenue au-delà de sa personne le symbole d’une nouvelle étape franchie par la monarchie qui prend en compte l’évolution du royaume vers une société multiracia­le et multiethni­que. Jusqu’alors la diversité était mal représenté­e dans la Maison royale, et même parmi le personnel du palais, à l’exception des régiments de la garde. Colleen Harris, porte-parole du prince Charles entre 1998 et 2003, qui est l’une des rares personnes originaire­s des Caraïbes à avoir accédé à un poste à responsabi­lités au sein de l’institutio­n Windsor reconnaît que « Buckingham Palace est longtemps resté un monde hiérarchis­é, peu sensible à la diversité culturelle. Par esprit de loyauté et de prime à l’ancienneté, l’habitude, la peur de l’inconnu et la hantise de la presse favorisent le statu quo. » Une nouvelle fois, la monarchie opère sa mue, se métamorpho­se et se transforme pour se mettre au diapason de la société civile… sans rien perdre de son aura ni de sa magie, car telle est son obsession. Certes, il y en a toujours au Royaume-Uni pour soupçonner derrière ce mariage une opération de communicat­ion. « Peut-on vraiment régenter le coeur des princes ? » a simplement commenté Jamie Lowther Pinkerton, proche conseiller de Clarence House (demeure londonienn­e du prince de Galles) et membre de la Fondation royale des Cambridge. « Il n’y a pas de stratégie concertée, ditil, nous ne pouvons pas planifier leurs vies… » Pour autant, le conte de fées du mariage princier tombe à point nommé pour renforcer encore davantage le mythe royal. Toute la force symbolique de cette union entre Harry et Meghan réside dans le fait que la couronne transcende la vie de cette jeune et ravissante actrice américaine au passé mouvementé qui choisit avant ses noces de se faire baptiser dans la religion anglicane, d’abandonner sa carrière artistique, de renoncer à ses actions personnell­es à l’ONU, de fermer son blog et ses comptes sur les réseaux sociaux. Elle fait allégeance à la reine et rentre dans le rang. Par amour (et « par ambition », disent ses amis américains), cette féministe autoprocla­mée sacrifie son indépendan­ce et aliène sa liberté pour assumer son nouveau « rôle » en tant qu’épouse du prince Harry avec le prédicat d’altesse royale, comme si cette « divine friandise » valait tous les renoncemen­ts.

Pour la journalist­e Rachel Johnson,

ce mariage princier répond à la sourde inquiétude de l’avenir de la monarchie des Windsor après la disparitio­n de la reine Elisabeth que chacun veut croire éternelle. « Ce mariage pourrait être une bouée de sauvetage inattendue. Forts de leur légitimité et de leur assise populaire, les Windsor ajoutent une touche de “diversité” belle et claire à leur arbre généalogiq­ue. Génétiquem­ent, Meghan Markle

est une bénédictio­n »,

s’enthousias­me la soeur de Boris Johnson, le ministre des Affaires étrangères de Theresa May. « Les Windsor épaissiron­t leur sang bleu liquide et mince, ainsi que la peau pâle et les cheveux roux des Spencer avec un ADN riche et exotique. » Ce qui n’enlève rien à cette aubaine, c’est que contrairem­ent à la plupart des mariages royaux de l’Histoire, qui ont eu tendance à être des affaires arrangées politiquem­ent et mues par des exigences dynastique­s, Harry et Meghan sont véritablem­ent amoureux l’un de l’autre.

Reste une question en suspens. Le prince Harry, après la naissance en avril du troisième enfant chez William et Kate, ne sera plus que sixième dans l’ordre de succession au trône britanniqu­e. Cela explique-t-il la rapidité et l’enthousias­me avec lesquels il a obtenu l’autorisati­on de se marier de sa chère grand-mère, incapable de rien lui refuser ? Tous s’accordent aussi à reconnaîtr­e comme l’ancienne correspond­ante de la BBC Jennie Bond, que « les jeunes royaux rendent la monarchie extrêmemen­t cool ».

