Pierre Nora : « La dictature de la mémoire menace l’Histoire »
Le grand historien, qui a lui même siégé pendant douze ans au Haut comité des commémorations nationales, revient sur la polémique déclenchée par l’inscription de Charles Maurras dans le Livre des commémorations nationales. L’académicien s’inquiète de la t
QPROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
ue pensez-vous des polémiques autour de l’inscription des noms de LouisFerdinand Céline en 2011, de Charles Maurras et de Jacques Chardonne cette année, dans le Livre des commémorations nationales ? La situation où se trouve aujourd’hui le Haut comité des commémorations nationales, avec cette polémique, est liée à l’histoire même de ce comité. Il a été institué en 1998 et héritait d’une Délégation aux célébrations nationales, fondée en 1974 et présidée par Maurice Druon. Elle était destinée à orienter la politique des commémorations et des célébrations de l’Etat. J’ai moi-même siégé dans ce Haut comité pendant douze ans, entre 1998 et 2010, et j’ai vu se mettre en place une ambiguïté qui a pesé de plus en plus lourd. Cette liste des anniversaires possibles pour une élévation commémoratrice est vite devenue un beau recueil que nous avons eu plaisir à établir sous la présidence de Jean Leclant, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Le recueil a pris de plus en plus d’ampleur. Il faut rappeler que, dans ces années 1990 et au tournant du siècle, nous étions en pleine inflation commémorative, tant au niveau national qu’au niveau local. Quelques années auparavant, en 1987, il y avait eu le millénaire capétien ; en 1989, le bicentenaire de la Révolution ; en 1990, l’année de Gaulle. C’était comme si la France avait revécu en trois ans tout son passé monarchique, révolutionnaire et républicain. Mais le comité a tout de suite été écartelé entre deux contraintes. D’une part, les grandes commémorations lui échappaient parce qu’elles étaient la chasse gardée de l’Elysée et, d’autre part, nous étions inondés par les voeux locaux car c’était le moment où l’inflation commémorative a saisi les villes et les villages. Il s’agissait de commémorer aussi bien la première ascension du mont Blanc que l’invention des boîtes de conserve à Massy. Le Haut comité était devenu l’antenne qui distribuait un peu d’aide financière et de notoriété nationale aux commémorations locales. C’était, dès le départ, une cote mal taillée. Sur l’inscription à ce Livre des commémorations se sont tout de suite posés de nombreux problèmes : faut-il célébrer des hommes ou des événements et des dates ? Quels sont les critères exacts de l’évaluation ? Doit-on faire apparaître un homme à sa naissance ou à sa mort ? S’est posé aussi assez vite le problème de savoir si ce livre était fait pour commémorer ou célébrer. Etait-il destiné à exalter les gloires nationales ou à faire l’inventaire des repères historiques de la nation ? Pour répondre à cette ambiguïté, nous avions transformé les « célébrations nationales » en « commémorations nationales ». Nous avions cru que le terme « commémorer », qui signifie rappeler à la mémoire, était assez clair. Nous nous sommes trompés car le public lui-même glisse d’un sens à un autre. C’est là qu’apparaît l’affaire Maurras.
Alors, fallait-il retirer la référence à Maurras (notamment du fait de son antisémitisme), du Livre des commémorations ?
C’est une tempête dans un verre d’eau, mais elle pose bien le problème de ce Haut comité. Maurras n’est pas réductible à son antisémitisme. Le personnage est bien plus riche et complexe. Maurras a été un des inspirateurs et des soutiens les plus notoires de Vichy et, à ce titre, condamné à la Libération à la prison à perpétuité. Soit. Mais son procès eût-il eu lieu non en 1945 mais en 1949, comme celui de Bousquet, il est hautement probable qu’il n’aurait pas été condamné aussi sévèrement. C’est un personnage qui, de toute évidence, fait partie de l’histoire de France, à travers L’Action française, le journal que Proust lisait tous les jours. Il a cristallisé le pôle antirépublicain qui, paradoxalement, fait partie de l’histoire de la République. Il a eu durant toute la IIIe République une influence énorme. Il incarnait une opposition cohérente et constituée. C’est d’ailleurs à ce titre que je lui ai consacré moi-même une des premières longues études, qu’on peut trouver dans Recherches de la France. Il a aussi été l’un des artisans de la renaissance de la mémoire occitane et félibréenne à travers Frédéric Mistral. C’est incontestablement un personnage qui permet de comprendre son époque. C’est aussi un vrai écrivain. Son Enquête sur la monarchie parue en 1902 révèle quelque chose sur l’ancien esprit de la France. Si on se met à émettre des jugements et peser la balance, qui va-t-on admettre et ne pas admettre ? Ou bien on veut que ce Livre des commémorations soit exclusivement une glorification des grands personnages et il faut en exclure Maurras et bien d’autres. Ou bien on veut que ce →
→ soit un outil pour se repérer dans le passé et alors il faut rassembler tous les grands témoins historiques de la nation.
