DANS LES SECRETS DU KREMLIN
● COMMENT POUTINE GOUVERNE ● NOTRE VISITE PRIVÉE
Le choix était prémonitoire. Le 7 mai 2000, le nouveau président de la Fédération de Russie, VladimirPoutine,faisaitunepremièreentorseà la règle et, contrairement à son prédécesseur, Boris Eltsine, décidait de se faire investir dans le Grand palais du Kremlin et non pas dans le Palais d’Etat. Tout un symbole ! Dans ce dernier, hérissé de colonnes de marbre à la mode soviétique, construit sous Khrouchtchev en 1961, se tenaient les congrès du Parti communiste. Dans le premier, érigé en 1838, sous Nicolas Ier, on y couronnait les tsars… Amidi,cejour-là,aupremiercoupdel’horloge,l’ancienpatron des services secrets (FSB) franchit les murailles du Kremlin par la porte Spassky, face à la charmante cathédrale Saint-Basilele-Bienheureux, traversa les deux salles Saint-Georges et Saint-Alexandre au son de la Marche solennelle du couronnement,
LA MAJESTÉ DE L’ÉTAT RUSSE S’INCARNE À TRAVERS LE KREMLIN
de Tchaïkovski, avant de rejoindre le podium de la salle Saint-André. « Nous sommes rassemblés aujourd’hui, dans ce lieu saint pour notre peuple. C’est ici que réside notre mémoire nationale, dans les murs du Kremlin où durant des siècles s’est accomplie l’histoire de notre pays », déclara le nouveau chef de l’Etat, lui-même originaire de Saint-Pétersbourg, d’où régnaient les tsars de Pierre le Grand jusqu’à Nicolas II.
Dans son bureau de travail au Kremlin, devant une caméra de la télévision publique, le nouveau président affectait au contraire la posture du fonctionnaire indifférent au décorum. Le fauteuil ne « le serre pas », dit-il, la fenêtre, tendue d’un rideau opaque, « donne sur une cour » qu’il n’a pas pris la peine de regarder. « Je ne me laisse pas distraire par les choses que je ne considère pas comme importantes », justifie alors le futur maître de la Russie, annonçant le côté Janus du personnage. Versant public, la majesté de l’Etat s’incarne à travers le Kremlin, rendant au lieu sa symbolique originelle. Versant privé, son serviteur privilégie la discrétion. Dix-huit ans plus tard, à la veille du quatrième mandat de Vladimir Poutine, les attributs du pouvoir n’ont pas changé,
mais le lieu de son exercice, lui, s’est déplacé. Il s’est également disséminé. Désormais, il faut faire un peu plus de deux heures d’avion, en direction du sud, pour le découvrir. Arrivé sur place, la route tortillonne le long d’une haute palissade bardée de caméras, descend en pente raide entre les palmiers et les magnolias avant de s’achever face à une barrière. Derrière la clôture, on distingue les bâtiments d’un immense complexe résidentiel et, plus loin, à travers la luxuriante végétation, l’eau scintillante de la mer Noire. « A partir d’ici, on ne peut plus continuer à pied », prévient un policier débonnaire, plus aimable que les cerbères déployés autour du Kremlin. Pourtant, le lieu surveillé par ce fonctionnaire est tout aussi stratégique que le centre névralgique de la capitale russe : Botcharov Routcheï, du nom de la source qui coule à proximité, est l’une des trois résidences officielles de Vladimir Poutine, sise à Sotchi, la ville des Jeux olympiques d’hiver de 2014.
Par la magie du lieu et les goûts personnels du propriétaire, elle tend même à s’imposer comme la préférée du Président, qui, selon les décomptes scrupuleux des médias russes, y aurait passé 66 jours en 2017, soit l’équivalent de deux mois sur une année. Si l’on ajoute à l’agenda présidentiel ses dates de fréquentation de Novo-Ogarevo, sa deuxième résidence située dans la huppée banlieue moscovite, le palais du Kremlin et ses murailles crénelées font pâle figure dans la nouvelle géographie du pouvoir russe, désormais réservée au décorum officiel. C’est dans la prestigieuse salle Saint-André, boursouflée de dorures, celle-là même où il avait été investi en 2000, que Vladimir Poutine a reçu en octobre dernier le roi Salmane d’Arabie saoudite, pour la première visite d’un monarque saoudien en Russie. L’an dernier, les personnalités civiles russes ont été décorées dans la salle Catherine tandis que le chef de l’Etat prononce toujours son discours annuel à la nation, salle Saint-Georges.
« Au Kremlin se trouvent directement les musées et les cathédrales, qui sont ouvertes au public. C’est aussi là que travaillent un petit nombre de conseillers et des services techniques. Mais compte tenu de communication moderne, le Président ne fait pas de différence entre Novo-Ogarevo, la Crimée ou Sotchi. Le travail s’accomplit à haut niveau et de manière identique dans n’importe quel point du pays », confirme le porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov. Si, à l’époque →
→ la vision dans la nuit du bureau allumé de Staline au Kremlin était garante de la dévotion du dictateur à son peuple, « il suffit aujourd’hui que le Président apparaisse à l’écran », confirme le politologue Mark Ournov, directeur scientifique à la Faculté de politique appliquée.