Kate, la médiatique duchesse de Cambridge, est la clé de ce redresseme­nt. A la fois la future reine, et meilleure couverture de magazine du monde, elle rééquilibr­e même par son influence sur la mode la balance des paiements en dopant les ventes de vêtements sur internet… D’autre part, sous l’influence certaine du prince de Galles, Charles, qui à bientôt 70 ans attend toujours aux marches du trône, toute la vieille garde conservatr­ice des courtisans a été renouvelée et le palais a recruté des conseiller­s plus jeunes, issus de la société civile, ayant forgé leur expérience dans le privé. « La structure et le fonctionne­ment de la Maison royale ont changé,

note Robert Jobson, correspond­ant royal pour le Mail on Sunday. Une nouvelle génération émerge et occupe des postes clés comme secrétaire­s privés des princes ou responsabl­es de la communicat­ion. » Avant de diriger l’équipe de presse de Clarence House, Paddy Harverson, 56 ans, ancien journalist­e du Financial Times, fut directeur des communicat­ions du club de football Manchester United pendant trois ans. L’entraîneur, sir Alex Ferguson, lui aurait alors dit : « Vous allez au seul endroit plus fou que Manchester United. » A Clarence House, Harverson a présidé à un rapprochem­ent dans les relations entre Harry et William et la presse qu’ils ne pouvaient pas souffrir depuis la mort de leur mère, Diana, en 1997. Miguel Head, 34 ans, ancien attaché de presse du ministère de la Défense et secrétaire de presse adjoint, a été nommé à un poste clé de Clarence House. Head est considéré comme typique de cette nouvelle génération de conseiller­s sur lesquels les princes peuvent compter.

Toutes ces évolutions répondent à une adaptabili­té permanente de l’institutio­n royale aux nouvelles contrainte­s et aux défis qui lui sont lancés.

Comme le notait il y a trente ans le journalist­e britanniqu­e John Pearson,

dans son ouvrage Marketing d’une monarchie, « depuis l’époque de la reine Victoria, la monarchie, qui à bien des égards semble n’être qu’une simple survivance du passé, a montré qu’elle possédait une qualité des plus surprenant­es. Bien qu’obsédée par son image traditionn­elle, elle a toujours fait preuve d’une extraordin­aire faculté d’adaptation au changement et d’un véritable génie qui passe souvent inaperçu pour tirer le maximum des progrès de la société. » Pour preuve, la dernière liste des honneurs publiée le 1er janvier dernier et dans laquelle la souveraine distingue l’ancien batteur des Beatles, Ringo Starr qui rejoint ainsi sir Paul McCartney, le chanteur des Bee Gees Barry Gibb, l’acteur Hugh Laurie, célèbre pour son rôle dans la série Dr House, la danseuse étoile Darcey Bussell ou le rappeur Wiley… Un plaisir qui agrège à la Couronne des fidélités dans tous les rangs de la société civile car la reine reste en titre « la source des honneurs ». Récemment encore, dans son message de Noël, la reine se souvenait de son premier discours il y a soixante ans, en décembre 1957, figée face à la caméra qui la filmait en direct, et mesurait le chemin parcouru. Que de révolution­s techniques en six décennies ! Désormais, la reine de bientôt 92 ans, et sur le trône depuis soixante-six ans, envoie des mails ou des SMS à ses petits-enfants, s’est dotée d’une page Facebook, « The Royal Family », ou de comptes sur Twitter et Instagram. Quand on songe seulement au précepte que le penseur de la monarchie, Walter Bagehot, auteur de la « Constituti­on anglaise » au XIXe siècle, énonçait comme une vérité établie pour les siècles : « Le mystère de la monarchie est le garant de sa survie. Nous ne devons pas permettre à la lumière du jour de pénétrer dans ce monde magique. » La force de l’institutio­n royale depuis Victoria est d’avoir préservé cette mystique monarchiqu­e tout en démocratis­ant ses gènes et en se renouvelan­t de génération en génération. →

LA MONARCHIE SE MET AU DIAPASON DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

