LE PASTEUR DU PÔLE NORD
Leif Magne Helgesen est un ecclésiastique unique en son genre. Sa paroisse, la plus septentrionale du monde, compte davantage d’ours polaires que d’habitants. Quant à son église, située à 1 000 kilomètres du pôle Nord, elle est aux avant-postes du réchauf
Triste, Leif regarde par la fenêtre. Aussi net que dans un miroir, son visage rond se reflète sur le carreau. « D’habitude, pendant la nuit polaire, la lune et les étoiles se réfléchissent dans la neige… La lumière est magnifique », se languit le pasteur de 56 ans, assis dans le fauteuil moelleux de son église. Cette année, le ciel indique seulement le milieu de la nuit. Une nuit d’encre mouchetée par les éclairages des maisons alentour dont on peine à distinguer les contours. « Pas de neige, pas le moindre flocon, tout est sombre », souffle encore le prédicateur luthérien, pointant la fenêtre de son doigt épais. D’ordinaire, à la fin du mois de novembre, Longyearbyen, ville de 2 300 habitants, située à 1 000 kilomètres du pôle Nord, est couverte d’un épais manteau neigeux. Les puissantes rafales chargées de flocons frappent et ensevelissent jusqu’aux fenêtres le petit édifice en bois qui doit – comme toutes les églises de marins – rester ouvert 24 heures sur 24. Mais en cet après-midi de novembre 2016, le sol est sec comme en été, sa motoneige prend la poussière sur le parking, seuls le jour qui ne se lève plus et la morsure glaciale du vent rappellent que la nuit polaire, la « saison sombre » l’appellent-ils, a commencé.
Ici, dans la petite capitale du Svalbard située au coeur de l’île du Spitzberg, l’archipel posé au carrefour de l’océan Arctique, de la mer du Groenland, de celles de Norvège et de Barents, le soleil se couche au mois d’octobre et ne réapparaît qu’au mois de mars. Six mois d’hibernation solaire interrompue presque chaque nuit par les éruptions célestes, les aurores boréales, ces traînées vertes qui s’étalent en volutes sur la voûte céleste. Le premier flocon aurait dû tomber il y a un mois, mais le thermomètre stagne au-dessus de zéro. L’Institut météorologique norvégien (le Svalbard est administré par la Norvège) relève presque 10 degrés de plus pour la saison – et 72 mois consécutifs au-dessus des normales. Un record faisant de Longyearbyen la ville qui se réchauffe le plus vite au monde. Trois jours plus tard, la neige finit par tomber. D’abord en gentils tourbillons fondant sur le bitume, puis avec la violence d’un événement trop longtemps contenu. Longyearbyen prend enfin ses quartiers d’hiver. La chaleur du salon lambrissé de l’église, sa lumière douce, sa dizaine de canapés bleus, offrent un refuge aux ouailles transies, venues échanger avec le pasteur autour d’une gaufre et d’une tasse de café. Catholiques, protestants, orthodoxes, depuis sa consécration en 1958, tous peuvent se recueillir ici. Leif Magne Helgesen, seule autorité chrétienne de l’archipel, a le devoir d’accueillir tous les besoins spirituels. Le pasteur protestant ne fait pas de liturgie catholique mais donne la bénédiction et la communion pendant la messe du dimanche. Quant aux 500 citoyens
UN PASTEUR ENGAGÉ SUR LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE
russes et ukrainiens, essentiellement des mineurs qui vivent à Barentsburg – à 35 kilomètres de là –, ils reçoivent la visite quatre fois par an d’un prêtre orthodoxe, tout comme les glaciologues de la base polonaise de Hornsund située au sud. En motoneige ou en hélicoptère, le pasteur du pôle Nord accompagne ses confrères où qu’ils aillent dans les frontières de sa paroisse plus grande que la Belgique. Toujours en civil, Leif écoute et couve ses ouailles de son regard bleu. Jean, bottes, cheveux mi-longs poivre et sel, le pasteur ressemble davantage à une ancienne star de rock qu’à un prédicateur de l’Eglise anglicane. Autour d’une table basse du salon, un ancien officier de la marine norvégienne, une élue municipale, la rédactrice en chef du Svalbardposten, le journal local, et même un couple de touristes venus de la métropole. Discrète, Thorun, ancienne infirmière devenue son diacre, accueille les nouveaux venus, tend une tasse, propose une assiette, échange un bon mot en souriant. La discussion animée tourne autour de la présence russe qui ne cesse de croître dans l’Arctique et de la fonte des glaces qui dégage la route maritime du Nord-Est (qui permettra de relier l’Asie à l’Europe du Nord). A Longyearbyen, où la vie des habitants dépend depuis toujours des conditions climatiques, le réchauffement revient forcément sur la table.