A partir de 2011, l’Administration présidentielle a été progressivement déplacée à Staraïa Plochtchad, dans le quartier historique de Kitaï Gorod, à Moscou. Le bâtiment qui hébergeait cette dernière, construit dans les années 1930 sur l’emplacement de deux anciens monastères, a été détruit. Des vestiges archéologiques ont été exhumés pour la plus grande joie des agences de tourisme qui les font découvrir à leurs clients. Si, dans les articles de presse, le Kremlin sert toujours à désigner Vladimir Poutine et son proche entourage, l’un et l’autre ont élu domicile ailleurs, au gré des préférences du chef. Comme si la France devait s’habituer à ce qu’Emmanuel Macron gouverne la France du fort de Brégançon.
Avec sa vue surplombant la mer Noire, et ses 40 hectares, Botcharov Routcheï est souvent présentée comme le lieu de « villégiature officielle » du chef de l’Etat russe. Cette vision est très réductrice. Certes, avec sa plage privée, ses deux piscines – eau salée et eau douce – et sa sophistiquée salle de gymnastique, la résidence a de quoi ravir l’athlète sexagénaire qu’est Vladimir Poutine. En 2016, un appel d’offres lancé par la branche locale du Service de protection de l’Etat et consulté par Le Figaro, annonçait des travaux à Sotchi d’un montant de 1,8 milliard de roubles (25,7 millions d’euros) comprenant notamment la construction d’une piscine supplémentaire, d’un spa et d’un pavillon de plage. L’Administration présidentielle s’est toujours gardée d’établir un lien officiel entre ces travaux d’agrément, prévus jusqu’à la fin 2018, et le complexe présidentiel. Longtemps, Botcharov Routcheï a cultivé la discrétion, tout comme le maître des lieux. Durant ses deux premiers mandats, ce dernier y passait quasiment ses étés, sans que la nouvelle fasse la une des journaux. C’est déjà là qu’en 2003 et 2008, le président russe accueillit George Bush père et fils – leur successeur Barack Obama sera reçu en 2009 à NovoOgarevo. Les photos du musée de la ville le montrent tout sourire, en 2004, en compagnie de Jacques Chirac et de l’exchancelier allemand Gerhard Schröder. Le 30 août 2015 la télésoviétique,
À SOTCHI, LA PRÉSENCE DE VLADIMIR POUTINE PASSE INAPERÇUE
vision d’Etat avait montré le Président et son Premier ministre, poussant des haltères au soleil, un moyen de faire taire les rumeurs de disgrâce qui frappaient alors Dmitri Medvedev. Le 20 novembre dernier, c’est Bachar el-Assad qui s’est rendu en toute discrétion à Sotchi, pour remercier son hôte de son aide militaire en Syrie. Le week-end dernier, Vladimir Poutine a dû, selon la version officielle, annuler son séjour sur place à la suite du crash de l’avion de ligne qui a fait 71 victimes, le contraignant à recevoir dans la capitale, le 12 février, le président de l’autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, initialement attendu à Botcharov Routcheï.
Le Président, et il s’en cache à peine, préfère à la grisaille moscovite le soleil de la mer Noire, dont il profite particulièrement au printemps et à la fin de l’été, ses deux saisons préférées. En mai 2017, Botcharov Routcheï a battu des records de fréquentation. Le président russe y a séjourné du 30 avril au 3 mai, avant d’y revenir les 10 et 11, au lendemain du défilé militaire commémoratif du 9 sur la place Rouge, et enfin du 16 au 22 où il accueillit notamment le Premier ministre italien, Paolo Gentiloni. En juin, c’était au tour de l’émir du Bahreïn. Pour ne pas donner à la population russe l’impression que le Président est en vacances, les télévisions diffusent ces jours-là, des entretiens avec des gouverneurs de région, filmés précédemment et ailleurs qu’à Sotchi.
Pour Alla Gousseva, la très accueillante directrice du musée de l’Histoire de la ville, Vladimir Poutine ne fait que suivre les pas de deux de ses illustres prédécesseurs, Nicolas II et Joseph Staline. Le dernier empereur Romanov avait fondé la ville de Sotchi et ordonné aux riches marchands russes et aux familles prestigieuses de la noblesse – les Volkonski, les Troubetskoï, les Ioussoupov – d’acheter des terres et d’investir sur place, même si l’intéressé n’y mit jamais les pieds. Tout en se faisant construire sa discrète datcha sur les hauteurs, le dictateur, pour sa part, a fait bâtir une « cité heureuse » destinée au repos des travailleurs, selon le modèle de l’art pompier soviétique.