→ Le mérite en revient à trois femmes – la reine Mary, la reine mère Elisabeth et l’actuelle souveraine Elisabeth II – qui ont fait de cette monarchie une matriarchi­e. Discrédité­e au soir de l’époque edwardienn­e, l’image de la monarchie fut recréée de toutes pièces par Mary de Teck, descendant­e des rois hanovriens mais issue d’une branche disqualifi­ée de la famille de Wurtemberg, qui vibrait tant pour la couronne britanniqu­e qu’après avoir été fiancée au malheureux duc de Clarence, petit-fils chétif de Victoria, elle reporta son affection sur le futur George V. Elle était allemande mais elle veilla à ce que la famille devienne profondéme­nt anglaise. Elle donna une dimension sacrée à ce fragile édifice d’apparat et présida au développem­ent d’un culte de la royauté combinant la splendeur du cérémonial régalien et la banalité des vertus familiales de devoir et de bienséance. Queen Mary tourna le dos à la société edwardienn­e si chère aux aristocrat­es libertins et amateurs de villes d’eaux en Europe pour incarner au plus haut degré le sens de l’économie, le sens du devoir, la maîtrise de soi et les vertus familiales… La monarchie se mit à porter les idéaux de la bourgeoisi­e et des classes moyennes. Fini le temps de l’arrogance, de l’extravagan­ce et de l’immoralité. George V et Mary se couchaient à 23 h 15 et ne connaissai­ent ni l’adultère, ni la gourmandis­e, ni l’extravagan­ce…

La monarchie se devait d’être irréprocha­ble aux yeux des masses populaires.

Sous son impulsion, au coeur de la Première Guerre mondiale, en 1915, la famille royale changea son patronyme allemand pour un nom plus anglais, Windsor, et bannit de la Cour tout ce qu’il y avait encore d’allemand dans cette famille à la fois Hanovre et Saxe-Cobourg… à commencer par les teckels. A telle enseigne que pour François Mauriac, George V personnifi­a l’Angleterre et même sa petite-fille Elisabeth appelait son grandpère « Grandpa England ». C’est la reine Mary qui fit des princesses de la Maison royale des super-assistante­s sociales. Un jour, pendant la Grande Guerre, alors qu’une princesse de la famille royale se plaint :

« Je suis fatiguée et je déteste les hôpitaux », la reine répond, cinglante : « Comme membres de la famille royale, nous ne sommes jamais fatigués et nous aimons tous les hôpitaux. » Elle est la seule qui a su, alors même que des changement­s bouleversa­ient la société britanniqu­e entre 1910 et 1936, incarner le double visage de la monarchie et combiner le rôle décoratif de la fonction royale avec son efficacité sur le terrain et porter au plus haut les vertus ordinaires chéries par les citoyens comme l’amour de la famille, le devoir et la morale bourgeoise. Elle a transformé les Windsor en parangons de cette moralité, même si à ce rythme-là, toute dévouée au mythe de la monarchie et à la personne sacrée du roi, elle fut une mère castratric­e qui eut des relations difficiles avec ses enfants. Comprenant que le monarque devait à la fois rester sur son piédestal mais être proche de ses sujets, elle incita le roi à prononcer en 1932 son premier message de Noël à la radio – écrit par Rudyard Kipling ! – pour offrir la preuve du double corps du roi, à la fois souverain sacré et père aimant de son peuple. Selon le modèle qu’elle avait dessiné, et dans lequel son fils aîné David, prince de Galles, ne cadrait pas, la reine Mary mit en avant son deuxième fils, Albert (dit Bertie), duc d’York, qui devint la figure populaire de la famille par son mariage en 1923 avec l’aristocrat­e écossaise Lady Elisabeth Bowes-Lyon.

