DU LAC TANGANYIKA À SELOUS, LA TANZANIE AUTREMENT
« En visite chez autrui, ouvrez les yeux, pas la bouche », dit un proverbe tanzanien. Dans cet immense pays de l’Est africain, existent encore des pistes à peine empruntées débouchant sur des paysages d’une beauté à couper le souffle et permettant des ren
L’avion-taxi a laissé derrière lui la silhouette imposante du Kilimandjaro, géant massif gardant la tête au-dessus des nuages. L’aéroplane tourne le dos à la Tanzanie connue, celle du parc du Serengeti, du cratère de Ngorongoro ou de l’île de Zanzibar. Cap au sud-ouest, vers les grands plateaux arides du Rukwa. Encore plus loin, il y a la promesse d’une des plus étonnantes découvertes qu’offre l’Afrique dans son incroyable diversité. Après plusieurs heures de vol se dessine, devant le tableau de bord du Cessna monomoteur, le relief accidenté d’un massif montagneux culminant à plus de 2 000 mètres. C’est le Kungwe, la montagne sacrée des Tongwes, une ethnie de la région de Kigoma. Juste derrière, se cache le lac Tanganyika, cette gigantesque réserve d’eau douce au coeur d’un continent, deuxième plus grand lac africain après le lac Victoria et deuxième du monde en termes de profondeur derrière le Baïkal, en Sibérie. Plus qu’une mer intérieure d’eau douce, c’est une frontière politique et géographique, une barrière posée dans la gigantesque faille occidentale de la vallée du Grand Rift et un vivier intact d’espèces préservées. Sa formation remonte à 20 millions d’années.
On prend toute la mesure du caractère grandiose du site quand, brusquement, l’avion franchit la montagne dont le versant sud s’écroule littéralement sur les rives du lac enfin visible. Ce dernier s’étire vers le nord, tel un serpent mastodonte dont la peau brillerait au soleil. On perçoit à peine les rives congolaises, pourtant juste en face, tellement le lac est vaste. Cette vue d’altitude vaut presque, à elle seule, le voyage. Sur la droite se dessine la ville de Kigoma, minuscule îlot de civilisation dans l’immensité sauvage. C’est là que, après deux ans de traque, le 28 octobre 1871, le journaliste Henry Morton Stanley, financé par le New York Herald, retrouva le célèbre David Livingstone, toujours à la recherche des sources du Nil. « Dr Livingstone, je présume ? » lâcha simplement Stanley face à l’explorateur le plus célèbre de l’Angleterre victorienne. Il ne se doutait pas que ces mots deviendraient un vrai slogan, symbole de l’esprit d’aventure et d’élégance qui marqua cette période des grandes explorations africaines. Cet esprit perdure aujourd’hui dans l’art d’accueillir les touristes en Tanzanie, où le confort et la courtoisie sont rarement négligés, même dans les lieux les plus reculés.
Enfin, le Cessna se pose sur une piste de terre battue juste en face du lac. Comme par miracle, apparaît un autre symbole de la région glissant à 9 noeuds sur les eaux claires. Si le MV Liemba pouvait parler, c’est un véritable roman d’aventures digne de Stevenson, Conrad ou Jack London qu’il raconterait. Construit en 1913 en Allemagne, ce navire de 70 mètres de long a navigué jusqu’à Dar es-Salaam puis a été entièrement démonté et transporté, par chemin de fer et même à dos d’homme, sur les rives du lac Tanganyika. Le MV Liemba est alors un navire de guerre nommé Graf von Götzen. Grâce à lui, les Allemands contrôlent le lac au début de la Grande Guerre. Mais, le 10 juin 1916, il est touché par une bombe belge. Kigoma, qu’il défend, doit être abandonnée par les troupes allemandes. Le commandant Zimmer décide alors de couler le bateau par 20 mètres de fond pour ne pas le laisser à l’ennemi. Il reste sous l’eau jusqu’en 1924. En le renflouant, les Anglais découvrent avec surprise que les moteurs et les chaudières ont été couverts de graisse pour les protéger. En 1927, le bateau est baptisé MV Liemba et reprend du service comme ferry. Depuis, il transporte marchandises et hommes entre Kigoma et Mpulungu, en Zambie, à raison de deux allers-retours par mois. En 1970, ses moteurs au charbon ont été remplacés par un solide Diesel, mais personne n’imagine qu’il mérite une juste retraite. En Afrique, on a l’art de faire durer l’indispensable.
