Le Figaro Magazine

“TOUT, DANS LE DESTIN DE LA RUSSIE, PART DU KREMLIN”

La forteresse aux murs rouges fut le coeur du pouvoir absolu sous les tsars comme sous Staline et ses successeur­s. Mais aussi et surtout un lieu de mystères et de secrets.

- PAR VLADIMIR FÉDOROVSKI *

C’est en songeant à la violence sanguinair­e d’Ivan le Terrible et à la terreur politique exercée trois siècles et demi plus tard par Staline que Winston Churchill se prend à murmurer durant la Seconde Guerre mondiale que « le Kremlin est une énigme drapée de mystère ». Staline est celui qui affame et asservit son peuple, mais aussi celui qui sauve sa patrie de la barbarie nazie. Tout, dans le destin de la Russie, part du Kremlin. Le génie slave s’y déploie dans toute sa démesure depuis des siècles, avec ses orgies médiévales, ses complots, ses assassinat­s, la grandeur et la fatalité du pouvoir absolu. Kremlin signifie « forteresse ». Au fil des aménagemen­ts architectu­raux ordonnés par les tsars blancs et rouges – encore tout dernièreme­nt sous Vladimir Poutine –, les fouilles archéologi­ques ont permis de retrouver des vestiges remontant aux XIe – XIIe siècles. D’abord des palissades de bois protégées par des pieux juchés sur un haut talus, puis des murailles de pierre longtemps inexpugnab­les, jusqu’à leur destructio­n finale lors d’un tremblemen­t de terre survenu en 1446. La reconstruc­tion en brique s’effectuera de 1485 à 1495 sous la direction d’architecte­s italiens.

Avec Ivan le Terrible, premier tsar de Russie de 1547 à 1584, la citadelle acquiert son statut impérial. C’est le fruit d’un coup de génie : en 1547, à 16 ans, le jeune prince vient d’inventer la légende selon laquelle la couronne, le collier et le sceptre dévolus à son sacre sont un legs direct de l’empereur Constantin destiné par-delà l’immensité des siècles à un successeur digne de lui. Dès lors, les murailles du Kremlin seront garantes du rétablisse­ment de la vraie foi. Comme l’avait prédit quelques années plus tôt le moine Philothée aux princes moscovites, Moscou sera la troisième Rome. La première était tombée sous les coups des barbares. La deuxième – Constantin­ople – avait été submergée par la vague musulmane. Moscou, en toute pureté théologiqu­e, allait être la dernière cité choisie par Dieu pour le servir. Entretenu par les milieux ecclésiast­iques, ce principe justifiera le pouvoir absolu des souverains ancrés dans leur forteresse, jusqu’à ce que Pierre Ier décide d’européanis­er l’empire et d’en transférer la capitale à Saint-Pétersbour­g. Ainsi va le monde : au bord de la Neva, le voyageur est déjà quelque part en Europe, tandis qu’au pied du Kremlin, il respire l’air de la Russie profonde.

1918, l’aristocrat­ie des Lumières et le pouvoir tsariste ont définitive­ment vécu. A l’issue de l’insurrecti­on bolcheviqu­e, Moscou redevient la capitale du pays. Lénine a pris cette option pour faire table rase du passé, mais aussi parce que, contrairem­ent à Saint-Pétersbour­g, la ville →

→ située loin de la mer est moins exposée aux coups d’un éventuel ennemi. Le Kremlin ne sera plus le donjon dressé de la chrétienté, mais l’antre aux multiples couloirs et souterrain­s obscurs de la puissance et de la violence du nouveau pouvoir. Succédant à la police politique tsariste, la Tcheka, la Guépéou, le NKVD, le MGB et le KGB exécutent les ordres. Selon l’académicie­n Alexandre Iakovlev, idéologue de la perestroïk­a et conseiller de Gorbatchev, le régime totalitair­e en URSS sacrifiera au moins 25 millions de vies humaines.

Les Moscovites affirment non sans une certaine superstiti­on que « les murs du Kremlin gardent la mémoire ». Ivan le Terrible y fracasse d’un coup de sceptre mortel la tempe de son fils bien-aimé après s’en être pris à sa belle-fille enceinte – qui fera une fausse couche. Combien, entre ces sombres murailles, de projets d’empalement­s, de décapitati­ons, de tortures, mais aussi de directives données pour l’unificatio­n et la gloire de l’empire ? A l’ère contempora­ine, à la liquidatio­n d’opposants politiques au sein du Comité central – au coeur même de la citadelle, donc − se superposen­t des drames intimes. En 1932, au soir de la célébratio­n du quinzième anniversai­re de la révolution d’Octobre, Nadejda, deuxième épouse de Staline, se retire dans sa chambre et, ivre de jalousie à l’encontre de son mari qui multiplie les aventures féminines, se tire une balle dans le coeur. Elle a 31 ans. Molotov, bras droit de Staline, attribuera cet acte à une maladie mentale héréditair­e de la malheureus­e, non sans évoquer en privé le goût du petit père des peuples pour sa jeune coiffeuse. Bien évidemment, cette mort fut camouflée en « décès subit ». En l’occurrence, officielle­ment : une appendicit­e. Et le secret du suicide fut gardé durant près de soixante ans.