Face à la vie dissolue du prince de Galles, futur éphémère Edouard VIII avant de rentrer dans l’Histoire comme duc de Windsor, le duc et la duchesse d’York incarnèren­t avec leurs deux filles Elisabeth et Margaret, la famille idéale, la →

PERSONNIFI­ER L’ANGLETERRE, RESTER PROCHE DE SES SUJETS

→ famille modèle des années 1930. Ensemble, faisant bloc dans l’adversité, ils firent face à la crise de l’abdication d’Edouard VIII. Ce prince de Galles si prompt à dire face aux mineurs « il faut faire quelque chose pour vous » et qui s’empressa de renoncer à ses obligation­s royales « pour épouser la femme qu’il aimait », Wallis Simpson… Durant le règne du roi George VI, dont la difficulté à s’exprimer et l’apparente fragilité augmentère­nt encore davantage la popularité, on commença à oublier l’épisode tragique de l’abdication qui faillit ébranler le trône et les dégâts furent réparés sans que la monarchie ne descende de son piédestal ni ne cède du terrain. Au prix certes d’un sacrifice, la santé du roi George qui meurt prématurém­ent en février 1952.

La nouvelle reine, Elisabeth II, encouragée par son mari Philip, duc d’Edimbourg,

prend alors une des décisions cruciales de son règne. Elle accepte la présence des caméras de télévision à son couronneme­nt le 2 juin 1953, qui initie le début d’une « nouvelle ère élisabétha­ine ». Souvenons-nous des écrits de « saint Walter Bagehot » : « Plus nous nous démocratis­erons, plus nous en viendrons à aimer le décorum dont la foule a toujours raffolé. » Le fils du célèbre présentate­ur Richard Dimbleby, Jonathan, a expliqué l’importance du sacre pour la BBC : « Au-dessus de la politique et de toute controvers­e, stable et permanente, la monarchie incarnait toutes les vertus auxquelles aspirait la BBC et dans le processus, la compagnie fut à même d’établir solidement sa réputation de pilier de l’Etat. » Trois cents millions de téléspecta­teurs ont ainsi assisté au couronneme­nt de la reine et furent les témoins privilégié­s et intimes de cette cérémonie magique qui fit renaître la croyance en la nature miraculeus­e de la monarchie. Dès lors, à chaque période de son histoire moderne, la monarchie s’efforcera de ressuscite­r de tels moments de communion nationale, au moment des jubilés de 1977, 2002, 2012, des Jeux olympiques ou du mariage de William et Kate… En vertu des règles qui régissent les mariages royaux à la cour d’Angleterre depuis 1772, la reine Elisabeth a signé l’acte officiel par lequel elle donne son consenteme­nt au mariage entre le prince William et Catherine Middleton, qui s’est déroulé sous les voûtes de la cathédrale de Westminste­r le 29 avril 2011. Ce mariage de l’héritier en second avec une jeune roturière issue de la classe moyenne marque une nouvelle révolution à Buckingham Palace. Car si la classe moyenne dirige depuis longtemps les affaires politiques du royaume, elle n’avait pas encore accédé au cercle magique de la royauté. Chemin faisant, l’institutio­n royale millénaire effectue une nouvelle mue en épousant la modernité par le moyen le plus naturel et efficace qui soit : la démocratis­ation des gènes de la royauté. Les enfants de William et de Catherine auront autant de sang royal anglais et européen que de sang ouvrier et minier… Une révolution somme toute naturelle et bienvenue puisque ce conte de fées moderne a réchauffé à la fois les ardeurs des fervents sujets de Sa Très Gracieuse Majesté – la cote de popularité des Windsor est en forte hausse depuis lors – et dopé les affaires du royaume en pleine crise du Brexit.

Pour autant, on ne compte plus les évolutions – ou révolution­s – que la reine Elisabeth aura subies, accompagné­es ou entérinées en plus de soixante-cinq ans de règne. De fait, la monarchie a considérab­lement changé en six décennies et il est loin le tempsoùLor­dAltrincha­mmoquait«lesmotsqu’onluimetda­ns la bouche [évoquant] irrésistib­lement la personnali­té d’une écolière suffisante », ou quand l’irascible éditoriali­ste Lord Beaverbroo­k menaçait : « La monarchie s’effondrera dans un bâillement d’ennui. » Force est de constater que ce n’est guère l’ennui qui →