« Il s’y rendait très souvent. C’est là qu’il a rédigé des manuels d’histoire et a pris des décisions stratégiques lors de la Seconde Guerre mondiale », affirme Anna Gousseva. La construction du palais de Botcharov Routcheï sera entreprise en 1934, à l’initiative formelle du commissaire à la guerre, Kliment Vorochilov, l’un des rares fidèles de Staline que le maître n’ait pas fait fusiller. Plus tard, Khrouchtchev ou Brejnev y séjournèrent à l’occasion, sans appétit particulier, à la différence de Vladimir Poutine. →
→ Quatre-vingts ans après la fondation de Sotchi, ajoute l’historienne, c’est ce dernier qui releva le défi improbable d’y organiser, en 2014, des Jeux olympiques. Et comme à l’époque du tsar, il « invita » les oligarques contemporains à y construire des stations de sports d’hiver. Aujourd’hui, le maire de la ville, Anatoly Pakhomov, se définit comme un « manager de tourisme » et un bienfaiteur social qui consacre 70 % du budget de la cité à construire des écoles, des jardins d’enfants ou des hôpitaux. Il a à coeur le bien-être de sa population mais aussi celui de son invité de marque, dont le portrait, à côté de celui de Dmitri Medvedev, orne en évidence son bureau. Le Premier ministre bénéficie également à Sotchi d’une résidence officielle qu’il ne fréquente guère. « Si en Russie, on aime le Président, à Sotchi on l’aime deux fois plus. C’est grâce à ses forces qu’ont été construits 362 kilomètres de nouvelles routes, deux centrales thermiques et que deux décharges ont été fermées », explique l’édile qui se félicite de n’avoir jamais eu à subir les foudres publiques du prince. « Grâce à Dieu », plaisante-t-il en se signant.
Dans cette ville de 500 000 habitants, la présence de Vladimir Poutine passe inaperçue. On croise seulement à l’occasion, séjournant au luxueux sanatorium Sotchi, l’ancien chef des services secrets Mikhaïl Fradkov ou le chef de l’Administration présidentielle Sergueï Kirienko. Les chartes d’apparatchiks et de journalistes chargés de suivre les convois présidentiels ne troublent pas davantage la quiétude des résidents. « Poutine, on le voit à la télé. Il est là-bas, nous, on est ici. Chacun sa place. Le seul avantage du quartier, c’est qu’il n’y a pas de hooligans », résume Evguennia. Cette retraitée habite un immeuble décrépi de deux étages, distant de seulement 200 mètres des palissades présidentielles. Et attend qu’on lui propose un nouveau logement. Son voisin, qui logeait dans un bâtiment adjacent tout aussi vétuste, a été plus entreprenant. Il est allé déposer une demande de relogement directement au bureau des requêtes présidentielles, ouvert à Botcharov Routcheï lors des nombreux séjours qu’y effectue le chef de l’Etat. Sa démarche a été couronnée de succès : de son immeuble ne reste qu’un tas de gravats, jonché d’immondices, qu’un promoteur sera bientôt chargé de nettoyer. « Les gens viennent nombreux et parfois de très loin pour porter leur lettre à Vladimir Poutine », confirme Natalia, une autre voisine.
La quiétude de la population est aussi un argument brandi par
le Kremlin pour y justifier la quasi-absence de son chef et sa présence, en dehors de Sotchi, à Novo-Ogarevo, son autre résidence située à 35 kilomètres de la place Rouge. En janvier, selon son agenda officiel, il y a passé cinq jours où il a notamment reçu le Premier ministre belge, Charles Michel.
« Les problèmes des embouteillages à Moscou sont connus de tous, c’est pourquoi le Président fait tout pour minimiser ses déplacements sur les artères congestionnées de la capitale », explique Dmitri Peskov, secrétaire de presse de Poutine. Les cortèges qui autrefois immobilisaient des milliers de voitures durant de très longues minutes ont pratiquement disparu. Le rédacteur en chef de la radio Echo de Moscou, Alexeï Venediktov, avance une autre explication : Poutine, l’homme de Saint-Pétersbourg, « n’aime pas Moscou » et ressemble en ce sens à Pierre le Grand. « Saint-Pétersbourg appartient aux terres froides du Nord. Par symétrie, le nouveau tsar a choisi Sotchi, au sud », ajoute ce chroniqueur éclairé des moeurs présidentielles. « Moscou est la ville de l’opposition, Poutine la perçoit comme hostile, remplie d’ennemis potentiels. » Il n’y a reçu que 47 % des voix lors des élections présidentielles de 2012, après avoir dû affronter des centaines de milliers de manifestants les mois précédents. A Sotchi, son score était bien meilleur bien qu’inférieur de 3 points à la moyenne nationale, soit 60 %.
« Cette ville est totalement apolitique. Le niveau de vie y est plus élevé qu’ailleurs, ce qui attire les investissements. Et grâce aux visites de Poutine, on s’occupe beaucoup de la propreté dans les rues. C’est pourquoi il n’y a pas de protestation », explique Konstantin Zykov, le responsable du siège de l’opposant Alexeï Navalny. Les mauvaises langues ajoutent qu’en plus du pain, le tsar fournit des jeux à sa population. Hormis les sports alpins, la boxe et la Formule 1 ont élu domicile à Sotchi. L’été prochain, le stade de la ville accueillera plusieurs des matchs de la Coupe du monde de football. Le résident de Botcharov Routcheï devrait être présent dans les tribunes.
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MOSCOU,
UNE VILLE “REMPLIE D’ENNEMIS POTENTIELS”