Depuis qu’il a pris son ministère il y a dix ans, « la situation se dégrade à une vitesse impressionnante », jure le pasteur. L’année dernière, Leif assure avoir vu un glacier, fondu jusque dans ses fondations, plonger au milieu du fjord. « On pêche des poissons exotiques et des fleurs inconnues poussent 27 centimètres au-dessus du sol. Bien sûr que je suis inquiet ! » me répond-il, ahuri devant la naïveté de ma question. Il faut dire que depuis quelques mois, l’inquiétude gagne progressivement ses ouailles, même les plus sceptiques d’entre elles. Mais ce ne sont ni les poissons ni les fleurs qui menacent la tranquillité de la cité polaire : « Au lieu de neiger, il pleut ! » résume le pasteur. Il y a deux semaines, comme 250 habitants, Leif a dû évacuer l’église en urgence, à cause des coulées de boue – provoquées par les pluies diluviennes – qui menaçaient d’écraser les habitations. En 2015, ce phénomène inédit avait pris les autorités locales par surprise : une partie des maisons avaient été détruites, tuant deux membres de la communauté, dont une petite fille de 2 ans. Une catastrophe qui frappa au coeur la petite cité pourtant habituée à se protéger contre les éléments déchaînés. « Nous savons nous prémunir contre les dangers qui viennent de dehors, le froid, les avalanches, les tempêtes, les ours polaires, mais chez nous, dans nos maisons, on se sentait en sécurité jusqu’à présent », explique l’élue locale. Les habitants de la petite cité fondée en 1906 devront-ils plier bagage ? Leif, Thorun et les autres viendront-ils grossir les rangs de ces réfugiés climatiques contraints de quitter leurs terres pour des horizons plus cléments ?
Le prêtre balaye la question d’un geste, il a toujours choisi de gravir la montagne plutôt que d’attendre en bas « en →
→ chantant Alléluia ». Quand bien même il s’agirait du réchauffement climatique, le « défi du siècle ». Les tâches difficiles ne lui ont jamais fait peur, au contraire. De son propre aveu, Leif « aime les challenges ». Il y a une décennie, il s’installait au Kosovo, pour tenter de réconcilier les communautés après la guerre en ex-Yougoslavie. Installé à Pristina pendant quatre ans (2000-2004), Leif a ainsi organisé des rencontres entre les dignitaires religieux (catholiques, musulmans, orthodoxes) qui s’étaient déchirés pendant le conflit, pour le compte d’une ONG, Church Aid. Encore avant, pendant six ans, Leif s’était engagé comme « prêtre de rue » auprès des toxicomanes en Norvège et dans plusieurs métropoles européennes. Le religieux connaît d’ailleurs les moindres recoins de la gare du Nord, haut lieu du trafic et de consommation de stupéfiants. Avec son jean délavé, sa barbe de trois jours, sa manière de s’asseoir « au même niveau » de ceux qu’il entend, on imagine aisément le prêtre des glaces déambulant dans les quartiers malfamés de Paris, de Londres ou d’Oslo.
Leif aurait pu faire carrière dans l’humanitaire.