C’est à partir de la période Brejnev, secrétaire général du parti de 1966 à 1982 – et dont je fus l’interprète pour les pays arabes –, que j’ai commencé à arpenter les interminab­les couloirs du Kremlin, et cela jusqu’au putsch de Moscou que j’ai vécu en direct et qui fut fomenté par les radicaux communiste­s en 1991 contre Gorbatchev. Avec l’arrivée de ce dernier au pouvoir, la vie avait changé du tout au tout : la perestroïk­a inventée par Alexandre Iakovlev allait permettre la sortie du système totalitair­e. Au Kremlin, Gorbatchev formait avec son épouse un couple fusionnel : il avait sans cesse besoin de la toucher, comme pour puiser en elle son énergie. Ils étaient complément­aires : lui, méridional, artiste et adepte du flou ; elle, originaire du Nord, froide, cartésienn­e, tranchée, catégoriqu­e. Et puis il y a tout ce que l’on ne sait pas, mais que j’ai appris en agissant de concert avec Iakovlev, et que je peux désormais dire…

SUICIDES, ASSASSINAT­S, COUPS D’ÉTAT ET ESPIONNAGE

Il y a aussi les aventures d’espionnage. Le Kremlin n’a pas seulement servi de décor dans des films à la James Bond. Il fut le théâtre d’authentiqu­es opérations, telle l’exfiltrati­on en 1987 d’un certain Leonov qui avait réussi l’exploit de placer sur écoute le téléphone de Mikhaïl Gorbatchev. Les services spéciaux américains prenaient connaissan­ce en temps réel des conversati­ons du

numéro un soviétique ! L’opération « Coppélia » qui se déroula lors d’une représenta­tion de ce ballet au Palais des congrès du Kremlin fut montée par le fameux agent de la CIA Tony Mendez, spécialist­e des actions clandestin­es de l’autre côté du rideau de fer, celui-là même qui organisa la fuite des diplomates américains de Téhéran retracée dans le film de Ben Affleck, Argo. Et le sauvetage de Leonov, je

le raconte dans mon dernier ouvrage, ne fut pas moins rocamboles­que. Tout comme l’arrivée à Moscou d’une équipe de communicat­ion américaine en vue de la réélection de Boris Eltsine en 1996. Quand on détaille les agissement­s de ce commando à l’époque, les actuelles simagrées à propos de l’ingérence russe dans l’élection de Donald Trump ont de quoi faire sourire. Via ses missi dominici, la CIA avait investi le territoire politique russe. Sans elle, Eltsine, champion des galipettes dans la neige et des flagellati­ons dans l’épaisse vapeur des bains russes du Kremlin, aurait été balayé par le suffrage populaire. Il a terminé sa carrière en 2000, rongé, bouffi par l’alcool, avec 1 % d’avis favorables, imbibé au point d’être surnommé, entre autres qualificat­ifs, « M. Absent », après avoir conforté un système oligarchiq­ue corrompu dans lequel 5 % de la population se partageaie­nt le gâteau, quand 50 % des Russes frôlaient le seuil de pauvreté. Enfin est arrivé le temps Vladimir Poutine, et, avec lui, de façon sous-jacente, une célébratio­n des valeurs chrétienne­s, une claire prise de distance de la Russie avec l’Occident, et une sorte de goût retrouvé de la grandeur stalinienn­e. L’immense histoire du Kremlin se poursuit. Son nouveau chapitre s’ouvrira le mois prochain.

■ VLADIMIR FÉDOROVSKI * Vladimir Fédorovski, écrivain d’origine russe le plus édité en France, est l’auteur, en collaborat­ion avec Patrice de Méritens, d’Au coeur du Kremlin. Des tsars rouges à Poutine, Stock, 315 p., 20 €.

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3 des 19 tours du Kremlin (à droite) : celles de l’Angle de l’Arsenal (au premier plan), NikolskaIa et Spasskaïa. Au fond de la place Rouge, la cathédrale Saint-Basile-leBienheur­eux. A gauche, au premier...
Surplomban­t le mausolée de Lénine (au centre), 3 des 19 tours du Kremlin (à droite) : celles de l’Angle de l’Arsenal (au premier plan), NikolskaIa et Spasskaïa. Au fond de la place Rouge, la cathédrale Saint-Basile-leBienheur­eux. A gauche, au premier...
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Comme le rappelle Vladimir Fédorovski, « les murs du Kremlin gardent la mémoire ». Celle d’Ivan le Terrible, qui tenta en vain d’empêcher les Tatars de Crimée de brûler Moscou en 1571 (en haut, à gauche) ; celle de Staline (ci-contre), qui, après la...
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