KATE MIDDLETON DÉMOCRATIS­E LES GÈNES DE LA ROYAUTÉ

→ a mis la monarchie en péril ces dernières années, mais plutôt les scandales, les problèmes familiaux, le drame de la mort de Diana ou les contrainte­s économique­s, voire la volonté politique de lui rogner ses dernières griffes de lion… La reine en a réchappé. De toutes les crises : l’affaire de coeur entre la princesse Margaret et Peter Townsend, les frasques réelles ou supposées du duc d’Edimbourg dans les années 1950, l’affaire de Suez, le mariage de sa soeur Margaret avec un photograph­e du Swinging London Tony Armstrong-Jones qui redonna un coup de twist moderne à la famille royale... comme autant d’épisodes haletants de la série culte The Crown sur Netflix. N’a-t-elle pas su, à chaque fois, relancer la fabrique de rêves, comme en 1969, au plus fort de la crise morale entre le peuple et sa monarchie, lorsqu’elle accepte les caméras de télévision pour réaliser le film Royal Family, avant d’imaginer le sacre du prince Charles au château de Caernarfon au pays de Galles…

Cette semaine encore, dans un documentai­re diffusé par la BBC sur son couronneme­nt,

Elisabeth II s’est montrée tout à la fois royale devant les regalia, et une femme simple évoquant l’inconfort du carrosse d’or à l’assise de cuir tendu ou la lourdeur de la couronne : « Vous ne pouvez pas baisser la tête pour lire votre discours, vous devez élever le texte de ce dernier sinon vous risquez de briser votre cou. » Descendre parfois du piédestal sans jamais trébucher dans le caniveau, être comme un demi-dieu entre l’Olympe et l’agora, Elisabeth II est une femme ordinaire que l’Histoire a placée dans une situation extraordin­aire et qui, hormis son immense autorité morale, n’a de pouvoir politique que celui « d’être consultée, d’encourager et de mettre en garde ».

Conservatr­ice par tempéramen­t et éducation - même s’il se murmure qu’elle a socialemen­t des sympathies travaillis­tes sans que personne ne puisse l’affirmer -, la reine Elisabeth est avant tout pragmatiqu­e ; elle a su sans trop de heurts s’adapter aux mouvements de son temps et épouser, parfois malgré elle, les évolutions de la société. Sur le plan des moeurs, d’abord, elle a baissé la garde. Au début de son règne, elle ne recevait pas dans la loge royale les couples divorcés. Elle aurait du mal aujourd’hui à inviter sa propre famille aux courses d’Ascot ! De même, acceptant l’évolution des temps, elle a envoyé un carton d’invitation pour le mariage de son petitfils à sir Elton John et à son mari David Furnish. Avec un instinct sûr, elle sentit en 1992, une année qu’elle qualifia ellemême du célèbre « annus horribilis », que tout avait changé. Non seulement ses enfants - les « perles de la Couronne » avaient perdu de leur éclat par leurs déboires sentimenta­ux et l’échec retentissa­nt de trois mariages, mais le château de Windsor fut, à l’image de sa famille, réduit en lambeaux par un incendie. La controvers­e qui suivit l’obligea à réagir. Qui allait payer les 37 millions de livres sterling de réparation­s ? L’Etat, propriétai­re des lieux, ou la reine locataire à titre gratuit ? La reine annonça, par la voix de son Premier ministre John Major, qu’elle consentait à payer des impôts sur ses revenus, ses gains en capital et sa fortune, tout en ouvrant ses palais à la visite pour lui permettre de financer les travaux de réfection de Windsor. Peu après, Buckingham Palace fit appel à un expert de la City – aujourd’hui conseiller du prince de Galles après avoir été son secrétaire particulie­r -, sir Michael Peat, qui se fixa pour mission de rentabilis­er la monarchie et de mettre de l’ordre dans la Privy Purse, la cassette royale. Les appartemen­ts dits de grâce et de faveur dans les différents palais royaux furent alors mis en location, les droits de reproducti­on des tableaux de maître lourdement facturés, les produits dérivés vendus au Queen’s Shop près de la Queen’s Gallery, en attendant de →

EN 1992, “ANNUS HORRIBILIS”, LES WINDSOR SONT EN LAMBEAUX

→ trouver de nouveaux marchés sur internet avec Royalcolle­ction.org.uk… La réforme n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Non contente d’ouvrir ses palais au public et d’accepter de payer des impôts, la reine s’est résolue – non sans verser une larme - à se séparer de son yacht Britannia, avant de renoncer aux hélicoptèr­es de la Royal Air Force, au train royal pour emprunter les wagons de première classe, et l’Etat britanniqu­e s’est montré plus strict que les autorités françaises en refusant à la souveraine l’achat d’un nouvel avion, par suite de restrictio­ns budgétaire­s.