Mais ce fils de missionnaires, né à Madagascar, n’a jamais songé qu’il s’était trompé de voie depuis ce stage d’étudiant réalisé il y a bientôt trente ans dans « la prison la plus dure de Norvège ». « En parlant avec les détenus, je me suis rendu compte que je pouvais les amener à réfléchir, se rappelle-t-il. Et quand on apporte de la lumière dans l’obscurité, il n’y a plus d’obscurité. » Le jeune Leif sort de cette expérience avec la réponse qu’il attend : « J’ai compris que je croyais en deux choses, en Dieu et en l’humanité, alors j’ai suivi les traces de mes parents. » Trois décennies plus tard, cette certitude reste bien ancrée : « J’ai vu de quoi les humains étaient capables dans la guerre et dans la pauvreté, mais je crois qu’il y a quelque chose de plus fort. » Et, en bon prédicateur, Leif a choisi de le faire savoir. Internet est une arme redoutable contre l’isolement de la paroisse du cercle polaire et quiconque a passé une heure avec le pasteur sait qu’il l’a bien compris. Facebook, Twitter, Instagram, les notifications des réseaux sociaux et leurs icônes bien connues s’affichent à toute heure sur l’écran de son smartphone. Evidemment ses prises de positions climatiques, ses indignations sur le conflit israélo-palestinien – qui ont parfois fait polémiques en Norvège – ou contre le sort réservé aux migrants, sont disponibles en ligne, sur les réseaux et sur son blog. Tout comme les morceaux de Svalbard Kirkes Trio, son groupe de chants religieux – trois albums à son actif – que l’on peut trouver sur Spotify, la plate-forme de musique en ligne. Mais si le pasteur des glaces est si populaire en Norvège, c’est avant tout pour sa bibliographie dont il est souvent le héros. Avec ou sans son comparse de toujours, le photojournaliste suédois Per Anders Rosenkvist qui sait le prendre sous toutes les coutures, il a signé plusieurs livres sur ses expériences dans les Balkans (Balkan, 2006), en Cisjordanie (Fra Vestbredden, 2015) et au Svalbard (Kirke på Svalbard, 2008 ; Svalbard Ord, 2013). Mais son best-seller, traduit en anglais, reste Isen smelter. Etikk i Arktis (La glace fond). De l’éthique dans l’Arctique, coécrit avec les directeurs du très renommé Polar Institute, Kim Holmén et Ole Arve Misund, en 2015. Un homme d’Eglise et des scientifiques ? Deux visions du monde qui s’affrontent… L’alliance en a surpris plus d’un. Dans chacune de leurs institutions, beaucoup croyaient la collaboration impossible, la barrière infranchissable. Et pourtant…
« La situation est urgente, tranche le climatologue Kim Holmén de passage dans l’église, avec l’autorité naturelle de ceux qui ont l’habitude d’être écoutés. Aujourd’hui, nous devons informer l’opinion publique de ce qu’il se passe, pas seulement les scientifiques mais aussi les politiques, les journalistes. Plus nous sommes nombreux mieux c’est ! » Et dans cette bataille, à chacun son public. Leif, de son côté, essaye de convaincre l’Eglise de prendre ses responsabilités : « Il est important que nous ayons une position morale et éthique sur le sujet, les élus ne sont là que pour six ou huit ans. Nous, nous serons toujours là, nous devons penser au futur de nos enfants. » Les deux hommes interpellent les dirigeants politiques du monde notamment au moment des conférences internationales, comme à l’occasion de la COP21 de Paris. « Nous devons protéger la nature de Dieu, prêche Leif.
Nous devons aussi nous battre pour la vie, pour ceux qui sont victimes du réchauffement climatique, car aujourd’hui ce sont les plus pauvres qui souffrent et doivent partir de chez →
INTERNET, SEULE ARME POUR SORTIR DE L’ISOLEMENT
→ eux. » Les argumentaires respectifs aiguisés au fil des conférences menées en Norvège et en Europe ne sont jamais contradictoires, parfaitement rodés. Entre les deux hommes, la méfiance des débuts a fait place à une confiance et une complicité nouées dans ce combat commun. Et quand on les voit assis côte à côte en cet aprèsmidi de décembre 2016, Kim coiffé de son bonnet rose fluo qu’il n’ôte jamais – y compris quand il a reçu en 2016 la ministre française de l’Environnement, Ségolène Royal –, Leif et son style de rocker des années 1980, on ne peut s’empêcher de conclure que les membres de ce duo inattendu se sont bien trouvés.
