DE LA PARURE DE DIAMANTS AUX VÉLOS, UNE MYRIADE D’OBJETS ÉCLECTIQUES
Cette montre, je m’en fous ! », lance Julie en refermant son sac à main de cuir mou dans lequel sommeillent désormais les 960 € en liquide que lui a remis la guichetière. Sous les néons de cette salle sans charme du Crédit municipal de Paris (CMP), le soulagement se lit sur son visage : « J’élève seule trois enfants. Mon ex-mari ne me verse plus sa pension alimentaire. Déposer sa montre à laquelle je sais qu’il tient, sans pour autant la vendre, ça me permet de passer un début d’année sans trop d’amertume. S’il veut la récupérer, il viendra luimême payer les intérêts. » Une histoire parmi les mille que ce lieu parisien, situé au coeur du Marais, recueille chaque jour. Depuis sa création en 1637, le mont-de-piété est un poumon économique de la capitale. A tous ceux qui sont pressés, exclus du système bancaire ou privés de garanties suffisantes pour emprunter, il ouvre un crédit rapide et anonyme. Depuis bientôt quatre siècles, des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions s’y croisent sans s’y rencontrer pour déposer ou dégager des objets de valeurs inégales. C’est au même « clou » que les plus démunis mettent les petits riens arrachés à leur misère, et les grands de ce monde, quelques pépites de leur fortune. De Victor Hugo à Barbara en passant par Joséphine de Beauharnais, la comtesse de Castiglione ou Sacha Guitry, cette institution publique, rattachée depuis 1918 à la Mairie et appelée familièrement « ma tante », a été célébrée. Aujourd’hui, elle est fréquentée six jours sur sept par des personnes aux profils aussi bigarrés que possible, à 80 % des femmes, qui repartent avec 1 000 € en moyenne contre le dépôt de leur objet.
Rue des Francs-Bourgeois, une fois passé un porche où les agents de sécurité se font les moins inquisiteurs possible, on découvre une cour pavée digne d’un décor de cinéma sur laquelle ricoche le fracas d’une fontaine. Au loin, on aperçoit l’enceinte de Philippe Auguste qui donne au site, installé là par Louis XVI pour damer le pion aux usuriers, un cachet unique. Dans cette cour se croisent une jeune Africaine coquette entravée dans sa marche par des talons aiguilles démesurés, une femme sans âge visiblement pressée de se débarrasser, avec
son manteau de fourrure, d’une histoire d’amour terminée, mais également un retraité, le porte-bagages rempli de tableaux qu’il espère n’être pas des croûtes, un étudiant conscient de souscrire au poncif de l’objet hérité que l’on met au clou, et un Sri-Lankais venu déposer, dans un sac plastique, les bijoux en or que sa femme avait reçus en dot. C’est la variété des profils qui frappe, jusqu’à faire oublier celle, plus mystérieuse, des motifs. Ces derniers restent secrets. Au guichet, en échange d’un numéro, sont simplement réclamés une pièce d’identité et un justificatif de domicile. L’acte de propriété n’est pas indispensable, « mais on préfère que ce soit des femmes qui déposent des bijoux de femme », explique une guichetière.