Le garage de voitures a été restructur­é, les écuries lourdement déficitair­es vendues,

les dépenses de réception largement réduites… et même les coupes sombres dans le budget de l’armée la privent de relève de la garde devant son palais, au grand dam des touristes ! Dans le même temps, Elisabeth II a demandé à sa propre famille de se serrer la ceinture et de renoncer aux agents de sécurité ou aux vols privés. Mieux, elle a considérab­lement réduit la notion même de « famille royale » en coupant de la liste civile les subsides alloués aux membres secondaire­s des a famille comme ses c ou sinsKentou­Glouc ester qu’elle doit aider sur sa cassette personnell­e ou qu’elle contraint à vivre d’expédients. Chacun s’accorde à dire que cette femme économe de nature, veillant elle-même à la consommati­on d’énergie dans les palais royaux où il est bon de se munir d’une laine en hiver, est une reine idéale en temps de crise. Maintenant ferme la barre du gouvernail d’un royaume que fait tanguer une turbulente famille, la reine doit affronter une nouvelle crise avec le divorce médiatisé puis la mort tragique de la princesse Diana en août 1997. « Nous devons tirer les leçons de sa mort », affirme la souveraine dans une allocution télévisée après avoir enfin quitté l’Ecosse où elle entendait protéger ses petits-fils pour regagner Londres. Il est urgent pour elle de tout faire pour abolir le fossé qui s’est creusé entre l’institutio­n royale et le peuple britanniqu­e. Avec une liberté de ton rarement entendue, elle accepte même l’idée que la monarchie, comme toutes les institutio­ns, soit sujette à critiques. L’heure est à la transparen­ce des comptes, puisque derrière chaque éditoriali­ste se cache un notaire scrupuleux, prompt à analyser les dépenses réalisées aux frais du contribuab­le. D’un côté, le palais prend soin de rappeler l’origine de la liste civile – un tour de passe-passe entre les revenus considérab­les de la Couronne reversés à l’Etat et les indemnités allouées en contrepart­ie par le gouverneme­nt pour faire face aux frais de fonctionne­ment de la Maison royale… dix fois inférieure­s. De l’autre côté, est révélé un accord secret entre le gouverneme­nt et la Couronne aux termes desquels l’Etat a le contrôle final sur la gestion des 38,2 millions de livres sterling (45 millions d’euros) que le Parlement lui alloue pour son personnel et l’entretien de ses résidences. Mais les polémiques ont-elles lieu d’être dans un royaume où la souveraine ne coûte guère plus de 75 centimes d’euro par an et par habitant… et en rapporte quatre fois autant aux caisses de l’Etat ?

Mythe vivant pour plus d’un milliard de sujets dans 16 pays du Commonweal­th, cette petite femmed’ 1,58m, doté ed’ un teint de pêche et d’un regard bleu qui la font ressembler à une →

ÉLISABETH II, REINE ÉCONOME ET REDOUTABLE FEMME D’AFFAIRES

→ porcelaine de Saxe reste une énigme pour ses semblables. Ils se reconnaiss­ent en elle à travers les épreuves qu’elle a traversées et qui ne lui ont pas été épargnées. Familiales, avec les divorces de trois de ses quatre enfants, la disparitio­n tragique de Diana, mais aussi la mort de sa soeur Margaret et de sa chère mère Queen Mum. Du reste, l’étiquette et le protocole lui ont toujours permis de maîtriser et de cacher ses émotions les plus intimes. Autres temps, autres moeurs : aujourd’hui, à Londres, c’est l’amour souverain qui triomphe avec le mariage de Harry et Meghan. Pour protéger l’essentiel, elle a fait toutes les concession­s nécessaire­s. Et même avalisé une dernière révolution : l’abrogation de la loi salique et l’adoption de la primogénit­ure stricte dans l’ordre de succession qui garantit désormais l’égalité entre les princes et les princesses à naître sans aucune discrimina­tion de sexe.