Butati Nyundo confirme ce principe quand il invite un groupe de touristes à monter sur un superbe vieux boutre motorisé qu’il a « toujours connu ici ». Butati, 32 ans, est le chef attitré des guides de l’écolodge Greystoke Mahale. Il n’a jamais →
→ quitté la région. « Mon père était un des premiers rangers du parc », détaille-t-il. Il s’amuse de l’éternelle question que chaque nouveau visiteur lui pose : « Vous êtes sûr que nous allons les voir ? » Dans un éclat de rire, il répond : « Je pense que oui. Les chimpanzés de Mahale ne sont pas partis en vacances cette année ! »
Le Parc national des monts Mahale abrite le plus grand peuplement de chimpanzés sauvages d’Afrique de l’Est. Environ 600 individus répartis en une quinzaine de groupes. Bien plus qu’à 100 kilomètres plus au nord, dans le Parc national de Gombe Stream que la célèbre primatologue Jane Goodall a fait connaître au monde entier en y poursuivant ses recherches pendant soixante ans. A Mahale, des scientifiques japonais, bien que moins médiatisés, ont largement contribué à mieux connaître ces primates et leur organisation sophistiquée. Ils se sont intéressés à un groupe particulier, le groupe M, vivant très près des rives du lac et plus facilement observable. Chaque jour, une vingtaine de touristes seulement a le privilège de les approcher. Et c’est une chose sur laquelle Butati ne s’autorise aucune désinvolture.
« L’air est parfumé de jasmin, la forêt riche, l’eau du lac turquoise et rafraîchissante… si j’ose mettre une empreinte sur ce paradis, je ferais mieux de bien faire les choses », a écrit Roland Purcell quand il a créé Greystoke Mahale au début des années 1980. En débarquant sur la plage de sable blanc et soyeux, on peut dire qu’il a tenu parole. Si Greystoke Mahale fut pendant longtemps un campement de tentes simples sans grand
L’AIR PARFUMÉ DE JASMIN ET L’EAU TURQUOISE
confort, il se présente aujourd’hui comme un campement de bandas (terme tanzanien voulant dire bungalow) extrêmement luxueux tout en respectant scrupuleusement les alentours. Entièrement construits avec des éléments naturels recueillis autour du lac, des bois trempés et sculptés, de vieux canoës achetés dans les villages de pêcheurs, les cottages se fondent dans la nature en lisière de la forêt toujours sauvage car protégée par des montagnes couvertes d’une végétation dense. Ici, le safari n’est pas classique. Pas de 4 x 4 ni de réveil avant les premières lueurs de l’aube. On découvre les animaux à pied et parfois même à la porte de son bungalow. Des phacochères à peine sauvages et des potamochères se baladent dans le campement. Les babouins jaunes viennent passer le nez à la fenêtre des salles de bains ouvertes et chassent les singes bleus ou à queue rouge des arbres abritant les meilleurs fruits. De temps en temps, on peut aussi apercevoir des antilopes des sables, d’élégants hippotragues rouans voire, parfois, des girafes venues en voisines du Parc national Katavi, situé à 100 kilomètres. Des oiseaux tels que →
→ l’étourneau de Stuhlman ou la fauvette des bambous ne se découvrent, eux aussi, que sur cette partie reculée de la Tanzanie.
Mais, bien sûr, le moment le plus fort de la journée reste la rencontre avec les grands singes. Elle est parfois fugace : une troupe de femelles farouches avec leurs petits qui se cachent dans les arbres. Une simple silhouette dont il est difficile d’attraper le regard et qui s’enfuit à la cime des arbres. « Tout dépend de l’ambiance qu’il y a dans le groupe, explique Butati Nyundo. S’il y a des tensions, les chimpanzés se déplacent beaucoup et le groupe s’étale sur un grand territoire. En revanche, s’il n’y a pas de conflits, c’est plus simple. » Chez les chimpanzés, tout s’organise autour du mâle alpha. « Aujourd’hui, il s’agit de Primus, né en 1991 », explique la chercheuse japonaise Hiroko Sakuragi, du Wildlife Research Center de l’université de Kyoto, qui connaît bien le groupe M. « Actuellement, il est composé de 64 membres. Mais il a compté jusqu’à une centaine d’individus il y a quelques années. D’autres groupes en comptent jusqu’à 200 dans la montagne », affirme-t-elle. Découvrir les chimpanzés, c’est comme faire la connaissance d’une famille un peu turbulente avec des individus à la personnalité bien marquée. La rencontre en pleine jungle est à la fois fascinante et émouvante. L’histoire du groupe M est une succession d’aventures rocambolesques qui n’a rien à envier à une pièce de Shakespeare ou de Racine. On apprend, grâce à Butati Nyundo qui reconnaît chaque chimpanzé, que, sous leur apparente placidité, les membres du groupe M pratiquent alliance politique et stratégie de conquête du pouvoir avec un art consommé digne de Machiavel. Avant le règne de Primus, un certain Pimu, mâle alpha réputé pour sa domination sans
IDÉAL POUR OBSERVER LA FAUNE AFRICAINE
partage et son agressivité envers les femelles qui se refusaient à lui, a été victime d’un véritable complot fomenté par d’autres mâles et approuvé par certaines femelles respectées. Après une longue période de tensions, les gardes l’ont retrouvé mort, présentant des morsures profondes. Un cas extrême, car le bannissement est en général la punition maximale appliquée à celui que le groupe ne veut plus dans ses rangs.