5 mars 2017. Trois mois ont passé depuis notre dernière rencontre avec le pasteur du pôle Nord.
Il y a quelques jours, la première aube s’est levée et la petite cité minière laisse voir son écrin de glaciers et de sommets enneigés. L’horizon turquoise du fjord dévale à perte de vue jusqu’aux confins du monde. Dans les rayons du soleil, le bois rouge éclatant de la petite église qui surplombe la ville attire tous les regards. C’est encore là que nous avons rendez-vous avec Leif et Thorun, son ombre, son diacre. Les bras grands ouverts dans sa combinaison de motoneige qui ne laisse voir que son visage rougi, le pasteur nous accueille comme des membres de sa famille. Ce matin, pour le service dominical qui célèbre les premières lumières, la fin de la nuit polaire, nous nous rendons, annonce-t-il mystérieux, « dans la plus belle cathédrale du monde ». Une messe à ciel ouvert comme seuls les prêtres du Svalbard en ont le secret. Dans un nuage de fumée blanche, la motoneige de Leif démarre. Dans son sillage, celle de Thorun et de son frère qui a accepté de nous conduire dans cet endroit « magique », découvert par Leif il y a deux ans. Presque à la verticale, la chenille des véhicules grimpe sommet après sommet, lentement, sans jamais s’arrêter, comme pour ne pas perdre son élan. Concentrés, les pilotes cheminent sur les semblants de route du cercle polaire, sur des flaques et des lacs gelés, au bord des glaciers et… du vide. Le thermomètre descend à vue d’oeil : zéro, moins 5, moins 10, à moins 20 degrés, les motos se garent enfin. Là-haut, si haut que les nuages se rapprochent des visages, le froid est implacable. Au bout d’un quart d’heure, la première batterie de l’appareil de la photographe décède. Les smartphones ne résistent guère plus. Dans quelques minutes, Leif officiera là où le ciel gris pétrole touche la mer du Groenland. Face aux rayons solaires déformés en incendie par les nuages, à l’embouchure d’un fjord nu : « La plus belle cathédrale du monde. » Les mots prononcés un peu plus tôt prennent enfin leur sens. Le décor est majestueux, mais le lieu de messe peu traditionnel…
Le plus naturellement du monde, Leif sort la grosse caisse de métal usé qui servira d’autel, quelques minutes plus tard. Dans les bourrasques, le pasteur tente d’enfiler sa robe qui s’envole. Quant à Thorun, elle tente de faire tenir le calice et la croix d’autel sur la caisse. Jamais service religieux n’aura semblé si aventureux. A mesure que midi approche, l’heure de l’office, les motoneiges des fidèles se garent en une file disciplinée. Tandis qu’ils rangent leurs fusils – rendus obligatoires à cause des attaques des ours polaires –, on se dit qu’il est impossible de les distinguer les uns des autres tant ils se ressemblent tous dans leurs combinaisons identiques. Face à l’arc de ses ouailles, la voix du prêtre s’élève enfin. « En tant que chrétiens, nous ne croyons pas en l’injustice », lance-t-il, les bras en l’air. Dans les bourrasques qui se lèvent, ses cheveux s’envolent, mais le pasteur du pôle tient ferme : « Nous ne croyons ni à la violence ni à la haine, nous ne croyons pas à l’égoïsme et à la surconsommation, à la jalousie, ni aux abus. » On l’aura déjà compris, mais voilà ce en quoi Leif croit : « Nous avons foi en une Eglise qui combat tout ça ! Nous croyons en cet amour qui est plus fort que la mort ! Nous croyons en la vie. » ■
UNE MESSE DANS LA PLUS BELLE CATHÉDRALE DU MONDE