De manière générale, n’a-t-on pas tendance aujourd’hui à trop commémorer ?
C’est difficile à dire car la commémoration a beaucoup évolué, et toute l’époque secrète de la commémoration. La commémoration classique, qui correspondait à une mémoire nationale unitaire, dictait assez bien les noms et les dates qui méritaient d’être honorés. Jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’y avait que quelques commémorations nationales, pas plus de six ou sept, qui correspondaient généralement aux grandes dates de l’histoire nationale comme le 11 Novembre. Puis l’atomisation de la mémoire historique, qui pouvait jusqu’ici rassembler l’ensemble des Français, a laissé place aux mémoires particulières et à la concurrence entre ces dernières. La commémoration nationale s’est transformée en « commémorationnite » permanente qui signalait l’hégémonie de la mémoire montante par rapport à l’histoire et au travail historique. La mémoire militaire, par exemple, pourtant très unitaire jusqu’à la guerre de 1940, est devenue très fractionnée. Il y a eu la commémoration des morts en Indochine et celle des morts en Algérie. Les dates qu’il faudrait commémorer pour la fin de la guerre d’Algérie continuent à faire débat. La commémoration des grandes dates et des grands hommes s’est conjuguée à la commémoration culturelle locale. Lorsque je siégeais au Haut comité, je me souviens de la pression des groupes et des lobbys ou de la société des « amis de Untel » qui s’arrangeaient pour essayer de nous faire commémorer la naissance, la mort, l’oeuvre, le livre le plus important, l’entrée à l’Académie française, etc. Dans ce contexte, se sont multipliées les commémorations dont on peut se dire qu’elles n’intéressaient que le groupe concerné. Cela s’est accompagné d’une dictature de la mémoire. Il fallait désormais disposer du passé en fonction des critères du présent de façon anachronique, moralisatrice et même, disons-le, discriminatoire. La mémoire de la Shoah ou des crimes nazis est beaucoup plus présente par exemple que celle des crimes du communisme.
Pourquoi cette indulgence dans la mémoire officielle et collective pour les crimes communistes ?
Il a fallu attendre L’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne, publié en 1973 à Paris, pour que s’opère une prise de conscience. Cela peut fort bien se comprendre. Ces crimes ont été plus présents à l’Est qu’à l’Ouest et ont, pour nous, moins de visages et de lieux. Certains d’entre nous ont des membres de leurs familles qui ont été déportés ou connaissent des voisins, des amis qui portent en eux cette mémoire. Il y a aussi des associations de fils et filles de déportés. Il n’y a pas l’équivalent pour la mémoire communiste. Les vecteurs mêmes de la mémoire sont moins présents et moins pressants. Enfin, il y a une rémanence de l’influence du Parti communiste qui a su longtemps diffuser et maintenir une image positive de lui-même. Si bien qu’aujourd’hui encore ses crimes ne sont pas admis de manière aussi unanime que les crimes nazis.
Au contraire de la diabolisation de la mémoire coloniale….
La montée en puissance de la mémoire coloniale contée par les Antillais ou les Africains a imposé une mauvaise conscience qui se répercute plaisamment jusque dans ce petit Livre des commémorations. On y trouve ainsi, côte à côte, Guillaume Guillon-Lethière, premier peintre de couleur à s’être imposé dans le monde de la peinture occidentale, et la première loi de 1818 interdisant la traite négrière… Tant que l’histoire coloniale permet d’enrichir notre connaissance de la période et de mettre en lumière des faits passés sous silence, on ne peut qu’approuver. Mais l’époque pousse à ne retenir de cette grande période de l’histoire que les faits accusateurs de l’histoire nationale, alors cela débouche sur une lecture manichéenne, en noir et blanc. Les associations ont tendance à prendre en otage l’Histoire et à ne retenir que ce qui accuse et condamne le colonisateur. On peut notamment rappeler la polémique absurde au début du quinquennat Hollande sur Jules Ferry. Le président de la République s’était lui-même fourvoyé en distinguant le « bon » Ferry, père de l’école primaire obligatoire et laïque et le « mauvais » Ferry, qui était colonisateur. Le livre de Mona Ozouf a fait litière de cette légende et montré qu’il s’agissait du même homme !