Dans la seconde salle, un jeune homme fluet laisse éclater sa colère :
« 840 pour celle-là ? C’est tout ? Non, mais je rêve, s’indigne-t-il dans l’hygiaphone grésillant, il y a deux mois, sans la boîte et les maillons, vous m’en donniez 1 300. La même ! » C’est en croisant derrière la vitre le regard impassible de l’assesseur qu’il comprend son impuissance, s’excuse et tourne les talons. Si les déceptions sont fréquentes, les scandales sont rares, comme si les clients s’entendaient tacitement pour ne pas nuire à un établissement dont tous reconnaissent l’utilité. Quelques mètres plus loin, chaussé de baskets dernier cri, une écharpe Burberry autour du cou, Mickaël nous explique avoir recours pour la deuxième fois aux services du CMP : « J’ai laissé cette montre pendant deux mois l’année dernière. On m’a simplement réclamé 20 € d’intérêts pour la récupérer. Ce n’est rien quand on y pense. Bien moins cher qu’un crédit à la banque. » Après un burn-out et le décès de sa soeur, il avoue apprécier « ce petit coup de pouce de trésorerie même si, cette fois, ils ont fait les rats »,
peste-t-il. Avocat de profession, gagnant 4 000 € de salaire et résidant à proximité, il confesse son goût pour les marques :
« Je n’y peux rien. Alors, je laisse parfois la montre de mon père »,
déplore-t-il. Il ajoute, philosophe : « Quand on court après l’argent, en général, on ne court pas après autre chose. »
Les prêts accordés correspondent à peu près à la moitié de la valeur des objets mis en gage. Si un article est estimé 6 000 €, son propriétaire peut repartir, dans les deux heures, avec →
POUR ESTIMER L’OR, ILS ENFONCENT LEURS ONGLES DANS LES BIJOUX
→ 3 000 € en liquide. Il arrive que certains, comme Mickaël, tentent de faire réviser l’estimation. Mais les commissairespriseurs se tiennent dans une zone située derrière les guichets et une vitre opaque. En moins de cinq minutes, chaque objet reçoit son évaluation, renseignée le plus objectivement possible. A peine les voit-on gratter, tourner, palper, placer sous la loupe, porter au nez, ou parfois soumettre à l’épreuve d’un révélateur chimique, l’objet confié. « Pour ce collier en or, serti de pierres décoratives pesant 80 g, l’estimation est de 2 560 € et le prêt sera de 1 280 € », tranche sans hésiter Florence, expert depuis seize ans dans la maison. « Mes mains sont aussi importantes que mes yeux et mon odorat », explique Marie-Amélie, sa voisine de 31 ans, commissaire-priseur ici depuis six ans. « Les tableaux sentent toujours quelque chose. Je n’hésite pas non plus à poser ma main sur la peinture pour voir si elle a été rentoilée. » Passionnée des objets, cette apprentie gemmologue a préféré le Crédit municipal à Sotheby’s : « Le client, derrière cette vitre, on pense à lui tout le temps. On est vigilant à toujours être le plus juste possible » souffle-t-elle, invoquant sans doute autant la justesse que la justice.
Dans leur immense majorité (90 %), les objets déposés au CMP sont des bijoux.
Mais il arrive qu’une sculpture loufoque, un masque africain, un pied de lampe, un tapis, une toile de maître, un instrument de musique, un vélo ou un fusil de chasse empruntent la voie dévolue aux objets plus volumineux. « Un artiste en galère a même un jour déposé son César pour survivre jusqu’au tournage suivant », raconte Frédéric Mauget, 43 ans, le dynamique directeur du CMP qui en accélère la modernisation. Ce proche d’Emmanuel Macron, énarque issu de la fameuse promotion Senghor et nommé à ce poste par Anne Hidalgo il y a un an et demi, veut dépoussiérer l’institution en permettant par exemple aux clients de payer leurs intérêts annuels en ligne. « Aujourd’hui, 50 % des clients qui se déplacent jusqu’ici viennent simplement payer leurs intérêts et reconduire leur gage. Dès le printemps prochain, le renouvellement des contrats sera dématérialisé. L’une de nos missions est en effet de rendre plus fluides leurs démarches. » Bientôt, promet-il, la décoration de la salle de dépôt sera également rafraîchie. Le sas de cette pièce n’est guère moins angoissant qu’un checkpoint israélien. Le déposant s’y entend intimer l’ordre par un micro de laisser son bien volumineux puis de reculer pour que l’expert l’examine, porte fermée. Lorsqu’il s’agit d’une peinture ou d’une oeuvre d’art signée, le site Artprice.com, qui indique les cotes et les résultats des dernières ventes aux enchères, est systématiquement consulté. Si l’objet est unique, comme ce samovar en argent représentant la tête d’un bogatyr, légendaire chevalier russe, alors l’exercice se complique : le commissaire-priseur cherche l’estimation équilibrée qui ne dissuadera pas le propriétaire ni ne lésera son étude, laquelle s’engage toujours juridiquement sur le montant des estimations. Si bien que, sur un objet vendu à perte à la fin du parcours, le commissaire-priseur peut être amené à rembourser la somme prêtée. Pour les pièces dont la valeur excède 20 000 €, le propriétaire est conduit vers un autre département où des montants de 1 million d’euros sont susceptibles
UNE OU DEUX VENTES AUX ENCHÈRES PAR SEMAINE, AU COEUR DU MARAIS
d’être débloqués. « Ce n’est pas très fréquent, explique Elizabeth Bureau qui a, en dix ans, vu passer cinq chefs-d’oeuvre dans son service. On reçoit parfois des objets ayant appartenu à Napoléon, des boîtes en or, des lettres autographes. L’enjeu est alors de les authentifier en moins de dix jours. »
Le bruit ne court-il pas que l’un des magasins cache un Modigliani, plusieurs sculptures de Giacometti, des vases Gallé, des dessins de Cocteau, des fusils de collection et des objets dont l’estimation dépasse le million ? « Ce sont des légendes, sourit le magasinier, d’un air entendu. En tout cas, s’ils existaient, nous ne vous dirions pas où ils se trouvent, pour des raisons évidentes de sécurité », conclut-il d’un air gentiment mystérieux. Reste que la valeur totale des objets gardés entre le 3e et le 7e étage dépasse les 400 millions d’euros. Là règne une ambiance qu’on pourrait dire carcérale si la passion et la gentillesse des employés ne ramenaient pas immédiatement la rêverie vers l’univers d’un musée ou d’une caverne d’Ali Baba. Tintements de clés, fracas de grilles métalliques entre les salles, pesants ascenseurs, néons crus, vitres opaques, tubes à air comprimé et monte-charge s’humanisent au contact d’assesseurs en blouse (sans poches) qui veillent depuis des années sur ces trésors en transit. Avec dextérité et une pointe de tendresse, ils manipulent les objets disparates dont la parenté se réduit à un minuscule papier rose plié derrière un élastique.
La gamme d’objets pouvant être déposés a évolué avec le temps : il y eut les matelas au XIXe siècle (il en venait 6 000 par an en 1840), plus tard les automobiles, les casseroles, le cuivre, le vin, les vêtements ou la photographie d’art. Il y a aujourd’hui l’or, les montres, les bijoux, qui constituent 90 % des dépôts. Neuf clients sur dix dégagent leur bien au bout d’un an en moyenne. Quant à ceux qui ne souhaitent pas le récupérer ou ne parviennent pas à payer les intérêts avoisi- nant 7 % par an, ils l’abandonnent définitivement à l’institution qui le vend aux enchères, se rembourse et leur verse l’éventuelle plus-value. Jusqu’au coup de marteau qui l’attribue à son nouvel acquéreur, chaque objet continue donc d’appartenir à son ancien propriétaire, qui a parfois la bonne surprise de voir son prix bondir : « A la dernière vente de montres, raconte l’expert Guy Kobrine, nous avons assisté à l’envolée inattendue du prix d’une Rolex à lunette verte. Estimée à 7 500 €, elle est partie à 16 000 €, un record. » Plutôt que d’appeler par téléphone le chanceux, les services du Crédit municipal de Paris envoient un courrier annonçant que l’argent sera disponible au guichet en échange de son récépissé de dépôt. A la fin du mois de janvier, une vente historique s’organisera autour d’un collier de l’ordre du Saint-Esprit, le plus prestigieux de la monarchie française. Rendez-vous est déjà pris avec les collectionneurs qui convoitent cette pièce, rarement sur le marché.
Du côté des ventes, juste en face, règne une atmosphère bien différente de celle du dépôt.
Ici, l’énergie est ascendante : sourire aux lèvres, flairant la bonne affaire, les acheteurs sont aux aguets. Dans la salle de 179 places, « la plus grande de Paris » glisse Frédéric Mauget, une poignée d’habitués se retrouvent : marchands d’or, bijoutiers arméniens, hommes de paille, passionnés de montres, particuliers cherchant une bague pour leur fiancée, mères de famille en quête d’objets à léguer… A leur aise, tutoyant les assesseurs qui leur présentent les objets, les plus chevronnés font rire toute la salle. Pour détendre le commissaire-priseur et accélérer son marteau, ils peuvent lancer : « Pas assez cher ! », « Je prends tout jusqu’à 500 € », « On va y passer la nuit ! », « Oh, comme ton marteau est lourd ».