Malgré son apparente tranquillité et sa beauté souvent à couper le souffle, la nature africaine n’a rien d’un paradis terrestre où règnent la paix et l’amour de son prochain. A plusieurs heures de vol de Mahale, des spécialistes du bush qui font aussi découvrir un autre visage de la Tanzanie le confirment. La réserve de Selous est assez peu connue bien qu’elle soit la plus grande d’Afrique et classée à l’Unesco pour l’incroyable diversité de ses paysages. Elle est proche de Dar es-Salaam et de la côte. De fait, elle a beaucoup souffert des braconniers qui pouvaient revendre facilement les fruits de leurs massacres. Au milieu des années 1970, 100 000 éléphants vivaient à Selous. Ils n’étaient plus que 30 000 en 1989, victimes du →
→ trafic d’ivoire. « Aujourd’hui, il y en a à nouveau 60 000 », explique Phil Bennett, guide attitré du splendide lodge Beho Beho, le plus ancien de la zone nord de la réserve. « La région a longtemps été préservée des méfaits de la civilisation, poursuit-il, car la maladie du sommeil y sévissait. Cela a permis, d’une certaine manière, de garder ce lieu intact. » Beho Beho veut dire « brise fraîche » en swahili. Accroché à une colline, le lodge profite le soir d’un bol d’air quand la plaine immense à ses pieds croule encore sous une chaleur accablante. L’endroit, qui dispose de sa propre piste d’atterrissage, d’une piscine et d’une vue imprenable sur le bush pour tous les bandas du lodge, est le pied-à-terre idéal pour traquer la faune sauvage de la zone. Selous est réputée pour abriter la plus grosse population de buffles et de chiens sauvages de Tanzanie. Un groupe d’hippopotames patauge tranquillement dans la rivière à quelques dizaines de mètres de la terrasse du lodge, et les éléphants viennent souvent se nourrir dans la palmeraie à proximité. Pas question, évidemment, d’y aller seul pour distribuer les fruits de son petit déjeuner. Tout déplacement suppose d’être accompagné par un guide armé.
L’une des explorations les plus impressionnantes que propose l’équipe de Beho Beho est celle du lac Manze. Même à la saison sèche, cette excroissance du fleuve Rufiji reste un réservoir d’eau important qui attire tous les animaux dans un paysage surréaliste d’arbres putréfiés et de terre jaune aux reflets orangés. Impalas, zèbres et girafes, cobes de Buffon, buffles ou éléphants s’approchent les uns après les autres de la rive. Toujours attentifs au moindre danger, tous veillent à ce qu’aucun prédateur ne surgisse sans être vu à temps. Dans l’eau, les crocodiles attendent sagement à quelques mètres qu’un insouciant s’aventure un peu trop loin. Les lions cachés à l’ombre dans un bosquet ou le léopard qui surveille du coin de l’oeil une femelle koudou un peu trop isolée, restent les prédateurs sans pitié de ce jeu mortel où chacun doit se nourrir au détriment de l’autre. A Beho Beho, comme sur le lac Tanganyika, l’Afrique a aussi écrit une partie de son histoire. Au détour d’une piste se cache une tombe d’une grande simplicité. C’est celle du Britannique Frederik Courtney Selous, chasseur et explorateur. Il fut le guide de chasse du président des EtatsUnis Theodore Roosevelt lors de son voyage en Afrique de l’Est britannique. Selous a donné son nom à la réserve tanzanienne, mais il n’a pas été un grand protecteur des animaux. Il avait l’habitude de chasser avec un fusil puissant qui le jetait à terre à chaque coup. Frederik Courtney Selous n’a pas été dévoré par un lion ou piétiné par un éléphant que son arme aurait raté. Servant comme officier pendant la Première Guerre mondiale, au 25e régiment des fusiliers royaux en Afrique de l’Est, il a reçu une balle perdue lors d’un accrochage avec une escouade allemande, en janvier 1917. Il avait 66 ans. Un bon âge, auquel les éléphants de Selous meurent de vieillesse… s’ils ont eu la chance de ne pas croiser les braconniers. ■
UN LAC COUVERT D’ARBRES PUTRÉFIÉS