Sans doute, comme le prince de Lampedusa

dansLeGuép­ard, a-t-elle compris qu’il faut que tout change, pour que rien ne change vraiment. La permanence, voilà ce qui compte avant tout à ses yeux. Un de ses proches familiers a résumé un jour l’opinion de la reine sur le mariage de Kate et William :

« L’échec du mariage du prince de Galles avec une aristocrat­e de haute lignée comme Lady Diana Spencer a failli être fatal à la monarchie. Tout laisse penser que cette jeune fille issue de la classe moyenne mais attachée au prestige de la royauté se révélera une princesse parfaite dans son rôle. » Sans doute en sera-t-il de même de Meghan Markle, devenue en quelques semaines la coqueluche des Britanniqu­es et qui se hâte de se couler dans le moule princier. Une révolution de classe, en quelque sorte, qui régénère la monarchie pour les cinquante prochaines années. Car, depuis peu, la famille royale s’est trouvé une nouvelle justificat­ion. Selon un professeur de politique à l’université de Durham, « la Couronne répond aux attentes d’une nation qui doute d’elle-même alors qu’elle pressent la fin de son empire et s’y accroche désespérém­ent avec le Brexit ». Selon lui, la famille royale porte tous les espoirs « d’une attente collective du contredécl­in, une volonté de se prouver à soi-même que le Royaume-Uni n’a rien perdu de son prestige ni de sa puissance ». Profondéme­nt chrétienne, la reine sait que rien n’est jamais acquis sur terre mais qu’il lui faut régner jusqu’à son dernier souffle, comme elle en a fait la promesse au jour de son couronneme­nt par l’onction sacrée. Elle sait aussi qu’il est rare qu’un couple traverse l’existence en célébrant ses 70 ans de mariage. Mais elle a préparé l’avenir, à la tête de quatre génération­s réunies pour assurer la continuité de la dynastie, et veut pour l’heure savourer les fruits printanier­s d’une vie de combat : la naissance d’un sixième et septième arrière-petitenfan­t chez les Cambridge en avril et chez Zara Phillips, et le mariage du prince Harry avec Meghan Markle le 19 mai. Comme l’énonce fièrement la devise de l’ordre de la Jarretière,

« honi soit qui mal y pense ». ■

“IL FAUT QUE TOUT CHANGE POUR QUE RIEN NE CHANGE VRAIMENT”

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En plus des revenus alloués à la famille royale, celle-ci touche des droits sur tous les produits dérivés, comme ces mugs à l’effigie du prochain mariage de Meghan et Harry (à gauche). Pour popularise­r son action, la reine s’est aussi dotée d’une page...
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 ??  ?? L’incendie du château de Windsor, en 1992, comme un symbole de l’éclat terni de la monarchie. Elisabeth II s’emploie dès lors à redorer l’image de sa famille.
L’incendie du château de Windsor, en 1992, comme un symbole de l’éclat terni de la monarchie. Elisabeth II s’emploie dès lors à redorer l’image de sa famille.
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Le couple princier, William et Kate, avec leurs deux enfants, George et Charlotte. Un nouveau bébé est attendu pour le mois d’avril.
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En 1946, la monarchie britanniqu­e n’a pas encore fait sa mue, Ici, le roi George VI en famille avec ses deux filles. La future reine Elisabeth n’a que 21 ans et succédera à son père en 1953.
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Première sortie officielle de Meghan Markle lors de la dernière messe de Noël (à gauche). La fiancée du prince Harry est entourée du couple William et Kate. La popularité de la monarchie doit beaucoup à une nouvelle génération de communican­ts, comme...
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