Macron a laissé entendre qu’il pourrait commémorer Mai 68…
Je ne vois pas ce qu’une commémoration officielle pourrait commémorer. Quelle date va-t-on choisir ? Le début de l’occupation de la Sorbonne ? Les accords de Grenelle ? Le défilé des Champs-Elysées ? Il ne faut pas oublier qu’à un an près, c’est 1968 qui a renversé le général de Gaulle. Il me paraît tout de même difficile de commémorer officiellement le déboulonnage de De Gaulle. Cela dit, il va bien y avoir une commémoration non officielle. Elle a déjà commencé. On peut citer le livre de Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier, ou celui de Benjamin Stora, Mai 68 et après ? ou celui de Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins. Que 1968 soit un grand repère historique, plus ou moins artificiel, pour dater un changement rapide de la France, c’est certain. Cela touche les rapports entre les hommes et les femmes, la famille, l’entreprise, l’université, l’économie. A partir de 1968, il y a eu une sorte d’accélération vers un monde nouveau. Est-ce que cela se serait passé sans les événements de Mai ? C’est possible, et même probable. Mais ces événements ont joué un rôle d’accélérateur social et de repère générationnel absolu. Et, pour les historiens, la commémoration de Mai 68 a commencé dès 1968. Entre mai et décembre 1968, il y a eu plus de 100 livres sur ces événements. De la même façon que Péguy avait dit du 14 juillet 1789 que la prise de la
Les associations ont tendance à prendre en otage l’Histoire et à ne retenir que ce qui accuse et condamne le colonisateur
Bastille avait été, à elle-même, sa propre commémoration, 1968 est tout entier commémoratif. C’est la mémoire de 1789, de la révolution de 1848, de la Commune de Paris : Mai est le récapitulatif symbolique de la mémoire de la Révolution française. Mai 68 a grillé la politesse au bicentenaire de 1789. Ce concentré commémoratif a inauguré ce que j’ai appelé
« l’ère de la commémoration ».
Le Sénat polonais a voté une loi sur la Shoah, destinée à défendre l’image du pays. Le texte a déclenché une polémique mondiale…
Un sentiment d’horreur et d’effroi. Au prétexte que les camps nazis localisés en Pologne pendant la guerre n’étaient pas des camps polonais mais allemands, le gouvernement polonais cherche à faire oublier la politique antisémite de la Pologne et sa participation à l’extermination des Juifs soit sous forme directe, soit sous forme indirecte par inspiration des Allemands. Il y a eu des pogroms et des liquidations exécutés par les Polonais eux-mêmes dès 1941. Des livres entiers ont été consacrés aux villages pogromisés comme celui de Jedwabne en juillet 1941. Après avoir été longtemps exclusivement attribué aux Einsatzgruppen (police politique du Troisième Reich), des historiens mettent en avant la responsabilité de civils polonais, peut-être à l’instigation des troupes allemandes. On ne peut pas nier la politique antisémite de la Pologne, qui s’est même déployée après la guerre où de nouveaux pogroms ont eu lieu sur les survivants juifs des camps. On peut citer notamment le massacre de Kielce en 1946, imputé dans un premier temps au service soviétique alors que les coupables étaient les Polonais eux-mêmes. Il y a un historique de l’antisémitisme polonais incontestable. C’est donc la poussée d’un nationalisme polonais exacerbé qui impose cette loi. C’est le type même d’ingérence du politique sur l’historique au nom de quoi nous avions fondé, sous la présidence de René Rémond, cette association, dont j’ai hérité après lui, qui s’appelle Liberté pour l’histoire et qui a lutté contre les lois mémorielles auxquelles le décret de 2012 du Conseil constitutionnel a, semble-t-il, mis fin…
Vous êtes opposé aussi bien à la loi Gayssot qu’à la loi Taubira…
Non, pas du tout de la même manière. Le problème de la loi Gayssot est complexe car elle a servi de modèle aux autres lois mémorielles, sans en être une à proprement parler. Robert Badinter a bien montré qu’il s’agissait d’une loi anti-négationniste et non mémorielle. Ce n’était pas une loi de qualification d’un passé lointain par un groupe de pression, mais une loi qui concernait la négation d’un fait historique évident. C’était donc une loi, non contre l’Histoire, mais en faveur de celle-ci. A titre personnel, je faisais tout de même partie du très petit nombre d’historiens, avec Pierre Vidal-Naquet (historien dreyfusard dont les parents eux-mêmes avaient été déportés) et Madeleine Rebérioux (alors présidente de la Ligue des droits de l’homme), qui y étaient hostiles. Nous avions bien des raisons au début du « faurissonisme » de souhaiter la sanction de la négation du génocide juif, mais nous craignions qu’en sanctuarisant un groupe, nous poussions les autres groupes victimisés à vouloir se sanctuariser eux-mêmes. C’est exactement ce qui est arrivé avec la loi Taubira.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO