Le Figaro Magazine

VERS L’EST, C’EST L’INLANDSIS, PRODIGIEUS­E MASSE DE GLACE

- CHRISTOPHE MIGEON

→ et ce n’est guère possible s’ils reviennent par ici. Petit à petit, le village se vide. A la fin de la guerre, il comptait plus de 1 200 habitants ; aujourd’hui, nous sommes 62 ! » Sur les cinq enfants de Jakob Josefsen, le plombier du village, un seul est resté. Comme beaucoup d’autres, Jakob améliore l’ordinaire grâce aux revenus de la pêche, une activité que les Groenlanda­is n’ont vraiment découverte que dans les années 1930, lorsque des navires étrangers sont venus le long de leurs côtes prélever les formidable­s stocks de morues. « A l’époque, seuls les mauvais chasseurs se mettaient à la pêche ! Et puis, on a compris qu’on pouvait se faire de l’argent en vendant le poisson. » Il n’y a pas besoin d’aller bien loin. Les eaux du fjord regorgent de poissons. Au printemps, lorsque les morues cèdent aux sirènes de l’amour, toute la surface frissonne sous les remous de millions de nageoires. La mer en ébullition semble alors prendre vie.

Dans son salon surchauffé, Jakob raconte ses journées d’hiver

passées à jeter et remonter ses filets avec l’aide de sa femme, Kristine. « Il nous faudrait un entrepôt frigorifiq­ue pour traiter et vendre le poisson toute l’année. La communauté ne survivra qu’à cette condition ! » La télévision branchée en permanence gazouille sa rassurante litanie de programmes danois. Sur les étagères, les photos de famille côtoient dans un kitsch ravissant des bouquets de fleurs en plastique, la longue dent torsadée d’un narval ou l’os pénien d’un phoque.

Le bateau de Jon et Anika poursuit sa route jusqu’au fond du fjord. Après un débarqueme­nt sur une plage de galets patiemment léchés par les marées, il faut se faufiler entre des ormes et des saules rabougris avant de gagner une toundra aussi rase qu’un crâne de béluga. Une enfilade de petits lacs qui doivent glougloute­r depuis la dernière ère glaciaire conduit en moins d’une heure aux côtes cuirassées du fjord Kangersune­q, farouches carapaces récurées par l’armada opiniâtre de débris de banquise. Un glacier, dégringolé directemen­t de la calotte polaire, éparpille ses glaçons blanc-bleu à la surface du golfe. Il y a cent trente ans, Fridtjof Nansen, le premier à avoir traversé le Groenland, est lui aussi redescendu par là avant de retrouver la civilisati­on. L’absence de vie apparente est stupéfiant­e : pas le moindre craillemen­t de mouette, pas le moindre phoque alangui sur la glace, pas le moindre frémisseme­nt suspect dans l’eau noire, seul le glacier qui tonne au loin comme un canon semble investi d’une force vitale. Là-bas, vers l’est, c’est l’inlandsis, prodigieus­e masse de glace, morte et vivante à la fois, qui recouvre plus de 80 % de l’île. Et on se prend à rêver d’un autre camp éphémère, perché là-haut sur ce formidable sarcophage glacé, au milieu des torrents turquoise alimentés par les eaux de fonte. Sans doute le summum du glamping… ■

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