Ils tapotent sur leur calculette, crayonnent sur des feuilles, prennent l’exercice au sérieux. « Je garde le barème du →
→ cours de l’or sous les yeux et j’ajuste mon prix, parfois au centime près », raconte Robert, malicieux personnage qu’on a aperçu, en début de matinée, enfonçant ses ongles dans les bijoux en or, lors de la présentation « vitrines ouvertes » précédant la vente. Doté d’un humour coriace et mâchant son chewing-gum, il donne du « Monsieur Stéphane » à l’assesseur travaillant au CMP depuis dix-huit ans. « A force, on se connaît, sourit celui-ci. Il vient à chaque vente. Je sais ce qui l’intéresse et je lui montre les bijoux qu’il est susceptible de convoiter. »
Les ventes d’or constituent un monde à part et suscitent la curiosité.
Pour s’assurer que les poinçons ne sont pas détournés, les assesseurs s’emploient à casser, avec une pince coupecâble électrique, tous les bijoux en or, quelle que soit la magnificence de leur gravure. Ainsi, les anneaux, les croix et médailles sont fendus en deux endroits, les chaînes éventrées, les gourmettes cisaillées et les pendentifs en forme de pénis, émasculés. Car la destination de ces bijoux est la fonderie : « Il me faut au minimum 1 kg pour aller en Belgique », marmonne un marchand du premier rang tout en adressant des signes discrets au commissaire-priseur pour enchérir de 10 € en 10 €. « Si j’achète ici pour 27 € le gramme, je peux le revendre 33 sur le marché. Là, je fais une bonne affaire. Il faut faire bien attention au poids et au grammage, pour éviter les mauvaises surprises. » Les ventes de bijoux sont plus classiques et tout aussi spectaculaires. S’y retrouvent les bijoutiers qui ont pignon sur rue, les gemmologues, les joailliers, les particuliers. Tous égaux devant le marteau. La salle s’électrise lorsque surgissent les belles parures, les diadèmes ou des bagues signées de la place Vendôme à 40 % du prix neuf. « Il existe toujours un créneau entre le professionnel qui cherche à se faire une marge à la revente et nous qui achetons l’objet pour le porter », analyse Valérie, belle avocate et cliente régulière de ces ventes. « Pour les 20 ans de ma fille, ajoute-t-elle avec des pépites dans les yeux, j’ai eu une bague Mauboussin qui valait 1 200 € à 300 €. J’ai simplement eu quelques frais de remise à la taille et j’en suis sortie largement bénéficiaire », se félicite cette adepte des enchères depuis qu’elle a acquis sa maison dans le XVe par adjudication.
« La diffusion en direct depuis mars 2017 des ventes sur le site interrenchères a un peu vidé la salle », déplore un acheteur. « Il est moins facile de faire des affaires depuis que les collectionneurs peuvent acheter à distance. » Dans les faits, seuls un tiers des enchérisseurs, en moyenne, sont derrière leur écran. L’essentiel se passe là, avec les odeurs et les remarques qui forment un théâtre parfois désopilant. Outre l’éclectisme des objets qu’il présente, le CMP ne facture que 14,40 % de frais d’enchères, contre 30 % en moyenne pour ses concurrentes du quartier Drouot et du rond-point des Champs-Elysées. Là encore, il semble marquer son caractère « social », sans tirer un avantage disproportionné de la situation. Depuis quatre siècles, ce lieu si singulier fait mentir le préjugé selon lequel la justice sociale ne s’obtient qu’au détriment de l’efficacité économique : « Nous faisons 4 millions d’euros de bénéfices, dont 75 % proviennent des prêts et des ventes aux enchères, se félicite Frédéric Mauget. Historiquement, jusqu’à la fin de la Grande Guerre, le mont-de-piété donnait une enveloppe aux oeuvres des hôpitaux. Désormais, désireux de perpétuer cet esprit de solidarité, nous reversons au Centre communal d’action sociale de Paris (le CCAS) ainsi qu’à une association de lutte contre le décrochage scolaire. Tout cela est décidé en concertation avec le conseil de surveillance de l’établissement. » La dénomination « ma tante », associée au mont-de-piété, vient du prince de Joinville, fils du roi Louis-Philippe (1830-1848) et joueur invétéré, qui mit en gage sa montre pour rembourser ses dettes. Interrogé par sa mère, la reine Marie-Amélie, qui s’étonnait de ne plus la voir à son poignet, le fils assura qu’il l’avait oubliée chez sa tante. Baptisée ainsi sur un mensonge, cette institution survit grâce à la confiance que tous, usagers, acheteurs ou emprunteurs, semblent lui accorder. ■
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